La Dépêche de Kabylie : Vous êtes la première femme qui parle de faits historiques, pouvez-vous nous donner plus de détails sur votre livre L’innocence confisquée ?
Fatima Saâdi : J’ai écris ce livre sur les événement de Août 55, parce que cela était, à un moment donné, un devoir de mémoire. C’est lors des années noires que j’avais réalisé qu’il fallait dire certaines choses, devant le désarroi de tant de gens. Même moi, j’avais des choses bien cachées au fond de mon cœur qui ne partaient pas, alors le moment était venu, où il fallait faire sortir ces choses et exorciser la peur et l’angoisse. Ce livre n’est pas extraordinaire mais il a le mérite d’exister. C’est un témoignage authentique de faits réellement vécus. J’ai tenté de décrire un petit peu l’existence des parents de ces jeunes qui ne connaissent pas leur histoire, qui ne connaissent pas la vie d’antan. Je parle de quartier où j’ai vécu. Un quartier très pauvre, mais où il y avait une grande solidarité, humanisme et hospitalité. Donc c’est un petit peu cela que je voulais inculquer, d’abord à mes enfants pour leur montrer qu’avant on ne volait pas son voisin. Un voisin était comme un frère. Il y avait une solidarité extraordinaire entre ces gens pauvres mais très riches de cœur.
Avez-vous écrit ce livre pour pouvoir oublier et dégager vos souffrances ou c’est simplement un devoir de mémoire pour vous ?
Oui, tout à fait, c’est un peu les deux. J’ai écris ce livre, qui est en premier lieu un devoir de mémoire, notamment pour faire sortir une souffrance intérieure. J’ai commencé d’abord par écrire des notes, parce que ce n’était pas quelque chose à éditer, d’ailleurs si j’avais su que c’était à éditer je l’aurai mieux écrit. Je l’ai écrit dans un style très simple pour la compréhension des jeunes. Un style un petit peu désinvolte avec beaucoup de dérision parce que ce que je racontais était trop lourd, donc je ne voulais pas que les gens qui lisent ces notes soient fatiguées, choquées par ce que je racontais. Je les raconte dune manière tout à fait simple un petit peu ironique sur les bords alors que ce sont des choses très importantes et dures à noter d’abord et ensuite à vivre en premier lieu. J’ai commencé à prendre ces notes au moment où c’était très, très douloureux au moment où on se disait, lorsque nous sortions est-ce que l’on va pouvoir rentrer chez soi ou pas. Je voulais faire quelque chose et en même temps sortir cette douleur qui est là depuis l’enfance et que je n’arrivais pas à exprimer. Il a fallu cela pour l’exprimer, c’était trop lourd, c’était un fardeau et c’était extrêmement douloureux. D’ailleurs depuis, je me sens beaucoup plus épanouie. Cela était le premier but, ensuite cela était un devoir de mémoire bien sur.
Comment êtes-vous arrivée à l’écriture ?
D’abord je ne pensais pas du tout à écrire, sauf bien sûr mes ordonnances. Je suis arrivé à l’écriture au moment où je me suis dis que personne n’a parlé de cela et aucune femme n’en a parlé. Tout les écrits qu’il y a eu sur la guerre en général, je ne sais pas s’il y a eu des femmes qui ont écrit sur la guerre, peut-être qu’il y a eu, mais je me suis dit dans un esprit féminisme, il y a une femme qui raconte, il y a une femme qui existe. Nous existons, nous parlons, nous dénonçons comme les autres, comme les hommes.
Vous avez eu besoin d’un grand courage pour le faire, n’est-ce pas ?
Exact. Je suis femme et je ne me suis pas censuré. Même quand je parle, il y a beaucoup de gens qui se disent que j’ai vécu dans un quartier pauvre et que j’ai honte de cela. Non bien au contraire je n’en ai pas honte. J’ai vécu dans un quartier très pauvre et je suis ce que je suis maintenant. J’ai eu la possibilité, grâce à mon oncle de faire des études au moment ou il y avait peu d’Algériens qui faisaient des études, bien sûr qu’ils avaient les capacités intellectuelles pour le faire mais pas les moyens. Parce qu’il fallait travailler pour avoir son pain, les études n’étaient donc pas aussi importantes que le gain du pain. Dans ma classe, il y avait seulement deux filles. Je trouve que j’ai eu une chance extraordinaire et j’ai pu l’exploiter, parce que tout cela justement et tout ce que j’ai fait jusqu’à maintenant, c’est l’aboutissement d’un parcours, d’un chemin et cheminement dont je suis un petit peu fière, ce sont surtout mes enfants qui sont fiers de moi. Je le dis, bien, que tout cela n’a pas été vain, je suis arrivé à faire quelque chose, une petite chose, pas beaucoup mais un petit quelque chose quand même. Parce que je ne prétend pas être un écrivain extraordinaire ou un politique extraordinaire, je suis seulement ce que je suis et je fais avec les possibilités que j’ai. Quand on fait beaucoup de choses, il n’est pas facile d’aligner le tout avec le temps et avec l’âge aussi parce que l’âge a également son importance, quand on a soixante ans ce n’est comme à trente ans, on est moins fatigué, on a plus du temps, on est plus motivé… je pense avoir pu faire quelque chose à travers la profession, que j’exerce toujours d’ailleurs. Tous les après-midi je suis dans mon cabinet. Je me dis que ma vie n’a pas été banale et que je suis arrivé à faire quelque chose en tant que femme pour ce pays où il est très difficile à la femme de s’imposer.
