Chants berbères de Kabylie est une œuvre majeure qui allie la sensibilité poétique exacerbée de Amrouche au legs séculaire et authentique de la culture kabyle que lui a laissé comme un testament sa mère, Fadhma Ath Mansour. Daniel Morella écrit à ce sujet : « Si l’on considère les premières publications, on constate que les Chants berbères de Kabylie constituent un moment cardinal de la réflexion de Jean Amrouche sur la poésie, l’oralité et l’écriture et pour sa prise de conscience politique ; réflexion qui, dans l’introduction aux Chants berbères, s’articule en trois axes liés les uns aux autres et motive le choix de présenter aux lecteurs francophones les chants kabyles en traduction. La première motivation relève du poétique et du spirituel : Amrouche écrit que par la beauté et la pureté des chants kabyles en tant que création orale des hommes et des femmes qui “ont chanté à l’unisson du monde”, on peut toucher à l’unité de la création et de l’être, dont on a été séparé par la civilisation.
Le discours poétique et le souffle spirituel ont une portée universelle, mais le lecteur averti y retrouve très clairement la référence à l’histoire et à l’expérience personnelle de l’écrivain. On peut identifier cette référence dès le début de l’introduction : La civilisation (française) a trop souvent pour effet d’éloigner l’homme (Jean Amrouche) de lui-même, de dissiper un certain climat mental et affectif, celui de l’homme qui demeure proche de la terre (kabyle) et qui éprouve, avec la force d’une évidence première, le sentiment que lui-même et sa vie ne sont pas détachés de la vie cosmique”.
Le passage du particulier à l’universel est confirmé par le texte quand l’écrivain présente la douleur liée à l’absence (l’émigration) d’une paix spécifique, la Kabylie, comme une expression de la douleur existentielle de l’être humain. « La grande douleur de l’homme est d’être et d’être séparé… La mère qui nous a nourris de sa chair, la terre maternelle qui nous recevra, sont les corps qui nous rattachent au non-être, ou si l’on veut, à l’origine ineffable, au tout sont nous nous sentons cruellement séparés. Ainsi, l’exil et l’absence ne sont que les manifestations dans le temps d’un exil qui les transcende, d’un exil métaphysique. Par-delà le pays natal, par-delà la mère terrestre, il faut percevoir l’ombre faiblement rayonnante du paradis perdu et l’unité originelle ».
Dans ce passage, la figure maternelle joue un rôle essentiel dans le lien avec le pays natal, spécifique et historique, aussi bien qu’avec l’unité métaphysique de la création.
La motivation poétique, grâce au rôle central de la mère, s’entrelace avec un autre axe du discours : la dimension affective des chants kabyles et leur présentation en termes d’héritage chéri et privé de l’écrivain qui, par la collecte et la traduction, exprime ainsi l’amour porté à sa mère, personnification d’une tradition poétique ancienne et pure : « Je ne saurais pas dire le pouvoir d’ébranlement de sa voix, sa vertu d’incantation », écrit J.Amrouche dans l’introduction).
Comme l’oiseleur dont parle métaphoriquement Malek Ouary-il capture les oisillons pour les mettre en cage-, Jean Amrouche a recueilli les chants kabyles de sa mère pour les mettre dans cette “cage” qu’est la langue française de peur qu’ils ne disparaissent à jamais. C’était aussi une tâche que s’est assignée sa sœur Taos en recueillant de sa mère des contes, des chants et des proverbes qu’elle a consignés dans le célèbre Grain magique.
Dans son introduction aux Chants berbères de Kabylie, Jean Amrouche relève l’importance et l’urgence qu’il y avait à fixer ces odes ancestrales. « Il fallait transcrire et traduire ces chants non seulement parce que leur survie tient au souffle de ma mère, mais aussi parce que le pays dont ils portent l’âme est frappé à mort… Déjà, les coutumes de mon pays natal perdent de leur vitalité. Déjà, la hiérarchie des valeurs, plus implicite qu’implicite, que suppose toute civilisation et nécessaire à l’éclosion d’un art, s’écroule. Le peuple kabyle avait pu garder ses franchises contre tous ceux qui l’avaient soumis. Il résiste mal à la victoire mécanicienne. Ses traditions meurent peu à peu, et avec elle, sa poésie. J’ai voulu contribuer à la sauver ».
