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Ecrire pour  »gazer » la pensée établie

L’archéologie du chaos (amoureux), tel est le titre du dernier ouvrage de Mustapha Benfoudil, romancier, dramaturge et journaliste à El Watan, qu’il a présenté au centre culturel français, mardi soir.

Accompagné par l’illustre critique Rachid Mokhtari et la poétesse Nadia Sebkhi, Mustapha a offert au large public présent une vue « aérienne » et, néanmoins, « archéologique » de son nouveau roman. Un livre chaotique, qui pour faire perdre au lecteur algérien son sang-froid exclusivement réservé à la lecture, y réussit remarquablement selon la présentation de l’auteur, de Rachid Mokhtari et de l’éditrice « Barzakh » Selma Hellal.

Le roman est un ensemble de trois récits qui coulent tel un fleuve lunatique et mystérieux pour aboutir finalement dans une mer noire, insondable et pour ainsi dire « agaçante » par ses interminables « gouttes de suspension »! Le roman ne finit pas, il simule l’essoufflement pour tenir le lecteur en haleine et lui faire maudire son existence, celle des autres et même celle de Dieu! Car, qui mieux que le chaos, souvent taciturne, parfois apparent, nous pousse à jeter un regard à la fois narquois et désespéré sur cette pauvre existence qui est la notre, celle qui nous a été imposée par décret universel, pour le simple et médiocre dessein de perpétuer l’espèce! Cette espèce qui compte des milliards de particules invisibles aux yeux du grand, du cruel cosmos, cette espèce qui compte des millions d’aveugles, de sourds, de muets, d’infirmes, d’impuissants, de lâches, de salauds…etc. Cette espèce qui continue de se multiplier pour une raison qu’elle ne s’est pas encore fixée! Cette espèce qui n’en finit pas de mourir en se croyant vivre uniquement parce que la définition de la vie se limite depuis toujours à la circulation du sang dans les veines et aux battements stupides d’un cœur qui ne sert plus qu’à battre, justement!

C’est ainsi que Mustapha Benfoudil, par le biais de la dérision et du manque de « sérieux » dans lesquels il excelle, nous présente ce coffre plein de pierres tellement brillantes et lumineuses qu’on les prend pour des diamants alors que ce ne sont que de vulgaires boules de cristal, ce coffre qui se nomme aussi la vie, qui peut aussi signifier l’Homme en son corps et esprit.

La vulgarité de l’existence, la mauvaise farce qui nous a été faite par quelqu’un et qu’on trouve toujours drôle, l’immense scène de théâtre sur laquelle on joue comme de pauvres pantins jour et nuit, l’incroyable bluff auquel on est tellement habitué qu’on y voit une pure et irréfutable vérité et surtout, et par-dessus tout: cette vérité qui manque, qui est partout absente, qui est partout sauf chez nous… C’est cet ensemble comico-tragique que Mustapha Benfoudil essaie de traduire dans ce roman à travers ses personnages sulfureux, à travers le Manifeste du Chkoupisme, à travers le désir ardent de faire une révolution qui secouera le peuple « à coup d’électrochoc », à travers les rues sinueuses d’Alger, Alger l’hypocrite, la sournoise, l’éternelle voilée, l’éternelle violée…

La nécessité d’une révolution, celle qui triompherait sur toutes les autres, celle qui aura en moins le mérite, en cas d’échec, d’avoir osé, d’avoir été honnête; voilà l’idée principale du roman.

Engrossez les filles du système, camarades! Semez notre mauvaise graine dans leurs jardins d’Eden et vous verrez que nos gènes infiltrées seront aussi mortelles, aussi destructrices que nos idées! L’idée, fort heureusement d’ailleurs, peut être à certains égards purement symbolique: le système visé par les Chkoupistes pourrait être aussi politique que moral; infester le manoir fermé de l’Etat serait aussi, par abstraction, envenimer à petites doses les concepts, les idées reçues et la terriblement hypocrite logique du monde.

Et c’est là justement que réside le talent d’un écrivain: donner au lecteur cette délicieuse chance de déchiffrer le livre à sa guise tel un tableau d’abstrait impressionniste, de stimuler son « paranoïaque critique » et de lâcher la bride à son imagination pour qu’au bout du compte, ledit lecteur se rende compte qu’il n’est pas aussi lobotomisé, aussi robotisé, aussi « con » qu’il le croit !

Un bon roman doit, avant tout, causer au lecteurs nombre d’effets indésirables: le mal de tête pour commencer, la nausée, le dégoût qu’il éprouve soudain à se regarder dans un miroir, l’irrésistible envie de vomir en jetant un bref coup d’œil sur sa vie et celle des autres, l’envie impérieuse de tout « foutre en l’air » et de faire une révolution au sein de son système intérieur croulant et insignifiant, le désir libidineux de prendre la vie comme on prend une femme aimée et, enfin, l’incroyable et, souvent, inutile regret de toutes ces années grises et mornes qu’il a passées dans une immense cellule, assez grande pour lui faire croire qu’il est libre!

Ces effets secondaires sont, bien entendu, très limités, s’agissant d’un public algérien qui a d’autres chats à fouetter, qui trouve toujours mieux à faire que de se poser des questions, ne serait-ce qu’une fois par an!

Mais, enfin, un livre, comme toutes les révolutions téméraires, doit toujours aspirer à s’infiltrer dans l’esprit et la vie du lecteur. Et comme le dessein des « Chkoupistes », celui de la littérature se réalisera un jour car une plaque de marbre n’est jamais détruite par un jet d’eau massif mais plutôt par des gouttelettes ininterrompues, obstinées et calmes qui réussiront au bout de plusieurs années de destruction sournoise à atteindre le but voulu: la plaque de marbre se réduira en miettes!

En attendant, Benfoudil et tous ceux qui ne défendent pas une cause dans leurs livres mais combattent toute sorte de cause sinon celle de la délivrance absolue, doivent et sont « condamnés » à poursuivre leur combat; la plaque de marbre fondra un jour !

Sarah Haidar

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