Les Imperméables

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Par, Salomé Novice

Dévisager un homme… Non pour le séduire ou pour le mettre dans l’embarras. Non, c’est beaucoup plus subtil…

Dévisager un homme pour l’admirer, pour retrouver dans chacun de ses traits une œuvre d’art, une réponse, un monde…

Cela intéresserait bien peu de femmes. Les femmes s’amusent à croire en l’amour, la dévotion, les valeurs suprêmes de l’union avec l’autre, la tranquillité d’un ménage bâti sur des bases solides, les enfants, la vieillesse paisible auprès de la cheminée…

Mais une femme, ça sait voir au-delà de tout ça, ça comprend le langage secret de la peau, des moindres plis dans un visage d’homme, de la plus cachée de ses blessures, de ses défaites, de ses larmes. Dévisager un homme c’est d’abord penser à lui en fermant les yeux, l’imaginer dans tous ses états, deviner la couleur de ses mystères, le goût de sa salive, l’odeur de son corps après l’amour, le bruit de ses caresses, l’éclat de ses yeux quand il parle de son poète préféré, l’authenticité de son émotion quand il évoque un souvenir… C’est d’abord savoir s’incruster dans chaque moment de sa vie, se mettre dans la peau de toutes celles et de tous ceux qu’il avait connus avant elle et qu’il connaîtra après elle, partager tous ses moments intenses, dans le passé comme dans l’avenir… J’avais songé à tout ça quand je racontais à mes étudiants l’histoire de ces deux-là… Un homme, une femme, un feu…

Je voulais leur transmettre cette brûlante conscience de ce qu’est vraiment le feu naissant entre un homme et une femme. J’avais peur qu’ils s’empressent de lui donner un nom connu, commun, con :  » l’amour « . Je craignais de réagir d’une manière violente, les traiter d’ignorants, de superficiels, de sots… Je voulais y aller doucement. Ce sont de jeunes gens qui ont à peine commencé à se frayer un chemin dans la vie…

– Ils se sont rencontrés dans la rue, un soir de pluie. Elle, avec son imperméable en cuir noir ; lui, avec ses blessures et son parapluie. Ils pensaient au même moment à la même chose : « Il pleut, je suis seuls, je marche, je vais quelque part et je veux que ce ‘‘quelque part’’ devienne ma patrie ! ». Et puis, ils se sont croisés, se sont regardés dans les yeux. Son regard à elle était de couleur verte, c’était comme une comète traversant la nuit. Quant à lui, il était la nuit, sombre parce que pleine de lumières enfouies dans ses entrailles. Tous les deux étaient seuls, une solitude choisie, un exil volontaire. Cela leur fit un peu peur de découvrir qu’on pouvait bien être deux à partager la même solitude ! Ils ne voulaient pas avoir de projets. Ils prirent un café dans un bistrot, auprès d’une vitre trempée de pluie. Ils échangèrent quelques regards, quelques mots, quelques refrains familiers… Et puis, au moment de se séparer, ils réalisèrent que c’était désormais impossible… Ils prirent donc la voiture pour aller quelque part, là-bas, vers la patrie, ensemble… Ils étaient tellement pressés qu’ils avaient fait un accident et trouvé la mort. Immédiatement !

Essoufflée, je m’effondrai sur ma chaise et demandai à mes étudiants quelques commentaires :

– C’est de l’absurde, madame ; ça me rappelle instantanément Albert Camus !

– Je crois que c’était un fameux coup de foudre qui avait pris fin au bon moment car sans cela il se serait transformé en un foyer : des enfants, des scènes de ménages, une maîtresse, un amant… et tout le bordel !

– Moi, je pense que cette histoire n’a ni queue ni tête. C’est un hommage au dadaïsme qui, nous l’avons vu, était un courant on ne peut plus stérile !

– Tout ce que j’ai admiré dans cette histoire, et c’est l’essentiel, je crois que c’est la description de leur rencontre. Ce genre de textes est dédié à la beauté des mots, à l’esthétique, rien de plus !

– J’avoue qu’en écoutant madame lire ce texte, j’avais très envie de partager les mêmes moments intenses avec une inconnue, en prenant soin de supprimer l’accident bien entendu !

– Au contraire, je crois que tout le charme de l’histoire se situe dans l’accident.