Jean Amrouche disait que “le poète est celui qui a le don d’Asefru”. Dans les Chants berbères de Kabylie, tout en essayant d’être le moins infidèle possible en matière de traduction, le lecteur averti retrouvera la touche personnelle du translateur faite de magie vernale et de richesse métaphorique :
« Éboulez-vous montagnes,
Qui des miens m’avez séparé
Laissez à mes yeux la voie libre
Vers le pays de mon père bien-aimé.
Je m’acharne en vain à l’ouvrage
Mon cœur là-bas est prisonnier.
Paix et salut, ô mon pays !
Mes yeux ont parcouru des mondes
Ma vue est un orage de printemps
Dans les tumultes des neiges fondantes.
Mère, ô mère bien-aimée
Ah ! l’exil est un long calvaire ! »
Ces chants ont permis à Jean Amrouche une nouvelle immersion dans sa culture d’origine, les complaintes et les amours d’Ighil Ali et les airs ancestraux des Ath Douala. « La replongée donne donc à la vie des individus à la fois profondeur et authenticité dans la mesure où ils sentaient confusément que, dans l’ordre existant, l’accession à une réalité sociale ne se pouvait faire qu’au prix d’un renoncement à soi, c’est-à-dire au prix d’une aliénation absolue » (Mouloud Mammeri, Poèmes kabyles anciens).
La reconstitution des poèmes originaux en kabyle par Tassadit Yacine était un travail indispensable et une tâche considérable qui mérite tous les encouragements. L’auteur écrit en introduction : “Après tant d’années écoulées, ces chants ont gardé leur beauté, leur fraîcheur et leur musique. Car, Jean lui-même- et ce n’est pas un hasard-, n’établit pas de distinction entre chanson et poésie : un poème était d’abord musique, et le poète a tenu à nous bercer dans les airs dont il a été lui-même bercé”. La voix de Fadhma Ath Mansour fait jonction avec la voix d’une terre et d’un peuple. « Mais, avant que j’eusse distingué dans ces chants la voix d’un peuple d’ombres et de vivants, la voix d’une terre et d’un ciel, ils étaient pour moi le mode d’expression singulier, la langue personnelle de ma mère », écrit J.Amrouche en ajoutant : « Elle chante à peine pour elle-même, elle chante surtout pour endormir et raviver perpétuellement une douleur d’autant plus douce qu’elle est sans remède, intimement unie au rythme des gorgées de mort qu’elle aspire. C’est la voie de ma mère, me diriez-vous, et il est naturel que j’en sois obsédé, et qu’elle éveille en moi les échos assoupis de mon enfance, ou les interminables semaines nous nous heurtions à l’absence, à l’exil ou à la mort ».
L’Eternel Jugurtha et la lutte pour l’indépendance
C’est dans la prestigieuse revue L’Arche, dans son numéro 13 de février 1946, que Jean Amrouche publia son essai majeur intitulé L’Éternel Jugurtha-propositions sur le génie africain. C’est une forme d’étude où se même sociologie, ethnologie et histoire sur le caractère ‘’rebelle’’ des Maghrébins qui fait qu’ils ont été toujours dans une situation de soumission et de révolte à la fois. C’est la bled Essiba d’Ibn Khaldoun. Le Makhzen représente le pouvoir central avec ses réseaux clientélistes et ses capacités coercitives.
La figure de Jugurtha sert ici de point d’ancrage historique et de métaphore diachronique pour décrire ce caractère fougueux, farouche, insoumis, rebelle, et ce malgré quelques méprises momentanées ou hallucinations temporaires. « Je sais bien où m’attend Jugurtha, il est partout présent, partout insaisissable ; il n’affirme jamais qui il est que lorsqu’il se dérobe. Il prend toujours le visage d’autrui, mimant à la perfection son langage et ses mœurs, mais tout à coup, les masques les plus tombent et nous voici affrontés au masque premier, le visage nu de Jugurtha, inquiet, aigu, désespérant ».
Jean Amrouche est impressionné par cette nature protéiforme du Maghrébin en général et de l’Algérien en particulier, une nature qui retrouve ses origines dès que les conditions s’y prêtent ou bien dès que Jugurtha les apprêtent. « Nul plus que lui n’est habile à revêtir la livrée d’autrui : mœurs, langage, croyances. Il les adopte tour à tour, il s’y plait, il y respire à l’aise, il oublie ce qu’il est devenu ».
Cet essai est un grand texte s’exprimant presque par paraboles pour décrire le peuple de l’Afrique du Nord qui, même s’il prend temporairement l’habit des colonisateurs-oppresseurs, ne se soumet pas totalement et finit par se libérer des camisoles qui le ligotaient.
