Le portique de la garantie

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Le poète-démiurge, dont on a commémore l’année passée le 100e anniversaire de sa mort, est l’emblème irréfragable d’un ressourcement salvateur qui allait projeter la Kabylie dans les sentiers de la recherche de son identité collective et de son ipséité en tant que communauté spécifique et en même temps solidaire du reste des composantes de la société et de la culture algériennes. A lui seul, le destin de notre troubadour résume le destin de toute la nation algérienne en général et de la société kabyle en particulier en en amplifiant les cris de douleur, les angoisses de la fatalité coloniale et les espoirs d’une résurgence attendue. Son parcours- véritable épreuve du temps faisant succéder à l’innocence d’une enfance cléricale une patente infortune personnelle- dit aussi pour nous l’harmonie, précaire mais prégnante, de la cellule familiale et du village kabyle avant la chute brutale prenant les allures d’une véritable déréliction humaine.

Plus qu’un témoin de son temps, loin de la situation d’un ménestrel gagné par le lucre, à mille lieues d’une prétention moralisatrice, celui qui repose depuis 1906 au Portique de la Garantie (Aseqif n’Tmana) symbolise l’esprit libre, le génie créateur, la parole salvatrice et le souffle immarcescible d’un verbe que les générations de la ‘’Crise berbériste’’ de 1949, les animateurs du Mouvement berbère de 1980 et les actuels défenseurs de l’amazighité ont conjugué avec l’exigence de ressourcement, d’épanouissement de nos valeurs culturelles, de liberté et de modernité, le tout se fondant dans une authenticité librement assumée.

Avec un autre prophète du verbe ayant été son contemporain- à savoir Cheikh Mohand Oulhocine-, notre poète incarne la Kabylie rebelle, insoumise. Loin de la sapience désuète qui installe la résignation, Si Mohand a crié tout au long de sa vie ‘’Anarrez Wala Aneknu !’’ (Plutôt rompre que plier). L’esprit et le verbe mohandiens ont été transmis de bouche à oreille, de génération en génération, jusqu’à pouvoir inspirer la chanson et la poésie modernes kabyles en en meublant les textes d’une prosodie et d’une éloquence que le temps n’arrive pas à démentir.

Plus d’un siècle après sa disparition, un hommage particulier doit être rendu à tous ceux qui ont permis que la parole de Si Mohand arrive jusqu’à nous sous sa forme écrite. Simples copistes – y compris en lettres arabes -, traducteurs amateurs, chercheurs en patrimoine ayant fait une recension des textes auprès de rapporteurs, traducteurs professionnels et anthropologues de la culture qui ont approfondi l’étude des textes mohandiens (à l’image de Mammeri), tous ces défenseurs de la poésie de Si Mohand et des valeurs qu’elle véhicule ont un mérite considérable dans la restauration et la réhabilitation d’un pan précieux de la culture kabyle. Le “Verlaine” ou le “Rimbaud’’ kabyle, comme le désignent certains chercheurs ou ethnologues européens en mal de comparaisons identificatoires nourries par l’européocentrisme, est pour nous le Mohand kabyle dans lequel se reconnaissent encore aujourd’hui la société et les hommes de Kabylie, dans leurs jours fastes ou pendant leurs heures angoissées, dans les moments de grandeur ou dans les situations d’infortune. Le saut historique que la Kabylie a effectué depuis l’indépendance du pays pour faire valoir ses droits culturels et linguistiques sous des régimes politiques où a régné l’arbitraire, le pouvoir personnel et le déni du droit à la différence doit beaucoup à l’héritage de Si Mohand qui a pu transmettre aux générations actuelles le bréviaire de la révolte, de la résistance, de l’esprit de liberté et du goût de l’indépendance, comme il a pu leur transmettre des mots, des syntagmes, des rythmes, des images et une prosodie dont la magie n’a d’égales que la tragédie et l’épreuve qui ont formé le destin de notre aède. En cela, il est le Portique de la garantie de nos luttes futures.

Amar Naït Messaoud

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