A quel moment avez-vous écrit ce livre ?
Je l’ai commencé, je m’en souviens durant le mois de carême. C’est là où j’ai commencé à prendre des notes. Cela avait commencé avec Nafissa Lahreche qui est une amie, elle m’a dit pourquoi tu ne participerai pas à un concours de littérature, je lui est dit : “Non ce n’est pas mon domaine, moi je suis dans mes ordonnances seulement. Elle m’a dit essaye toujours, qu’est-ce que tu vas perdre”. Durant le mois de Ramadhan en 15 jours, parce que je n’avais pas beaucoup de temps. J’ai réalisé ce travail et j’ai participé à ce concours, pour lequel j’ai eu le Prix d’excellence euro-méditerranéen. D’ailleurs j’ai encore 20 autres chapitres à écrire. Il y a une maison d’édition qui veut le rééditer avec ces vingt chapitres que je n’ai pas encore terminé, j’ai seulement des notes, ils ne sont pas peaufinés, donc c’est ainsi que je suis venu à l’écriture.
Après cette expérience, vous sentez-vous tentée encore par l’écriture ?
Rire. Oui, en fait rentrer dans le monde de l’écriture me tente vraiment et cela me tente beaucoup plus, pour m’exprimer, c’est en quelque sorte une révolte intérieure.
Y a-t-il de l’autocensure dans votre livre ?
Non. Il n’y en a pas. Au contraire, j’ai parlé de moi quand j’étais jeune et de toute la situation que j’ai vécu. Je pense que si j’avais voulu faire de l’autocensure je n’aurai pas parlé de moi.
Dans votre ouvrage, il y a une partie de pluralisme et de confessions. Il y a aussi une partie religieuse, expliquez-nous cela ?
Justement j’ai commencé à prendre des notes au moment où Algérie basculait dans les problèmes. Donc je voulais dire à mes enfants que ce genre de problème n’existaient pas avant, il n’y avait pas de problème d’identité. Moi j’avais des voisins kabyles, des arabophones et il n’y avait aucun problème, il y avait même des Juifs qui parlaient arabe comme nous, il n’y avait aucun problème. Même le multiracial n’existait pas. Il n’y avait pas de problème entre nous. Il y avait le cheikh de la « zaouïa » qui prenait le café avec le rabbin et vice-versa. Je voulais tout simplement raconter tout cela. J’étais vraiment effrayée par ces événements.
Y a-t-il un message transmis à travers ce livre ?
Ben oui ! je dit : Identifiez-vous à vos racines. Parce que quant vous avez de bonnes racines, quand vous êtes ancré dans une société qui a des racines, vous n’avez pas à avoir peur. Vous êtes serein. Vous avez des racines vous avez les parents avec une certaine civilisation, si vous ne vous enracinez pas là dedans, comment voulez-vous vivre après. Vous pouvez prendre ces racines et vivre selon ce que vous voulez mais au moins, que vous sachiez d’où vous venez, c’est très important c’est comme l’enfant abandonné qui recherche ses parents.
Peut-on considérer ce livre comme un repère d’histoire pour les jeunes ?
Cela serait me donner trop d’importance. Je ne dirais pas un repère dans l’absolu, mais seulement un petit repère. Quoique je ne sois pas une historienne et je n’en ai pas la prétention. Je n’ai jamais invité à des colloques dans ma ville natale pour y débattre de ce sujet. On invite Benjamin Stora et d’autres personnalités mais moi je n’ai jamais été invité, et pourtant j’ai vécu une partie importante de ma jeunesse dans cette ville de Skikda où ont eu lieu les massacres du 20 Août 55. Je le dis bien et je le redis que je ne suis pas une historienne mais un témoin du massacre et cela est très important. Sur ce point, je trouve que les gens ne s’intéressent pas à l’histoire authentique ; parce que ce que j’avais écrit c’est authentique, c’est des faits réels. J’ai une mémoire phénoménale du quartier où j’ai vécu, je peux vous racontez le moindre détail de mon quartier à cette époque-là, j’étais tellement frappé par les événements que je peux vous donnez le moindre détail sur ce qui s’est passé. Je crois que c’est parce que cette période me tenait à cœur que je garde autant de précisions sur elle.
Après avoir écris ce livre, vous sentez-vous soulagée ?
Oui tout à fait je me sens soulagée d’avoir crié ma douleur à travers ce livre. Pour l’instant je ne me dis pas écrivain mais simplement auteur. Peut-être que plus tard je serais écrivaine. On souhaite que Dieu nous accorde la santé et une longue vie pour pouvoir continuer de concrétiser tout ce dont je rêve encore.
Que représente le 8 Mars pour madame Saâdi ?
C’est une symbolique où les femmes ont une après-midi pour pouvoir sortir et ne pas travailler. Alors qu’elle travaille toute l’année. Qu’est-ce qu’un après-midi face à toute une année de travail et encore même si elle sort cette après-midi, il faut qu’elle prépare d’abord à manger, il faut qu’elle fasse le ménage et tous les travaux. Mais c’est toujours mieux que rien.
Propos recueillis par Kafia Aït Allouache
