Littérature et anthropologie ou la quête de soi

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Qu’entendez-vous par Objectivité scientifique dans votre domaine ?M. M : La plupart des anthropologues disent que, pour faire une analyse scientifique d’une société, il faut avoir un regard extérieur. Et l’extérieur, c’est toujours la société occidentale développée. Comme personnellement je fais parte de ces société étudiées, je m’aperçois que les résultats de l’anthropologie ne sont pas si objectifs que cela ! Ils sont colorés, et parfois considérablement, par les propres conceptions et les préjugés mêmes des anthropologues. Cela dit, je suis incapable de proposer une autre méthode. Et on a beau vouloir revendiquer une vision nouvelle par ce que l’on est de l’autres côté de la barricade, une fois que vous avez fait quelques analyses, vous vous apercevez que vous tombez sur ce que les anthropologues ont déjà trouvé. C’est ce qui m’est arrivé et m’a peine en étudiant les poèmes kabyles anciens. Mais, au fond, cette constatation est plutôt bénéfique. Les cultures ne sont pas… Ne sont pas hermétiques à l’interconnaissance… Peut-être que, à un certain degré de connaissance, on arrive vraiment à des convergences assez remarquables.

Vous insistez admirablement sur le fait qu’en anthropologie on ne peut éluder la distinction entre culture orale et culture écrite. Toutefois, pensez-vous que la seconde condamne la première ?Je crois qu’il faut considérer ici un niveau de fait et un autre de désir, d’idéal.A partir du moment où l’écrit se développe, il a tendance à amoindrir, à marginaliser l’oral et il faut voir que, à partir de l’existence de l’écrit, il ya une coupure et à vrais dire une véritable mutation entre l’expression orale et la mise en forme scripturaire. Je pense que la littérature orale est beaucoup plus proche de la vie quotidienne et réelle. Elle recèle des possibilités d’explosion qui sont plus difficiles à obtenir dans l’écrit.

Vous avez écrit que l’éthnologie est un mythe de l’Occident…Comme science constituée, elle n’est pas un mythe. Ce qui est un mythe, c’est ce que l’on en tire après. Mais, il est vrai aussi que ce sont des blocages qui ont poussé cette société à sortir de soi pour les régler. L’entreprise est sans doute très ancienne, puisqu’elle a dû commencer avec le mythe du bon sauvage. Ce n’est qu’ensuite que l’anthropologie est devenue contestataire.

Vous considérez que votre culture est réduite par le discours de l’ethnologie ?Oui ! parce que ce qui était une condition épistémologique, à savoir la simplicité de la société par rapport à la complexité de la société occidentale, tend à devenir un jugement, sur la nature de la société étudiée, en l’occurrence la mienne. Et il faut savoir que le regard de l’autre compte. On est pris par l’environnement qui nous définit comme réserve. Singulière objectivation : les hommes des sociétés “ethnologiques” ne sont pas considérés comme des hommes libres. Les hommes, dans les sociétés occidentales sont déterminés, mais ces déterminations sont présentées comme étant, je dirais, statistiques, de sorte que jamais l’Occidental n’obéit totalement à des lois puisqu’il se pose des questions. Et c’est cela la tragédie grecque.L’homme se débat au sein d’un monde déterminé, mais il se débat. En revanche, les autres, nous, on les présente comme uniquement astreints à ces déterminations, sans possibilité de résistance, ce qui est faux. Voyez ce qui se passe avec la tradition.Cette dernière est présentée comme une chose morte. C’est le contraire : quand elle est vécue, elle est continuellement renouvelée. Chez nous, les spécialistes des codes traditionnels ne présentent jamais les traditions comme astreignantes et impératives. Il y a une espèce d’ambiance à partir de laquelle le vrai traditionaliste innove en répondant aux nouveaux problèmes. Il s’agit toujours de réintégrer le code pour le mettre en prise sur la vie réelle.

Comment conciliez vous vos recherches sur l’oral avec ce plaisir de l’écriture ?C’est la même chose en réalité. Un poète à Londres ou a Berlin écrit ses poèmes. Chez moi, il est analphabète. Il ne peut écrire. Mais c’est la même chose. Certes, je ne dis pas qu’il n’y a pas de différence, mais cela reste superficiel. Quant au fond, le fait de la création reste identique et ses fonctions profondes sont les mêmes. Je crois que le lecteur de “La colline Oubliée” est très sensible à l’aspect oral de ce texte, je veux dire, non pas que ce soit un conte à raconter sur la place publique, mais une musique qu’il faut d’abord entendre. Personnellement, je suis très sensible à ce côté d’orchestration du verbe. Je crois que ma langue maternelle n’était pas écrite, doit coller le plus possible par définition à ce qu’elle dit. C’est la contrainte de l’oralité : on ne peut se payer le luxe de trahison ou de fioritures, sinon cela coupe l’objet de la parole. L’oralité vous contraint à tenir compte de l’interlocuteur. Cette contrainte a certainement joué chez moi, inconsciemment. J’aime que les mots disent et ne soient pas seulement un jeu gratuit. C’est à mon sens, une illusion de croire que, plus on triture la langue, plus on crée.

Que représente aujourd’hui pour vous la langue française ? M.M : Le rapport que j’ai à cette langue est si personnel que ce que j’ai à en dire n’aura de valeur que d’aventure pour moi seul. Je pense que, pour moi c’est un instrument d’expression absolument indispensable. Ma langue maternelle est le berbère mais une fois dépassé le rapport très profond et sentimental que j’ai avec le berbère, je ne me vois pas très bien privé de cet instrument qu’est le français avec lequel j’ai aussi un rapport sentimental que je ressens comme cela, sans être capable de l’analyser. Je me demande si l’argument que l’on oppose souvent, à savoir qu’on s’aliène dans une langue qui n’est pas la sienne, n’est pas un très mauvais argument, car il traduit quelque chose de superficiel : à un certain degré de profondeur, on ne peut se sentir aliéne dans une langue. C’est même l’inverse parce qu’on dispose alors d’un moyen de sortir de soi. Chacun, bien sûr, a une langue maternelle, mais accéder à une langue comme le Français est un enrichissement considérable et je ne suis pas prêt à renoncer a tout ce que cette langue m’a apporté et continue de m’apporter. Je m’y sens tout à fait à l’aise.

Jean-Jacques Abadie,In Le Monde, 29 mars 1981

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