l L’écrivain algérien le plus prolifique durant ces dernières années, Yasmina Khadra est un romancier qui a toujours laissé couler son encre dans des zones dangereuses. Il avait planté le décor de ses précédents romans en Afghanistan et en Israël. Nous voici à Baghdad. Ses héros ? Des hommes qui se battent en répandant autour d’eux la mort comme au hasard, et cherchent dans la violence aveugle une solution pour en finir avec celui qu’ils croient incarner le Mal, c’est-à-dire l’Autre.
Le narrateur des Sirènes de Bagdad tire son inspiration de son dégoût des hommes (des Américains, plus précisément) et prend ses ordres auprès d’esprits plus ou moins fumeux, pour lesquels l’apocalypse est une promesse, pourvu qu’elle divise le monde en deux camps. Son roman ne chante pas la mélodie du bonheur, seulement celle des armes et de la mort. On y entend le chant funèbre d’un pays rendu par l’Amérique à une fausse liberté et devenu une terre infernale, un “monde de dingues” où plus rien de la dignité humaine n’est préservé.
Ces sirènes racontent l’histoire d’un jeune homme pauvre, un bédouin d’“un coin peinard, au large du désert” où l’on respirait encore le parfum des temps anciens : une vie immobile, autarcique, communautaire, figée autour des valeurs sacrées, de tabous aussi. Le malheur en battle-dress s’abat sur le village. Les Américains ne font pas dans la dentelle. L’assassinat d’un simple d’esprit, l’outrage au père du narrateur, déshonoré devant son fils, un carnage absurde un soir de noces, et c’en est fini d’une façon de vivre immémoriale. Le narrateur était un déshérité délicat qui acceptait de soumettre son ambition aux aléas du destin. L’humiliation infligée aux siens le transforme en un déraciné au cœur empoisonné par la haine.
Khadra reste un auteur généreux : ses personnages gagnent leur autonomie au fil des pages. Le narrateur fait l’expérience amère de survivre à Baghdad en ces temps impossibles. Volontaires pour toute mission à risque, il attend son heure en perdant ses illusions. La ville, mise à sac, abrite trafics et compromissions. Les justiciers au nom d’Allah se comportent avec la même brutalité que ceux qu’ils combattent.
Dans cette cité où tout dérive, les hommes et les âmes, l’amour a perdu sa place. Qu’est-ce qu’un terroriste ? A quoi ressemble un intellectuel arabe ? Est-il encore possible en cette période de fureur et de manichéisme partagés, quand on s’appelle Ali ou Mohammed, de croire au juste milieu ? Voilà quelques questions essentielles que ce roman nous pose.
Idir Lounès