– Je pense que l’histoire est simple, c’est une histoire d’amour qui a été avortée par un coup de hasard…

– Tout le monde est d’accord sur ce point : c’est un amour. Seulement, l’accident pourrait susciter plusieurs points de vue…

Silence…

Ils me regardaient comme s’ils attendaient de moi quelque chose. Je n’étais pas déçue, je ne leur en voulais pas, j’ai même aimé quelques commentaires… Je m’apprêtai à leur dévoiler le secret de cette histoire quand je vis une main au dernier rang demander la parole. C’était une jeune beauté aux yeux verts, aux cheveux blonds cendrés. De la tristesse plein les yeux, des souvenirs en déferlaient, des images et beaucoup de brouillard…

– Puis-je savoir qui a écrit cette histoire, madame ?

Pourquoi eussé-je mal au cœur quand j’entendis sa question ? Je voulais tant me taire et lui demander de nous faire part de son commentaire sans plus ; mais je n’en avais pas le droit.

– C’est moi… répondis-je

– Pourrais-je donc demander votre permission pour que j’écrive une autre fin ?

Une autre fin ? Je n’ai jamais su ce qu’était le sens de ce mot dans la littérature ! Aucun roman, aucune nouvelle, aucun essai, aucune thèse philosophique n’a jamais eu de fin ! La fin n’a jamais été le but de l’écriture ! Ecrire, c’est d’abord relater une histoire continue, changeante, immortelle. La fin, c’est la mort de l’art !

Je ne pouvais pas dire tout cela à la jeune étudiante. Elle devait le savoir. Tout ce qu’elle voulait c’était  » continuer  » l’histoire ; elle s’est juste mal exprimée !

– Avec plaisir, mademoiselle ! Je vous donne le manuscrit et je me ferai un plaisir de vous lire.

Tout le monde sortit de la salle. J’étais de nouveau seule. Je songeai à la  » fin  » qu’allait m’offrir cette jeune madone.

Il pleuvait. Sur la vitre, je voyais des formes familières se dessiner et puis disparaître et couler tel un fleuve dans des échancrures secrètes. L’éclair, splendide lumière fugace, comme la vie ; et puis le tonnerre, cette voix virile et autoritaire parlant dans une langue étrange, comme la mort !

L’absurde, le coup de foudre, l’amour, l’esthétique… Je souriais au souvenir de chaque commentaire. Mes étudiants étaient adorables. Ils m’apprenaient souvent bien des choses. Peut-être, en leur racontant cette histoire, cherchais-je à découvrir son secret ! Mais — hélas — ! leurs réponses étaient assez rationnelles et trop faciles ! Je devrais donc attendre cette fameuse  » fin  » que me promet mon étudiante…

Trois jours après, la fille aux yeux verts posa la feuille sur mon bureau. Je ne voulais pas la lire en solo. Je voulais l’entendre.

– Veuillez nous la lire, mademoiselle !

Les autres n’attendaient que ça : les garçons pour écouter une aussi belle voix et regarder à satiété un visage aussi divin ; les filles pour se chuchoter quelques commentaires méchants…

– Les autorités concernées vinrent sur les lieux mais on ne retrouva pas les corps. Après quelques investigations inutiles, on avait fini par écrire ce mot sur le dossier de l’affaire :  » Mystère  » ! Au loin, quelque part, les deux âmes sœurs avaient retrouvé leur patrie. Une terre inondée de lumière et de pluie. Quand ils ouvrirent les yeux, se regardèrent longuement, promenèrent leur regard sur les lieux, ils avaient conclu en silence de se séparer… Elle, débarrassée de son imperméable en cuir noir, nue et pure ; lui, jetant ses blessures et son parapluie, léger et serein…

Silence…

Ai-je vraiment dit qu’il n’existe point de fin dans la littérature ?

A ma sortie de l’université, il pleuvait encore… Tout le monde était en imperméable de cuir noir. Tout le monde portait des parapluies presque identiques. Tout le monde avait ses blessures intarissables. Tout le monde avait une voiture et envisageait chaque jour une rencontre hasardeuse et un accident… Dévisager un homme ? C’est de la littérature ! Il n’y avait plus d’homme. Il ne restait que la couleur tranchante et fanatique des imperméables… !

S. N.

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