La Dépêche de Kabylie : Cela fait plus de trois ans que tu n’as pas produit, as-tu l’écriture difficile ?Hacène Ahres : Je reconnais que j’ai l’écriture difficile car je me donne toujours le temps à l’inspiration de peur de tricher. Parfois, il m’arrive que mes souvenirs reculent, ce qui fait reculer mes inspirations avec. L’écriture et l’amour procèdent de la même tension, de la même et surtout de la même perdition. C’est peut-être aussi une façon de fuir la réalité présente. Mais il faudra bien bousculer cette même réalité pour aller plus loin dans les émotions.
Qu’est ce-qui te plaît le plus sur scène ; c’est d’être seul devant le public, de pouvoir unir des centaines de gens, ou de partager des moments de bonheur avec tes admirateurs ? Quand les trois conditions se réunissent, l’artiste ne peut que faire un bon spectacle. C’est à ce prix là qu’on vit réellement et pleinement le décor. La musique ignore les serrures du temps et de l’espace. Pour traverser ses murs, il suffit d’ouvrir les portes et les rêves avec. L’oiseau chante, même si la branche sur laquelle il est perché craque, parce qu’il sait qu’il a des ailes. La musique donne une âme à nos cœurs et des ailes à la pensée, pour paraphraser Platon.
L’artiste c’est d’abord des racines et des ailes. Quelles sont les tiennes ?Plus les racines sont profondes, plus les branches sont porteuses. Les arbres aux racines profondes sont ceux qui montent haut et nul ne peut arrêter leur envol. Mes deux ailes qu’aucun coup de vent ne casse, sont l’amour et la conviction.Les idées sont les racines de la création. Il n’y pas de racines à nos pieds, ceux-ci sont faits pour se mouvoir. Chacun a son monde, le tout est de planter ses racines dans la terre qui lui convient. Ce n’est pas le nombre et la longueur de ses branches, mais la profondeur et la santé de ses racines qui font la vigueur d’un arbre.
Hacène Ahres est-il un rêveur ?Là où ma réalité s’arrête le rêve prend le relais. On a tous besoin de rêver pour rendre la réalité vivable. L’œil voit les choses de façon plus certaine dans les rêves qu’il ne les voit par l’imagination durant la veille, disait Léonard de Vinci.. Rêver c’est comme tomber vers le haut, ça donne des ailes mais… attention à l’atterrissage ! Celui qui poursuit un rêve n’en désire pas, au fond, la réalisation : il veut seulement pouvoir continuer à rêver. Nous ne sommes faits que de l’étoffe de nos rêves et rien ne vaut la vie qu’on rêve. La part du rêve est indispensable pour construire le réel et personne n’est trop vieux pour faire de nouveaux rêves. L’avenir appartient à ceux qui croient à la beauté de leurs rêves.
Quand tu te projettes dans l’avenir, c’est en grand optimiste, en artiste pessimiste, ou en homme réaliste ?Demain fait peur à tout le monde. La vie c’est souvent ce qui nous arrive quand on pense à autre chose. Un homme qui sait se rendre heureux avec une simple illusion est infiniment plus malin que celui qui se désespère avec la réalité. On rêve d’un idéal, on le prie, on l’appelle, on le guette, et puis le jour où il se dessine, on découvre la peur de le vivre, celle de ne pas être à la hauteur de ses propres espoirs. Il faut vivre dans la réalité, et ne pas porter de masque. Car ce qui effraie le plus, ce n’est pas la réalité, mais ce qu’on imagine qu’elle cache. Le temps du lendemain ne peut être autre que ce qu’il sera en réalité. On est tous à la recherche d’une frontière entre le rêve et la réalité.
Quand une chanson est finie, qu’éprouves-tu ?Une grande libération et un immense apaisement. Echanger une souffrance contre une autre est parfois un aussi grand soulagement que sentir l’arrêt de la souffrance. L’écriture d’une chanson est un plaisir solitaire, un soulagement ou plutôt un déversoir. Quand on a trop craint ce qui arrive, on finit pas éprouver quelque soulagement lorsque cela est arrivé.
Le souvenir semble très présent dans tes textes…C’est tout ce qui me reste dans ma réalité et tout ce que je vois dans mes rêves. Le souvenir est une rose au parfum suave et discret, une fleur que l’on arrose avec des larmes de regret. Presque tous les plaisirs de l’imagination et du sentiment tiennent au souvenir, ce qui revient à dire qu’ils appartiennent plus au passé qu’au présent. D’une joie même, le souvenir a son amertume, et le rappel d’un plaisir n’est jamais sans douleur. Plus on se remémore, plus le vécu d’autrefois s’enrichit et se diversifie, comme si la mémoire ne s’épuisait pas. Le souvenir réinvente la vie, c’est une autre forme de l’oubli.
Après une œuvre comme la tienne, comprend-on mieux l’amour ?J’ai passé toute ma carrière à essayer de le comprendre, pour mieux le connaître, mais force est de reconnaître que je ne le connais pas encore. Les images choisies par le souvenir sont insaisissables, que celles que l’imagination avait formées et la réalité détruites. Aimer, c’est forcément être optimiste, à la fin le pessimiste aura peut-être raison mais l’optimiste aura sûrement mieux vécu.
On sait que tu gardes contact de temps à autre avec certains de tes fans, parmi eux y a-t-ils ceux qui font partie de tes amis ?Effectivement, il y a des fans qui sont trop proches de moi au point d’être des amis, ils s’identifient à mes chansons comme je m’identifie à eux. Autant je suis leur miroir, autant ils sont le reflet de mon cœur.
Tes inspirations sont-elles autobiographiques ou témoignent-elles simplement de l’évolution de ta création ?Les deux propensions sont complémentaires. Sans le vécu, il n’y aurait pas de suite dans mon œuvre. La création autobiographique introduit l’étrange dans le quotidien, le rêve dans la réalité, l’inattendu dans l’évidence. La chanson doit dépasser le bout des mots, pour illuminer les coins obscurs de la vie et de la réalité.
Pourquoi tu débutes toujours tes récitals avec une chanson de Matoub Lounes ?Matoub Lounes manque beaucoup à ses amis, à son public et surtout à la chanson kabyle. C’est pour cela que j’essaie de le faire revivre à chaque fois que je donne un spectacle. Mais sans cela, Matoub demeurera toujours immortel. N’en déplaise à ceux qui veulent effacer son souvenir.
On a l’impression que toutes tes chansons sont une quête de guérison…Pour les autres peut-être. Pour moi, chaque chanson est une blessure. On reporte souvent sur le passé une sorte de magie qui n’a rien à voir avec la réalité de ce qu’on a vécu mais qui est la simple prise de conscience de la fuite du temps et des deuils à faire.Qu’est-ce que tu n’as pas le temps de faire dans la vie ?Le temps de vivre.
Interview réalisée par Lounes Tamgout