Poète et essayiste, Jean Amrouche a aussi travaillé à la Radio et dans la presse écrite. Ses entretiens à la radio avec des écrivains et des philosophes de son temps sont classés comme étant des chefs-d’œuvre de la critique littéraire et du dialogue philosophique. Il a aussi publié plusieurs articles dans Le Monde et Le Figaro où il a dénoncé la politique coloniale. Il perdit son poste de rédacteur en chef du journal parlé à la Radio suite aux critiques qu’il formula contre Coloniale de Michel Debré. Dans une déclaration à Rabat, citée par Tassadit Yacine, Jean Amrouche déclarera : « Je suis Algérien ; c’est un fait de nature. Je me suis toujours senti Algérien. Cela ne veut pas seulement dire que je suis né en Algérie, sur le versant sud de la vallée de la Soummam, en Kabylie, et qu’un certain paysage est plus émouvant, plus parlant pour moi que pour tout autre, fût-il le plus beau du monde. Qu’en ce lieu, j’ai reçu les empreintes primordiales et entendu la première fois une mélodie du langage humain qui constitue, dans les profondeurs de la mémoire, l’archétype de toute musique, de ce que l’Espagne nomme admirablement le chant profond. C’est cela et bien plus l’appartenance “ontologique” à un peuple, une communauté, une solidarité étroite de destin et par conséquent une participation totale à ses épreuves, à sa misère, à son humiliation, à sa gloire secrète d’abord, manifeste ensuite, à ses espoirs, à sa volonté de survivre comme peuple et renaître comme nation. J’étais, je suis de ce peuple comme il est mien » (conférence tenue à Rabat-1958).
“Nous voulons habiter notre nom”
En pleine tourmente de la guerre de Libération, Jean Amrouche a essayé de jeter les ponts entre les responsables du FLN, principalement Ferhat Abbas, et le général de Gaulle. « Les Algériens ne peuvent être pleinement hommes que dans et par la fondation d’une patrie algérienne (…) Il faut comprendre que le peuple algérien n’a pris les armes qu’après avoir épuisé tous les moyens pacifiques de se faire entendre. Que la révolte, expression claire d’une revendication fondamentale s’est vu opposer l’emploi de la force. Qu’aucun homme politique français ne l’a prise en considération et n’a voulu l’entendre comme langage, comme l’expression d’un terrible désespoir et d’une espérance nouvelle », soutenait Jean Amrouche en 1957 déjà.
Dans le poème intitulé Le Combat algérien (1958), J.Amrouche exprime les frustrations, les avanies et les grands espoirs du peuple algérien :
» À l’homme le plus pauvre
À celui qui va à demi-nu
sous le soleil, dans le vent,
la pluie ou la neige.
À celui qui, depuis sa naissance,
n’a jamais eu le ventre plein ;
On ne peut cependant ôter ni son nom
Ni la chanson de la langue natale
Ni ses souvenirs et ses rêves
On ne peut l’arracher à sa patrie.
(…) On peut affamer les corps
On peut battre les volontés
Mater les fiertés les plus dures sur
l’enclume du mépris
On peut assécher les sources profondes
Où l’âme orpheline par mille radicelles invisibles
Suce le lait de la liberté.
(…) Nous voulons habiter notre nom
Vivre ou mourir sur notre terre mère
Nous ne voulons pas d’une patrie marâtre
Et des riches reliefs de ses festins
Nous voulons la patrie de nos pères
La langue de nos pères
La mélodie de nos songes et de nos chants
Sur nos berceaux et sur nos tombes
Nous ne volons pas errer en exil
Dans le présent sans mémoire et sans avenir.
Ici et maintenant, nous voulons,
Libres à jamais sous le soleil, dans le vent, la pluie ou la neige,
Notre patrie, l’Algérie « .
L’universitaire Daniel Morella dira de l’auteur de L’Éternel Jugurtha : » l’amour pour le pays natal dans l’activité artistique et journalistique de Jean Amrouche et l’indubitable prestige que son œuvre a conféré à la culture kabyle dans la communauté intellectuelle internationale ont stimulé toute la génération des écrivains et artistes qui, comme lui, ont grandi dans le milieu rural, point de repère pour les générations suivantes, comme le montrent les références à Jean Amrouche dans les œuvres, les études et les entretiens de Malek Ouary, Mouloud Mammeri, Nabil Farès, et maints autres écrivains kabyles ».
Amar Naït Messaoud
