Assassiné depuis bientôt dix ans, Matoub demeure cette personnalité iconoclaste, atypique et impertinente dans laquelle se reconnaît la majorité des jeunes de Kabylie. Son aura et son charisme- qu’il n’a pas usurpés- ne sont pas prêts à subir l’usure du temps ou la patine des jours.
Pendant les chaudes et douloureuses heures du Printemps noir de 2001, ses chansons ont été les hymnes qui ont accompagné la révolte des jeunes, rythmé les cérémonies présidant aux réunions des Aârchs et ranimé l’esprit de combat et de sacrifice de la jeunesse insurgée orpheline de la personne de Matoub. Sur toutes les bouches, fusait cette question exclamative : “Et si Matoub était là, encore vivant !’’. La question n’avait rien d’insensé. Tout le monde savait la fougue de l’engagement du poète pour toutes les causes justes et contre toute sorte de tyrannie. L’on savait qu’il était capable de se jeter physiquement- après l’avoir tant chanté dans ses poèmes- dans le combat.
Il l’avait fait auparavant ; ce qui lui coûta une longue hospitalisation avec une multitude d’opérations chirurgicales, l’enlèvement par le GIA et, enfin, l’assassinat sur la route de la montagne.
Plus qu’un simple phénomène culturel exclusivement lié à la chanson et à son mode d’expression, loin du show biz connu sous les cieux agités de l’Occident, l’attachement à l’idole Matoub est un fort symbole, une forme d’identification historique et culturelle, une plongée dans les mythes fondateurs de la Kabylie et un porte-étendard de la résistance à l’oppression et à l’arbitraire.
La vérité est que le travail accompli par les maîtres et les savants (les amusnaw modernes), à l’image de Mouloud Mammeri, pour la réhabilitation et la promotion de la culture berbère n’était pas accessible directement au commun des citoyens. Bien que Dda Lmulud eût déployé des efforts surhumains au début de l’ouverture démocratique- alors qu’il avait allègrement franchi le cap des 70 ans- pour porter le plus loin possible le message d’une renaissance amazigh, la mission avait bien besoin de médiateurs culturels agissant directement sur le terreau social existant sans sophistication intellectuelle ni complication conceptuelle. Ce fut le rôle joué naturellement par les hommes d’art et de culture de la trempe de Matoub Louenès.
Avec les mots simples de la tribu- auxquels il redonna sens et puissance -, il parvient à toucher toutes les franges de la société par ses belles métaphores, ses colères justifiées ou circonstancielles, ses envolées lyriques, ses poésies épiques et ses mélodies alliant authenticité et originalité.
Matoub devint un mythe de son vivant auprès des jeunes kabyles à la recherche de repères et de confiance en soi. Ses chansons étaient et sont toujours exécutées et répétées dans les fêtes, dans les écoles, dans les ateliers de travail. Elles sont écoutées à la maison, dans la voiture et sur la voie publique.
Elles sont psalmodiées sur le frêne qu’on effeuille, sur l’olivier qu’on gaule et sur les bancs de l’école qu’on boude. Elles sont entonnées à gorge déployée et à poitrine bombée pendant les marches et manifestations. Elles sont susurrées a capella dans les chambres nues d’adolescents chagrinés, dans les cuisines de jeunes filles déscolarisées et dans les turnes et piaules silencieuses des cités universitaires.
Aucun espace public ou privé n’échappe à la matoubania. Son assassinat a été ressenti comme l’un des plus grands drames qu’ait eu à connaître la Kabylie depuis l’indépendance du pays. Dix-neuf ans après Amzal Kamal et trois ans après Matoub, Guermah Massinissa a ouvert un nouveau martyrologe kabyle qui s’élèvera à 126 morts. Il faut avoir un cœur d’airain et une foi qui ébranle les montagnes pour ne pas désespérer, pour ne pas faillir, pour ne pas défaillir.
Et c’est tout l’enseignement de Matoub, allant dans le sens de la pugnacité, de la bravoure et du dévouement total, qui est fait sien par la nouvelle jeunesse de Kabylie afin de forcer les horizons à s’ouvrir et le destin à s’accomplir.
