“Un roman est fait pour susciter des réflexions et soulever des débats”

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La Dépêche de Kabylie : Votre roman Tighersi, Rupture disponible depuis quelques jours dans certaines librairies traite d’un thème fondamental, la rupture, apparue aux lendemains des évènements d’octobre 1988. A travers cette œuvre, votre principale préoccupation est-elle de prendre position, de dénoncer ou tout simplement de témoigner ?

Mohand Aït-Ighil : Thighersi n’est ni une prise de position ni une dénonciation, encore moins un témoignage. Il s’agit tout simplement d’un roman. Et dans un roman, ce qui est le cas de Thighersi, il n’y a qu’un récit, un enchaînement d’actions entrecoupées par des descriptions qui répondent aux besoins de la narration. Il y a certains chapitres qui se réfèrent à certains évènements de l’histoire de notre pays : la Guerre d’Algérie, les évènements du 19 mai 1981 qui sont tirés de la réalité ; il y a aussi des passages descriptifs (le village, les travaux champêtres, le bar…), les caractères des personnages et leurs relations qui renvoient à un monde réel. Sinon, la plus grande partie du roman est fictive.

Ceci dit, les personnages remplissent uniquement un rôle dans le développement de l’action et du récit. Ils créent l’illusion de la réalité : l’aspect physique, l’identité, la personnalité, les valeurs symboliques. A titre d’exemple, le personnage de Meziane intervient dans le récit, soit pour subir les actions, soit pour les provoquer.

Alors, Thighersi n’est qu’un discours descriptif ?

Tout à fait. Là, je suis entièrement d’accord avec vous. A l’exemple de l’opération de battage du blé, j’ai effectué des recherches à travers trois ou quatre villages pour approfondir mes connaissances concernant l’aire à battre et le battage lui-même.

A partir de ces recherches, j’ai appris beaucoup de choses sur le sujet que je transmets à travers mes œuvres aux lecteurs. L’espace intérieur de l’aire à battre est sacré : on y entre uniquement pieds nus et dans certaines régions on doit même se purifier comme pour un rituel religieux.

On le compare souvent à l’intérieur d’une mosquée (annar am tgherghert n ldjemaâ). Les matériaux employés dans son aménagement comportent quelque “noblesse” : (la bourse, l’émulsion noirâtre d’olives…). Son architecture est soumise au climat. La partie est de l’aire à battre est destinée à une tâche précise, la partie ouest pour autre chose, il doit posséder un rempart… etc.

Il est question aussi de l’architecture d’un village kabyle. A titre d’exemple, l’endroit où est construite la fontaine est étudié, les maisons sont presque bâties l’une sur l’autre mais sans aucune vue sur l’espace intérieur de la maison du-dessous… pour ne citer que cela, sinon il y a aussi la description de la ville, des portraits de personnages.

En plus de cet aspect descriptif auquel vous tenez tant, votre roman parle de Tighersiwin (ruptures au pluriel) : rupture entre la jeunesse et les gouvernants, rupture entre les anciennes et les nouvelles générations, rupture de l’individu avec son passé (le cas de Xalfa, l’imam du village)… La rupture est partout. Est-ce délibéré ?

A travers le monde, même dans les pays qui ont atteint un développement intellectuel et civilisationnel important, on entend parler de diverses ruptures et même de très grandes ruptures (chercher des bases de vie dans la planète Mars est en soi une rupture). A mon humble avis, la rupture est visible dans l’immense majorité des cas chez les personnes qui n’acceptent pas l’ordre établi qui échappent aux pressions matérialistes et au contrôle du système. Ceci dit, l’esprit révolutionnaire chez nous persévère. Qui dit révolutionnaire sous-entend un esprit épris de changements, donc de rupture. C’est tout cela que j’ai voulu décrire avec un style romanesque (rupture entre la manière de penser du père et celle du fils ; interprétation contradictoire du traditionalisme chez Meziane et Baba Mouhou…), le roman foisonne de ce genre de situations.

Vous racontez ces “ruptures” sur fond de description d’une Kabylie idyllique, à la Feraoun, et du récit des causes (combat libérateur, combat identitaire) qui sont détournées de leur fleuve ou finissent mal en provoquant des malentendus ou plus graves des déchirures !

Comme je l’ai déjà dit, Thighersi n’est pas un témoignage. J’ai voulu décrire l’image d’une rupture qui ne se limite pas dans le temps ou au vécu d’une génération à une période donnée. Je parle de rupture comme étant une constance, comme quelque chose de valable en tout temps et en tout lieu. Le côté positif qui peut se dégager de cette “rupture”, c’est bien sûr la quête du nouveau, du changement… Pour ce qui est des références que vos venez de citer, je trouve qu’il existe toujours chez un auteur ce besoin de dire des choses vécues par son pays et son peuple, sans toutefois se dire témoin ni dénonciateur.

Comme Rousseau et plus tard Bourdieu, certains de vos personnages pensent que la modernité est une régression par rapport au modèle de vie traditionnel… C’est la modernité qui a engendré Tighersi ou le contraire ?

