Tighri N’taggalt de Lounès Matoub ou l’amour jusqu’à la tombe

Partager

Il est impossible d’éprouver un attachement aussi prégnant et aussi envoûtant à une femme lorsqu’on est normal. En psychologie, cela s’appelle de la dépendance. Matoub transforme ce «déséquilibre» en des chansons que l’on pourrait écouter des milliers de fois sans s’en rassasier.

L’un des exemples les plus édifiants est la chanson : Tighri n’taggalt. La douleur devient dans ce morceau musical d’à peine cinq minutes une source d’exaltation difficilement admissible car peut-on tirer du bonheur de tant d’affliction ?

Le thème de cette chanson, la mort de l’époux tant aimé, n’est qu’un prétexte qui passe en second plan, devant le sujet de fond : l’amour que peut sentir une femme à l’égard d’un mari qui, il n’ y a pas si longtemps constituait tout à ses yeux. On assiste à la situation inverse. Matoub qui nous a habitué à raconter son histoire interminable et non moins inextricable avec Djamila, fait ici la description de la peine d’une veuve qui s’apprête à se remarier après une période de deuil. Mais au moment de convoler, l’amour du mari qui n’est plus de ce monde rejaillit de plus belle. La femme est jeune car proclame-t-elle : «je deviens veuve avant l’heure…». Elle peut encore aimer. Elle ne parvient pas parce que sa passion passée reste gravée dans tous les coins de son cœur. Le cœur est le deuxième mot que prononce l’artiste dans cette chanson triste qui caresse le mélomane en attendant de le faire pleurer. Le cœur de la femme que l’amour ne visitera plus même en se remariant car, en fait-elle le serment : «Je ne pourrais jamais l’aimer, comme je t’ai aimé, Nous portons les mêmes tatouages du temps». Un serment qui ne cadre point avec le réalisme. Surtout lorsque Matoub fait dire «A gma ur ketsaysegh» (je ne désespérerais point de te reconquérir !). Il ne parle pas de la suite d’un amour dans un quelconque au-delà. Ce n’est pas tant la mort qui constitue une palissade entre les deux amoureux. C’est plutôt le mariage. Car, une fois remariée, rien n’empêcherait cet amour perdu de visiter les nuits la femme éplorée : «aki destadren wudan» (tu hanteras mes nuits).

L’absence physique, celle qui nous empêche de voir, est synonyme d’une présence perpétuelle dans le cœur. Rien ne pourra éluder le visage de l’aimé même si le temps l’écraserait, promet-elle. L’absence devant les yeux ne fera que consolider la présence dans le cœur. Le restant de sa vie ne sera fait que de l’attente du jour où elle le rejoindrait dans sa tombe. Ce que l’homme, en trépassant, a légué, est un lourd fardeau qu’elle est impuissante de porter car du temps où il était, ils savouraient les fruits du sentiment amoureux. Maintenant, elle ne fait que pleurer. Et attendre un jour qui peut-être n’arrivera pas. Cet amour aura un prolongement dans l’au-delà mais une suite qui ne sera guère une vie. Juste celle qui consiste à combattre ensemble contre la peur de la mort. L’incapacité d’affronter cet avenir incertain et dénué d’amour est source d’insomnies. La femme ne dort pas et ne rêvasse pas. Elle goûte à toutes les souffrances de l’existence. Aucune de ces afflictions n’a failli. Et l’amour tant rêvé qui la rapprocherait de l’aimé n’est finalement pas celle du corps, de loin plus douce. Mais c’est au trépas de l’âme qu’elle assiste chaque jour et chaque nuit. Les fêtes ne sont plus source de réconfort. Le cœur a soif et la patience est hors de portée. La douleur atteint des proportions dépassant le seuil de l’entendement, c’est pourquoi, à Dieu, la femme demande de lui adjoindre d’autres calamités, s’il y en a encore. Ainsi, l’épreuve finira peut-être par l’emporter là où l’amour est vivant dans un corps mort.

Aomar Mohellebi

*Extrait de : Lounès Matoub :

Le dernier poète libre, à paraître

Partager