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Lorsqu’un théoricien de la langue crée

La production littéraire d’expression amazighe semble de plus en plus et de mieux en mieux prendre ses distances des génotypes identitaires et revendicatifs. Cette distanciation concourt à la ‘’déghettoïsation’’ du fait littéraire kabyle, voire même à son universalisation pour peu que le génie de cette langue soit mis en relief. C’est, sans aucun doute, à cela que feu Mammeri faisait allusion en affirmant que « le ghetto sécurise mais stérilise ».

Un autre fait concourant tout autant à hisser haut la littérature kabyle est la réappropriation de la langue de tous les jours. C’en est fini avec ce tamazight que peu de gens comprennent et, qui plus est, agresse le texte.

On se rappelle tous de ces productions noyées dans des néologismes que moins nous comprenions et plus nous applaudissions. Nous constatons, depuis déjà quelques temps, le réajustement du cap des Les lettres kabyles.

« Ger zik d tura (d’Antan et d’aujourd’hui) », de docteur Said Chemakhe, édité en 2008 avec le concours du HCA, s’inscrit dans cette nouvelle donne littéraire. La première mouture de ce recueil de neuf nouvelles et cinq autres textes a été sélectionnée au Prix Mouloud-Mammeri en 1993. L’auteur y recevra un Prix d’encouragement.

Les nouvelles de Chemakhe, ce théoricien de la langue, s’intéressent sans tabous et dans une langue fluide à l’homme et à la femme kabyles (d’Antan et d’aujourd’hui). L’amour, l’infidélité, l’envie, la haine, la vendetta…sont tout autant de sujets complexes sur lesquels l’auteur lèvera le voile sans, que le lecteur n’ait cette impression que l’écrivain s’est introduit par effraction dans l’intimité du Kabyle. Chose qui n’est pas évidente dans une société a priori impénétrable et ne laissant rien transparaître de ses états d’âmes.

Said abordera des sujets graves et tabous avec une pointe d’humeur qu’on lui connaît dans la vie de tous les jours.

Dans « 3ecrin duru » (septième nouvelle, page 54), l’auteur réussi le tour de maître de nous tenir en haleine jusqu’à la dernière phrase : « …Tamettut-ik… teghli-d seg ubalkun, temmut « . Le condensé de gravité dans « 3ecrin duru  » nous tombe sur la tête, sans avertir, à la lecture du dernier mot de la dernière page. Said réussira ainsi une interactivité émotionnelle. Le lecteur méprisera Basel (clin d’œil au baâthisme), compatira avec Awajhan, noiera son chagrin dans un verre avec Arezqi… bref, il s’émouvra à la découverte des fragments de vie que lui propose l’auteur.

Il est rare qu’un théoricien de la langue s’aventure dans l’univers de la création. Mais il faut dire que Said n’est pas seulement un scientifique. Ce militant est imprégné de taqbaylit, langue et culture depuis Assi Youssef (Boghni), en passant par Bab Ezzouar jusqu’au département de langue et culture amazighes de Tizi Ouzou où il est enseignant. C’est donc un théoricien de la langue, qui n’est pas indifférent aux palpitations de la kabylie, qui vient d’agrémenter la littérature Kabyle d’un peu plus de génie. Et la rencontre entre un théoricien de cette nature et une feuille blanche ne peut être que géniale.

« Ger zik d tura, est une preuve, une de plus, que la littérature d’expression kabyle est bel et bien là et qu’elle ne se fabrique pas dans les laboratoires stériles.

T.Ould Amar

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