Question pertinente ! Mais attention, ceci ne constitue pas une préoccupation dans mon roman. Si dans mon œuvre des personnages, à l’exemple de Baba Mouhbou, continue à vivre à l’ancienne, ce n’est nullement pour s’opposer à la “modernité”, c’est surtout pour transmettre son expérience agraire et sa philosophie de la vie pour les générations montantes. Vous me permettez d’ouvrir ici, une parenthèse et donner mon avis sur la rupture actuelle entre la population et ses traditions. Je pense que la première rupture subsiste dans la manière de transmettre les repères d’un peuple ou d’un temps par les témoins aux nouvelles générations. Le traditionalisme et la modernité ne sont pas en concurrence. Au contraire, l’un complète l’autre et ainsi la vie continue, ce n’est qu’un espace temps où la différence existe. C’est la perte volontaire chez certains des valeurs ancestrales qui est inquiétante. La modernité est une réalité, personne ne peut y échapper ; toutes les sociétés la subissent ou l’appellent de leurs vœux, mais à tout un chacun sa manière de garder ses valeurs ancestrales. Les bottes en cuir Santiago qui sont à l’origine des souliers du fameux cow-boy américain, c’est-à-dire les souliers de vachers et de bouviers américains, sont devenues les souliers les plus onéreux au monde. De même pour le blue-jean qui est à l’origine un vêtement de travail est devenu de nos jours le vêtement le plus porté au monde, pour ne citer que ces deux exemples matériels. Chez nous, la situation est catastrophique : on a tendance à fuir nos us et coutumes comme de la peste. Même les fêtes qui se déroulaient naguère dehors, en plein air et constituaient de véritables moments de partage sont aujourd’hui organisées dans des salles à huis clos. Bref, il y a ceux qui ont réussi à valoriser leurs traditions et à les imposer au monde, il y a les autres, comme nous, qui acceptent passivement le rôle peu enviable de consommateur. Et l’on cache nos travers derrière de faux alibis, telle la modernité.

En quelque sorte, la tradition “texser” a perdu et la modernité “ur terbih ara” n’a pas gagné…

Je pense que la question précédente est suffisamment claire et répond amplement à votre question.

Votre personnage principal ressemble à n’importe quel jeune homme épris de justice: les aléas qu’il rencontre dans sa quête d’un monde juste sont le lot de tout militant qui accepte d’ailleurs le sacrifice suprême…

Je suis entièrement d’accord avec vous sur ce fait. Nous, quelquefois nous avons une mémoire courte. Qui se souvient de Mohamed Haroun, de Mekbel ?… Alors, si je peux dire, Meziane est en quelque sorte l’archétype de ces héros qui ont sacrifié leurs vies pour des causes justes et qui sont aujourd’hui totalement oubliés par les populations. C’est vrai que des activités sont parfois, organisées pour commémorer leur naissance ou leur disparition mais ces commémorations ne dépassent pas le cadre festif : inculquer leurs idéaux aux nouvelles générations, semble-t-il, n’est pas la préoccupation majeure de ces célébrations. Ces militants morts pour que subsiste leur idéal sont classés comme des “dates” à célébrer, sans plus !

Méziane est le personnage principal, et en tant que tel son départ est resenti plutôt comme une fuite, une solution de facilité. Les militants “en retraite”, qui restent au pays, valent finalement mieux que lui. Fuir son pays en détresse, laisser sa vieille mère n’est pas du tout héroïque ! Pourquoi avoir choisi pour un militant berbériste sincère un tel sort ?

Pour la première partie de la question, je dirai que ce voyage ce n’est pas du tout une fuite. Il y a un passage dans mon roman qui indique la formation professionnelle du personnage Meziane. Il est marin, il a choisi ce métier pour pouvoir sortir et découvrir le monde.

En ce qui concerne “la fuite et la retraite des militants”, à mon sens le militant sincère des causes juste garde toujours l’esprit et les réflexes militants où il se trouve. Le fait d’agir, même dans un cercle familial, minime soit-il, c’est vouloir changer quelque chose, cela est du militantisme. On peut militer partout où l’on se trouve. Enfin, à chacun sa conception et ses capacités.

Finalement, Méziane et Mokrane même s’ils portent des noms anonymes sont tous les deux “grands” dans leurs univers…

Entre Méziane et Mokrane il y a des situations contrastées. Meziane (le petit) rencontre Mokrane (le grand). Ce dernier lui narre une période cruciale de l’Algérie qu’il a vécu et que Meziane n’a pas vécue… J’ai voulu que le lecteur sente que Méziane parle avec son alter égo. C’est Méziane qui devient Mokrane…

Sérieusement, vous ne pensez pas que nous sommes en quelque sorte tous des Méziane ?

Comme vous le dites, en chacun de nous sommeille un Méziane et à chacun de faire son petit bilan. Qu’a-t-il fait pendant sa vie pour espérer mieux aujourd’hui ? Comme on dit en kabyle, “Ayen tkerzedh ara tmegredh”. Combien sont-ils à avoir osé réveiller en eux ce Méziane ?

Dernier mot ?

Je voudrai terminer cet entretien en disant que l’idéal pour un roman à sa publication c’est de susciter des réflexions, des débats sur ses dits et ses non-dits, sur ses thèmes et ses rhèmes… Enfin, il doit faire l’objet de toutes sortes de critiques pour que la littérature puisse trouver son compte.

Propos recueillis par Boualem B.

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