Ighil-Ali célèbre Amenzu n’tefsut

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Reportage de Nabila Belbachir

Je me suis, surtout, souvenue des beaux contes, repris par Taos Amrouche dans le Grain magique, racontés par mes grands-mères près du  » kanoun  » ou à l’heure du coucher. La visite d’aujourd’hui n’est pas fortuite, bien au contraire c’est pour célébrer une tradition si prisée. Il s’agit bien évidemment de « la rencontre du printemps » qu’appelée chez nous « Amaguer n’tefsut ». Cette tradition est célébrée depuis la nuit des temps. Le temps est splendide en cette matinée de jeudi à Ighil-Ali et sur l’ensemble des villages d’Aït-Abbas et de la vallée de la Soummam.

Je suis en compagnie de ma famille, mon père, ma mère, ma sœur et mon petit frère Zazak, cette fois-ci, pas seulement pour l’agape mais aussi pour m’orienter et m’aider dans ce travail. Comme de tradition, nous avons préparé ce qu’il fallait pour cette journée tant attendue. Il est 10 h15, mon père nous appelle pour le rejoindre dans la voiture. Une fois à l’intérieur, le véhicule de marque Peugeot, sous les airs humoristes de ma famille, s’engage sur des Chemins qui montent, Ivardan Yessawnen au milieu d’une verdure luxuriante, dégageant la chaleur estivale. Direction Ait Abbas. Trois communes: Boudjellil, Aït R’zine et Ighil Ali.

A la sortie de Tazmalt, l’entrée de Béjaïa par Bouira, une plaque sur la grande route nous informe qu’Ighil-Ali est à 20 kilomètres. Une autre affiche : Aït R’Zine : 11 kilomètres.

Arrivés là-haut, à Ighil-Ali, nous avons grimpé à 650 m. Dans la voiture, nous sommes dans le vif du sujet. Mes parents me racontent pourquoi ils fêtaient à leur époque  » Amenzu n’tefsut  » ; le premier jour du printemps.

 » La belle saison, qui selon le calendrier grégorien coïncide généralement le 15 du mois de furar qui correspond au 28 février de l’année courante, est tant appréciée qu’on la personnifie par l’expression idiomatique « Amaguer n’tefsut « (la rencontre du Printemps). Cela va dans l’ordre naturel des choses sachant que la région est connue pour ses hivers rigoureux, même si ce n’est pas le cas cette année », m’a fait savoir mon père. Quant à ma mère, elle m’a expliqué comment se préparent les femmes pour l’accueil de la belle saison. Les femmes, me dira ma mère fabriquent avec la main des semaines avant cette fête des petites corbeilles pour les enfants, soit avec du roseau, soit en osier ou en plastique. Et d’ajouter qu’elles préparent aussi du couscous et des légumes secs, tel que le maïs (akbal), le blé (irden) et les fèves (ibawen), pour le jour même.

Les préparatifs de l’événement ont débuté, comme de coutume, il y a plusieurs jours. Les commerçants étaient au rendez-vous pour mettre à la portée des acheteurs, une grande variété de friandises et de bonbons de toute forme et goût.

Ces produits succulents à base de sucre occupent une place particulière pendant cette fête. C’est une façon de souhaiter et de vouloir que les jours soient aussi délicieux que le sucre. Séculaire, la célébration d’  » Amenzou n Tefsut  » à un tel ancrage social que de nombreuses familles habitant dans les villes sont revenues y prendre part. Arrivée en compagnie de ma mère et de ma sœur sur les champs, l’ambiance festive est perceptible. Ma joie fut grande. Un beau spectacle rare m’est offert. Un vrai rite berbère séculaire qui garde une étonnante vivacité. Il donne encore lieu à une grande fête traditionnelle.

