Pour une politique au service de la société

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Terre au relief majoritairement montagneux avec de rares vallées fertiles, la Kabylie abrite une population nombreuse dont la densité, sans commune mesure avec les potentialités physiques de son sol, est la plus forte du territoire national. Contrée de travail et de labeur, c’est un pays austère où tout se gagne par la seule sueur dégoulinant du front. Le travail y est élevé au rang de chose sacrée ; un véritable sacerdoce. La valeur et la qualité d’homme s’acquièrent principalement par le dévouement au travail.

Dans les moments les plus durs de l’histoire de la région-guerres, épidémies, sécheresse-ses hommes et ses femmes ont redoublé d’ingéniosité et de doigté pour tirer le maximum de nourriture, d’eau et de matériaux de ces pitons granitiques ingrats.  » Choisir de vivre là, c’est opter pour la difficulté, pas une difficulté passagère, non, celle de tous les jours, depuis celui où vous ouvrez les yeux sur un monde hostile, aux horizons vite atteints, jusqu’à celui où vous les fermez pour la dernière fois. Il y a un pari d’héroïsme, de folie, ou de poésie doucement vaine à choisir cette vie. La montagne où je suis né est d’une splendide nudité. Elle est démunie de tout : une terre chétive, des pâtures mesurées, pas de voie de grands passages pour les denrées, pour les idées. Dans la montagne où je suis né, il ne pousse que des hommes ; et les hommes, dès qu’ils sont en âge de se rendre compte, savent que s’ils attendent qu’une nature revêche les nourrisse, ils auront faim ; ils auront faim s’ils ne suppléent pas à l’indigence des ressources par la fertilité de l’esprit ; la montagne chez nous accule les homme à l’invention. Ils en sortent par milliers chaque année, ils vont partout dans le monde chercher un pain dur et vraiment quotidien, pour eux-mêmes et pour ceux (surtout pour celles) qu’ils ont laissés dans la montagne, près du foyer, à veiller sur la misère ancestrale ; vestales démunies mais fidèles. Quand la force de leurs bras décline, ils reviennent, ils quittent les pays opulents, ceux de la terre fertile et de la vie douce, pour revenir sur les crêtes altières dont les images ont taraudé leur cœur sevré toute la vie « , disait Mouloud Mammeri.

Par cette ultime solution commandant une stratégie de survie, ses enfants ont investi d’autres régions du pays- dans les plaines et plateaux plantureux du Tell et de la steppe-pour gagner leur vie en vendant leur force de travail, en s’établissant artisans ou en exploitant un commerce. Ce mouvement migratoire connaîtra son apogée après la défaite de l’Insurrection de 1871 qui a accéléré le processus d’expropriation des Algériens de leurs terres en application des lois du Senatus Consult de 1863 et a rendu possible la ‘’pacification’’ du haut pays kabyle. Alors, les Kabyles se rendirent dans les coins les plus reculés d’Algérie et franchirent la Méditerranée par contingents au début du 20e siècle, presque simultanément avec le déclenchement du premier conflit mondial auquel ils prirent part en tant que conscrits du contingent ou mobilisés de force.

Sur les terres d’Europe- chantier, usine, ferme, houillère, rail-, les Kabyles auront le loisir de faire montre de leur sérieux, de leur amour du travail et de leur esprit industrieux. L’éclatement des structures traditionnelles de la société entraîné par de nouvelles données induites par le colonialisme, le démembrement de la propriété, les nouveaux horizons ouverts par le système du salariat en Algérie ou dans la Métropole ainsi qu’une démographie toujours croissante dépassant de loin les possibilités réelles de la région, tous ces phénomènes ont conduit à l’abandon progressif du travail de la terre et des métiers artisanaux. Les travailleurs kabyles sont alors entrés dans la nouvelle logique économique imposée par la marche triomphante du capitalisme mondial. De paysan attaché à sa terre et vivant selon la seule logique du bon sens qu’il en tire, le Kabyle glisse imperceptiblement vers le statut de prolétaire, de plébéien et, lors de l’extrême sévérité du marché de l’emploi, il plonge dans le statut de lumpenprolétariat. Cette nouvelle réalité sociale et économique, qui a pris avec l’Indépendance du pays, une allure considérable, sera intériorisée et socialisée jusqu’à devenir une donnée naturelle.

Aux bienfaits induits par le salariat vont rapidement se greffer les revers de la médaille : la rupture presque consommée avec l’ancien mode de vie (agriculture et artisanat) et la soumission aux aléas de l’emploi moderne. L’aléa le plus visible et le plus dommageable sur le plan psychologique et sur le plan de la cohésion sociale est le phénomène du chômage qui pèse de plus en plus sur la frange juvénile de la société. La destruction du peu de tissu industriel public implanté dans la région n’a pas pu encore être compensé par l’investissement privé qui s’est matérialisé ces dernières années par l’installation de petites unités industrielles, particulièrement dans le secteur de l’agroalimentaire. Une véritable plaie sociale s’ouvre alors, jetant dans la marginalité et le désœuvrement des milliers de jeunes que même l’accomplissement du service national ne délivre pas des serres du chômage. Les incidences sur la vie en société ne se sont pas fait attendre : banditisme, violence, agressions, cambriolage, suicide, phénomène ‘’harraga’’, trafic de drogue, constituent la triste symptomatologie du malaise social. A cela s’ajoute le regard peu amène des camarades nourris artificiellement à la rente paternelle de l’euro. Les chemins vers le désespoir et l’autodestruction sont alors grands ouverts.

Les événements du Printemps noir et les troubles chroniques qu’ils ont charriés pendant presque deux ans ont quelque peu obscurci davantage les horizons sur le plan social en dissuadant les éventuels investissement créateurs d’emplois dans la région.

Aujourd’hui, les acteurs politiques bénéficiant de quelque crédit en Kabylie, censés être plus conscients que jamais des dangers qui guettent cette région en matière de retard de développement et de menace sur la cohésion sociale, sont plus que jamais interpellés pour sauver ce qui peut encore l’être, lutter de toutes leurs forces en vue de réconcilier la Kabylie avec les valeurs du travail, de créer les conditions d’un développement durable qui respecte l’environnement et les conditions d’exploitation des ressources touristiques et halieutiques actuellement presque en friche.

Amar Naït Messaoud

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