Il y a dix ans, le corps fut criblé de balles et le souffle éteint mais il y a dix ans aussi la deuxième vie, la vraie et l’éternelle du barde assassiné, a commencé et n’en finit pas d’enflammer la Kabylie de mille feux et de dire encore l’espoir et l’insoumission qui hantent cette région et qui devraient un jour se propager dans tout le pays.
« L’effet Matoub », quoique moins tonitruant que de son vivant, n’est pas mort. La colère de sa voix emplit encore les maisons, les cafés, les transports en commun et la radio kabyles. Mais, faut-il toutefois le dire, l’amertume et la révolte qui ont suivi son assassinat se font de moins en moins audibles et ceux qui ont décidé un jour d’été de l’éliminer commencent à croire aujourd’hui que leur but a été atteint : celui d’atténuer puis effacer l’emprise savante de Matoub sur l’instinct rebelle de ses compatriotes.
Encore, pour ne pas céder à cette triste conclusion, faut-il affirmer aujourd’hui que le Rebelle n’est pas près de mourir, que même si l’on n’attend plus un nouvel album signé Lounès ou un nouveau gala, l’œuvre de cet artiste inclassable demeurera immortelle parce qu’intemporelle et toujours d’actualité.
La poésie de Matoub, œuvre entière et intègre, regorge de beauté, de colère et d’amour. Sa musique, rencontre sensuelle entre chaâbi, andalou et berbère, est un pur régal auditif et enfin sa voix, cocktail explosif de liqueurs inflammables révolte au gout de charbon, amour à la couleur de braise et liberté à l’odeur enivrante.
Les mots du Rebelle transcendent toutes les idées reçues dont on a encombré la chanson engagée et les chansons d’amour, et sa musique fortement inspirée du chaâbi (Feu Gerouabi était son idole et ami), n’en est pas pour autant purement traditionnelle mais adroitement harmonisée avec l’air du temps. L’artiste vivait son époque pleinement et en faisait témoigner son verbe et sa musique. Sa vie personnelle n’était pas quant à elle étrangère à son combat et à son art. C’était la vie d’un poète libre, écorché et acerbe, un parcours hors-pair gorgé d’aventures, de succès et de déceptions. C’était aussi la trajectoire d’un homme souffrant et trahi et qui, malgré la profondeur de ses blessures, se refusait à succomber au désespoir et se relevait à chaque fois, plus fort et plus décidé: « Aghelluy d’lehfadha, thanekra d’essâya » (Trébucher est apprentissage, se relever est capital) a-t-il dit dans son dernier concert au Zénith le 25 janvier 1998.
Ce gala, ultime rencontre avec ses adorateurs, se voulait un chef-d’œuvre, une belle apothéose que personne ne soupçonnait en être une malgré la menace et le pressentiment déjà fort de Lounès que les ennemis de la liberté ne le laisseront pas vivre plus longtemps.
C’est en offrant ses plus belles chansons mais aussi ses plus controversées à un public assoiffé de lui que Matoub a fait de ce gala l’ultime triomphe de son parcours époustouflant.
Cinq mois après, les assassins étaient là, sur la route qui le menait de Tizi-Ouzou à Beni Douala, cette piste poussiéreuse qui l’a conduit à son destin et à sa gloire. Des mercenaires déguisés en terroristes ont péniblement réussi ce jour-là à taire la joyeuse symphonie de ses battements, après une lutte acharnée dont Lounès espérait non pas la survie mais simplement la belle mort : celle d’un homme qui tombe sous les balles, l’arme à la main. Que pourrait espérer de plus un combattant tel Matoub que de mourir en héros?
Son corps inerte est certes six pieds sous terre depuis dix ans mais une miraculeuse résurrection dont peu de gens jouissent, l’a remis aux devants de la scène, pas celle des stades et des salles de spectacle mais celle impérissable de la mémoire collective. Matoub était un guide de son vivant ; aujourd’hui il est devenu un repère historique ! A l’instar de Kahina, Massinissa et autres figures emblématiques de notre Histoire, Matoub Lounès occupe un trône non-éjectable dans le mythe populaire algérien mais aussi magrébin et occidental.
Une rue Matoub Lounès sera inaugurée à Paris alors qu’en Algérie, le barde est toujours interdit de la chaîne unique et les chansons qu’on passe à la chaîne II sont minutieusement filtrées dans le tamis de la censure pour n’offrir aux auditeurs qu’une seule facette du personnage : l’homme amoureux, torturé et abandonné. Cette censure maladroite relève certainement d’un dessein toujours féroce de soustraire l’artiste à l’image du meneur d’émeutes indésirable et nuisible. Un objectif rarement atteint, heureusement, car malgré la censure, l’inhibition et le silence sur la vérité de sa mort, la plupart des Kabyles entretiennent la vie posthume du barde.
L’image sereine et la voix rocailleuse et tranchante, Matoub traîne encore dans les cafés et les restaurants de Tizi ; il traverse Bougie et fait le bonheur de ses soirées estivales ; il gravite les montagnes et se ballade dans les vallées et il berce toujours aussi paternellement le quotidien de ses amis, ses protégés et son peuple.
Dix ans déjà et le visage du Rebelle est toujours rayonnant et n’est pas près de se faire ronger par les vers de l’oubli.
Sarah Haidar