Arrivée à la place du village, une procession de femmes et d’enfants empruntent les venelles du village  » Izervens  » et des sentiers sinueux traversant les champs verdoyants menant vers les lieux et les mausolées traditionnellement visités à l’occasion.  » Tizi Gumeden « , le lieu où se déroule ce rituel. Une colline qu’on atteint à vingt minutes de marche. Attirée par ce beau tableau peint d’un mélange, d’arbres sauvages, d’oliviers, des pins et de châtaigniers et d’un tapis de verdure parsemé de fleurs sauvages.

Des groupes de femmes, de tous âges après s’être parées de tous leurs atours, se sont constitués dans les champs. Une vraie ambiance festive et familiale. Des embrassades par-là et des éclats de rires par-ci. Sans omettre les enfants avec en main des petites corbeilles pleines de bonbons de formes et de goûts variés. Avant de se livrer à cette balade piétonnière, les femmes préparent le repas spécial qui accompagne ce rituel d’accueil à la saison de l’abondance et de fertilité. Ce plat est constitué de couscous dont les légumes et les plantes, cueillies généralement de la cambrousse, aux vertus curatives sont cuits à la vapeur et mélangés après cuisson. Il est également agrémenté de viande salée et séchée (Acedluh), d’œufs cuits à l’eau (timellalin tuftiyin), ainsi que de graines de fèves, de maïs, de blé et d’autres céréales cuits également à l’eau. Ces derniers, notamment le blé, symbolise l’abondance et d’adheryis, l’opuntia. Le couscous est assaisonné de poudre de piments rouges  » Ifelfel aabbas « . Selon les goûts, ce plat peut être accompagné avec du petit-lait. Il est appelé localement « tchiw tchiw » ou « ameqfoul » selon les localités et régions. A Tizi Guemden, les femmes répètent les chants anciens et animent le « ourar », là où chants et airs de fête accompagnent les danses. Dans le passé, c’étaient seulement les femmes qui animaient cette fête (urar n lxalat) en chantant des chants traditionnels, en tapant sur le “bendir” (tambour) et en battant des mains.  » Dans certains villages, comme à Tabouaânant, Ait Ouiheden, H’meda, azrou, ce sont des groupes de tambourinaires, Ideballen, ces troupes de musique folklorique kabyle, qui égayaient ces processions de femmes et d’enfants qui vont communier avec la nature « , discute une femme avec ma mère. Celle-ci a porté une robe en soie blanche à petites fleurs violettes. Le chant des tambourins, les youyous des femmes et les cris de joie se mêlent au murmure des chants d’oiseaux et au gazouillement des eaux coulant dans la rivière.

Cette tradition qui se fête en absence des hommes, est également une opportunité pour les mamans qui ont de jeunes en âge de se marier de dénicher la Cendrillon dont elles rêvent pour leur fils.  » Autrefois, les jeunes femmes n’avaient pas la liberté de sortir de chez elles pendant toute l’année et cette fête était pour elles l’occasion propice pour se mettre en valeur et pourquoi pas trouver chaussure à leurs pieds « , me renseignera, ma mère. Amenzu n’Tefsut est chez nous l’équivalent de la Saint Valentin, notamment pour les jeunes célibataires. Des gens parmi nous ont quitté cette ambiance festive, pour se diriger vers les mausolées rien que pour « implorer les saints vénérés afin que toute l’année soit belle à l’instar du printemps », me dira une vieille femme. Destination Aït-Abla ; où se trouve un monument, actuellement, vestige d’un ancien village détruit et dévasté depuis des millénaires et d’où sont natifs les habitants du village Tabouanant et Taseffayt où fut construite, dit-on, la première maison du village Ighil-Ali. Ce rituel, observé chaque année, s’explique sans doute par le besoin de se ressourcer sur la terre des ancêtres.

Au cours de ce périple, à la fois, voluptueux et épuisant, les familles se sont réjouies de ces moments agréables passés en communauté. Dans l’espoir de rencontrer d’autres printemps, aussi splendides que celui-ci, elles prient pour des journées de réjouissances et de retrouvailles.

Je quitte le village avec un pincement au cœur, dans l’espoir de le retrouver dans d’autres occasions festives. C’est un moment de plaisir inoubliable.

N.B

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