Hier et aujourd’hui : Haro sur l’identité

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Par Ahcène Belarbi

« La révolte arabe des Kabyles à Constantine »

Cette incongruité, relevée par Mouloud Feraoun dans L’anniversaire, est un titre porté à la une d’un journal alsacien, au lendemain des émeutes tragiques d’août 1945.

La France comptait alors 115 années de présence en Algérie, c’est à dire plus qu’il n’en faut de temps à une puissance colonisatrice de l’époque, pour s’imprégner des réalités géographique et ethnolinguistique du pays. A l’évidence, la machine colonialiste française, mise en branle, distille, envers la métropole, une information orientée et sélective du pays à conquérir : depuis le projet du Royaume arabe, préconisé par Napoléon III, le pouvoir colonial, confine l’Algérie, sur le plan culturel, à un prolongement naturel de l’Orient arabe, (vision exotique largement exprimée par l’imaginaire littéraire des écrivains du XIX e siècle, dont A.Gide fut le célèbre représentant), et un territoire dont les populations, à la mentalité et aux mœurs primitifs, nécessitant une « domination totale » et un « ravage du pays »(1).

Dès lors, la distinction entre populations algériennes et populations européennes est instituée, par le pouvoir politique colonial, par des appellations à connotations religieuse et identitaire : Musulmans et Européens, qui ont d’emblée, floué pour des années, voire des décennies, l’identité de la personnalité algérienne.

Bien entendu, l’enjeu était de taille. Il s’agissait, par le déni d’une identité territoriale (algérienne) de priver les populations autochtones de toute référence à un territoire légitime – ce qui, le cas échéant, aurait, de fait, mis en évidence le caractère colonialiste de la présence française.

Le concept généraliste de  » Musulmans  » occulte les spécificités culturelles et linguistiques authentiques de l’Algérie. Par pure logique coloniale, on ne reconnaît à l’Algérie qu’une seule langue, une langue supra-territoriale : l’arabe. D’où la création de « Bureaux arabes », puis de l’arabisation de l’onomastique de lieux à consonance berbère, voire même des noms de familles de la majorité des branches berbères (Kabyles, Chaouis, Chenouis, Mozabites, etc.)

Paradoxalement, des missionnaires, des officiers et autres ethnologues français, fouillaient dans le passé de l’Afrique du Nord, s’intéressaient à la culture et la langue berbères, en particulier, kabyles (2). Mais rien n’est entrepris pour aider les populations berbérophones à mettre en valeur leur langue, leur culture, dans le but d’une reconnaissance vitale. Le travail de ces ethnologues, en terre berbère, comme sur d’autres territoires conquis, « tendait à réduire la culture des peuples colonisés, au statut d’objet de curiosité, d’exotisme et de vestige du passé de l’humanité », comme l’ont si bien souligné, Melha B. Benhamadouche et Rachid Bellil(3).

Pour mieux les priver de leur existence en tant que Berbères, la France les rattacha à une « administration indigène », les fameux bureaux arabes. Et ce statut, « c’est nous qui l’avons imposé aux Kabyles en arabisant leur pays par le caïdat et l’introduction de la langue arabe », reconnaît, fort à propos, Albert Camus (4).

Le pouvoir politique colonial, qui a commencé l’arabisation de l’Algérie, pour les besoins de son projet utopique du Royaume arabe, a semé les germes d’une dérive identitaire et culturelle, que le pouvoir algérien, post-indépendance, récupère pour assoir sa légitimité dans le terreau arabo-islamique, initié par la France.

Du coup, la culture berbère, et en particulier kabyle, devient, pour reprendre, à juste titre, l’analyse de Mouloud Mammeri, « culture à la fois vivante et dénuée de légitimité (5). » Aujourd’hui encore, après plus de quarante années d’indépendance, au terme de 132 ans de présence française effective en Algérie, et une histoire passionnée et profonde entre les deux pays, l’amalgame identitaire d’hier demeure une réalité vivante. La majorité des Français ne voient en les Algériens que des musulmans et donc des Arabes. Même les jeunes Franco-Algériens, nés en France, se définissent ainsi. Engoncés, à leur tour, dans un vocable uniciste et pervers, « Beurs », dont les affuble la France officielle, ils prennent, comme lieu de références originelles, l’arabo-islamisme.

De génération en génération, la dénomination, Beurs, s’installe dans les esprits, jusqu’à prendre une dimension sociale et identitaire spécifique, au sens que ces jeunes forment une « communauté » à part, avec des valeurs et une culture aussi bien étrangères à la société française qu’à la société algérienne, proprement dites.

Pourquoi une telle « radicalisation » identitaire par un simple jeu de mot ?

En fait, ces jeunes, ne sont-ils pas simplement franco-algériens, comme le sont les franco-italiens, les franco-espagnols, etc. ? Est-ce leurs diverses origines, du côté de leurs parents, qui gênent tant, et qu’on tend à simplifier, comme au temps de la colonisation ?

En tout les cas, cette terminologie de Beurs, qui ne peut être, à notre sens, que péjorative et donc dépréciative, puisque destructrice d’authenticité, ne peut prétendre, historiquement ou étymologiquement, à une quelconque légitimité. Même linguistiquement, aucune racine ne lui confère une valeur d’anomination : Beurs, c’est beurre, amputé de quelques lettres, un point c’est tout. C’est-à-dire « un corps gras alimentaire onctueux qu’on obtient en battant la crème du lait », selon le Robert de poche.

