Le soir de mon anniversaire, mon soixante-dixième anniversaire, j’étais encore seule ! J’avais un seul ami, gâté, comme moi, par la moissonneuse du temps mais resté fidèle ; il m’apporta un bouquet de lilas et, avec un sourire triste, me baisa la main en me souhaitant joyeux anniversaire… Lui, il en avait quatre-vingt-cinq mais gardait toujours son aura de vieux charmeur aux yeux tigrés ! Contrairement aux autres vieux, nous n’aimions pas prendre place auprès du feu et déballer les souvenirs du bon vieux temps ! Ce soir-là, il m’invita au théâtre.. Quoique je n’eus jamais aimé cette scène de bois où des acteurs viennent raconter leurs sottises (car ça me rappelait tout bêtement ma vie !), je l’accompagnai pour assister à la mort de Cléopâtre telle que l’imagination perfectionniste de l’auteur nous la relate !
En la regardant, belle comme une déesse, se livrer aux morsures du serpent pour s’épargner la honte de la défaite, je ne pus m’empêcher de sourire : « Si elle avait mon âge, elle se serait moquée de son acte ridicule » ! Mais me rappelai soudain que, contrairement à ce que raconte la légende, la femme en elle, la femelle, a battu la reine et la poussa à vendre son trône pour les beaux yeux flamboyants de l’amour !
En sortant du théâtre, nous allâmes dîner dans ce fameux restaurant dont les murs gardent toujours le souvenir de mes fières chandelles avec les soupirants d’antan ! Je souris de nouveau en regardant le visage ridé de mon ami et la braise agonisante qui, dans ses yeux, subsiste du feu d’autrefois !
« Le feu nous consumera tous les deux, vieux Samaritain, et la mémoire des lieux que nous avons visités se renouvellera après notre mort en écrasant les traces de nos pas cadencés et la couleur de nos paroles ! ». Seule à soixante-dix ans ! Je souris encore en me disant que peut-être c’est la seule action qui me vaudra le Paradis si toutes les autres me conduisaient en enfer (puisque à mon âge, il serait parfaitement ridicule de ne pas croire en l’existence de ces deux-là !). J’ai toujours cru que le pire des péchés c’est de prendre un lot supplémentaire de pauvres innocents et les livrer, ensuite, aux griffes d’une belle garce sadique nommée : la vie ! J’ai toujours pensé que la pire des bêtises c’est de partager sa vie, sa couche et son angoisse avec une autre personne, un étranger, un passager, quel que soit l’amour et le dévouement dont il puisse témoigner !
Me voici maintenant, seule comme une reine que n’a pu être Cléopâtre, seule et vieille comme un refrain oublié, comme une maison abandonnée, comme un arbre stérile ! Seule, vieille et… curieusement belle ! Du moins, c’est l’idée que se fait de moi mon ami, ce soir ! Soixante-dix ans se sont écoulés depuis le premier cri, la première étincelle, la dernière larme qu’a versée ma mère en apprenant qu’elle venait de pondre encore une fille ! Soixante ans se sont écoulés depuis ce premier baiser que m’a volé notre voisin de palier et qui éveilla en moi celle que j’allais toujours être : une catin précoce ! Cinquante ans se sont écoulés depuis cette nuit sauvage où j’appartins à celui qui allait être pour toujours ma seule et éternelle blessure intarissable.
Quarante ans se sont écoulés depuis ce jour sans soleil où j’avais pris ma plume et commençai à écrire !
L’action qui me valu le nom d’ « écrivain » ! Trente ans se sont écoulés depuis ce matin où je me suis réveillée haletante et terrifiée pour retrouver le corps de mon amant inerte et sans vie, gisant dans une mare de sang après qu’il eut décidé de se trancher les veines avec une lame fine de rasoir.
Vingt ans se sont écoulés depuis cette douce tristesse qui m’envahit un soir alors que je me regardais dans une glace et admirais les métamorphoses qu’a sculptées le temps sur mon visage.
Dix ans se sont écoulés depuis que j’ai enfin pris conscience de mon nouveau statut de vieille femme. Veille femme… seule ! Et que je l’admis avec un rire étincelant débordant de fierté et de bonheur ! Je souris de nouveau. Mon ami, avec sa curiosité aimable, m’en demanda la raison…
-Je viens de découvrir combien est il facile de faire un bilan honnête de toute une vie en l’espace d’un dîner !
A présent, nous prenons le thé chez moi.. Je regarde mon ami et constate soudain que c’est le seul qui se rappela mon anniversaire et vint le fêter avec moi et c’est le seul parmi tous les hommes que j’ai connus qui n’a jamais rien eu de moi !
Quel est donc cet étrange sentiment proche de la dévotion qu’est l’amitié ?
-As-tu peur de la mort ?
Son vieux langage de journaliste retraité ne veut point le quitter et quoique j’eus toujours détesté les journalistes et leurs façons ridicules de monopoliser votre vie, je ne peux m’empêcher de lui répondre sincèrement :
-C’était la dernière question de cet entretien magnifique qui donna naissance à notre amitié… Et, dois-je te l’avouer, ma réponse ce jour-là était parfaitement mensongère ! Maintenant, sans paraphrase ni philosophie creuse, je peux te dire que Oui ! Mais, chose étrange, plus je vieillis plus je la sens s’éloigner !
Des larmes viennent embrouiller la clarté de ses yeux. Il prend ma main ridée entre ses lèvres en me chuchotant tout bas :
-Puis-je passer la nuit avec toi ?
Sans en être vraiment étonnée, je lui fais un geste affirmatif de la tête.. Je me dis que peut être la sent-il venir et ne veut-il pas me laisser seule à l’affronter ! Son corps d’octogénaire garde la chaleur de la jeunesse, ses bras me serrent avec ferveur, son haleine parfumée rafraîchit mon cœur suffoqué, son regard toujours étincelant rallume les désirs de la vieille catin qui hiberne en moi… Mais hélas ! Un lit portant deux corps dévastés par le temps et l’ardeur incontrôlable de la vie, ne pourrait leur offrir qu’une bonne nuit de sommeil !!
Je souris de nouveau…
Epicurienne