Collé, comme identifiant, à une communauté de jeunes, il suggère, dans une acception plus large, l’existence d’individus hybrides, sans consistance culturelle ou éducative.

En un mot, il désigne des éléments d’une nation qui, loin de les fondre en son sein, leur confère, au contraire, une altérité qui les distingue d’elle. Par cette altérité, la France signe son refus de les reconnaître comme siens. Cette vision, exprimée par ce vocable de Beurs, ne tend-elle pas — si ce n’est déjà fait — à créer un conditionnement psychologique dans l’esprit de ces jeunes ? En d’autres termes, Beurs, n’est-il pas devenu, pour eux, une forme d’affirmation de leur personnalité, avec des comportements et une conduite érigés en valeurs, et en dehors desquels ils ne se sentent pas exister ?

Manifestement, ça en a tout l’air. Comme quoi, les amalgames ont toujours leurs revers. Surtout quand la dérive va plus loin, comme ici, où, de simple appellation, Beurs devient… une couleur de peau.

Blancs, Blacks, Beurs…

Ce triptyque, à l’origine symbolique de la France multiculturelle, investit le terrain du marketing et celui des médias et de la presse, qui, obéissant au pouvoir de l’argent, n’hésitent pas à transformer en couleur (qui sous-entend : race), une simple désignation culturelle.

Initialement, le terme Beurs visait, sans doute, à l’embrigadement des jeunes Maghrébins, nés en France, afin de les « extraire » du terreau parental, vu comme un obstacle à leur « intégration » parfaite dans la société française. Ce faisant, on les déracine d’un côté, et on leur ferme les portes, de l’autre. Cet état de fait, loin de favoriser le processus de leur francisation, leur crée un complexe aux conséquences que l’on connaît : ils méprisent leurs cultures parentales, et demeurent imperméables à la culture française. Doublement frustrés, ils se réfugient, pour la plupart, dans la nébuleuse arabo-musulmane, où ils croient trouver, comme l’a si bien écrit Fouad Laroussi, « un imaginaire fantastique, une identité factice »(6), puisque, paradoxalement, ces jeunes parlent peu – ou pas du tout- l’arabe (même ceux issus de parents arabophones ), et ne possèdent ni ne pratiquent les valeurs musulmanes.

Les jeunes Franco-Algériens, ont une façon de vivre et d’agir implicite de l’univers social occidental, dans la mesure où leurs règles de vie obéissent à un instinct de « défensive » contre la vision, qu’ils jugent réductrice, par laquelle les médias et certaines sphères sociales et politiques, les définissent, en marge de leur citoyenneté française.

Les jeunes Franco-Algériens ne sont pas Beurs (vocable creux, vide de sens et d’essence), pour l’unique et irréfutable raison qu’ils sont issus de deux pays nommés, la France et l’Algérie, ayant des langues et des cultures distinctes et diverses. Une identité, ne se résume pas à une religion dominante, ni à la langue officielle, voulue ou imposée par les pouvoirs en place — comme le tendent à l’entériner les autorités françaises — en ce qui concerne l’Algérie —, en ne reconnaissant, comme langue de ce pays, que l’arabe.

L’ex-ministre de l’Education, Jack Lang, affirme, à tort, mais dans un but politicien évident, qu’il faut que « l’enseignement de la langue arabe soit fait par de bons profs [pour les jeunes Français d’origine algérienne] car c’est la langue de leurs parents et grands- parents. »

Ce qui reconduit, encore une fois, l’amalgame insolite que fait la France entre berbérophones et arabophones, pour instituer une vision simpliste, à travers une homogénéité nihiliste, de la société algérienne. « L’identité est d’abord affaire de symboles, et même d’appartenances », écrit Amin Malouf (7).

A quels symboles, à quelles appartenances peut référer le terme Beurs ?

A aucun ! Les  » Beurs  » ne représentent ni le prolongement des valeurs parentales, ni le modèle de valeurs françaises intériorisées.

Et si ce vocable ne renforce, de part et d’autre, aucunement l’identité d’une jeunesse née entre deux cultures, il développe un impact négatif par le dévoiement d’une personnalité qui se cherchera toujours et en vain, puisque détournée à jamais de ses sources et donc de son histoire. Et sans ses sources et son histoire, l’identité sera et restera une sorte d’effigie aléatoire et fluctuante, dont les contours dépendront toujours des idéologies et des politiques à venir.

A moins d’un sursaut de cette jeunesse franco-algérienne, pour se débarrasser du vocable réducteur et dépréciatif de Beurs, et s’afficher au grand jour en tant que Français à part entière, avec une culture parentale, arabe ou berbère, dont il doivent résolument se revendiquer, en tant que complément essentiel de leur identité, leur déracinement de toute attache généalogique et culturelle authentique est inéluctable.

Dévoyer les identités c’est amputer, à chaque fois, l’Humanité de quelques-unes de ses racines, en lui substituant une diversité factice, dictée par les intérêts et les ambitions démesurées des pouvoirs politiques aux antipodes des valeurs humanitaires, qu’ils sont censés préserver et promouvoir.

A. B.

(1) A. de Tocqueville, Travail sur l’Algérie

(2) J. Servier, Dallet, etc.

(3) In introduction à Culture savante, culture vécue de M. Mammeri.

(4) In Chroniques algériennes, 1939-1958

(5) Culture savante, culture vécue

(6) In Identité et identification

(7) Les Identités meurtrières.

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