C’est que, depuis l’âge de 23 ans, lorsqu’il sortit son inénarrable Procès-verbal, Le Clézio n’a pas cessé de voyager, d’explorer les espaces les moins courus et de sonder les âmes et les cœurs les plus meurtris à travers le monde. Au cours d’un point de presse improvisé après l’annonce de l’heureuse nouvelle, l’auteur du Procès-verbal se dit inquiet quant aux répercussions de l’ébranlement du système financier international sur les petites gens, dans les communautés les plus précarisées de la planète. « Il faut continuer à lire les romans pour pouvoir se poser les vraies questions sur le monde », ajoute-t-il. Après moult pérégrinations, il se fixe actuellement aux Etats-Unis, dans l’Etat du Nouveau-Mexique.
Le Prix Nobel de littérature est doté d’une somme de 1 million de dollars. Le récipiendaire fera remarquer qu’avec un montant pareil, il pourra payer ses dettes.
Bien qu’il soit un auteur consacré, ayant à son actif une cinquantaine de romans, et dont les textes ont rejoint les classiques de la littérature mondiale dans les manuels de lecture, Le Clézio dira, dans un bref entretien à la chaîne France 2, qu’une récompense comme le Nobel joue un rôle de “légitimation” des efforts de l’écrivain. « Les écrivains sont très fragiles ; ils ont besoin de reconnaissance ». Il dira aussi, qu’ « on se remet en cause à chaque roman écrit ». De plus, ajoute-t-il, « un roman écrit est plus une interrogation qu’une affirmation « .
Jean-Marie Gustave Le Clézio est né le 13 avril 1940 à Nice de père anglais et de mère française. Issu d’une famille bretonne émigrée au 18e siècle à l’île Maurice, son père était médecin du gouvernement britannique au Nigeria. Le Clézio a travaillé à l’université de Bristol et de Londres. Révélé, à vingt-trois ans, par son roman Le Procès-verbal (1963), il a, par la suite, publié des nouvelles (La Fièvre, 1965) et d’autres récits (Le Déluge, 1966 ; Terra amata, 1967 ; Le livre des fuites, 1969). Il eut recourt à des techniques formelles assez personnelles (collages, substitutions de personnages, textes raturés,…) et à des descriptions très détaillées peu usitées par les nouveaux courants littéraires. Il y exprime, note Françoise Morel-Tiphine (dans le Robert des Noms propres), « l’aventure d’être vivant ». A l’image de son premier héros, ‘’désespéré ontologique’’, ses personnages sont habités par la hantise de la mort (Le Déluge), et c’est cette insatisfaction fondamentale qui les pousse à une errance constante (Le Livre des fuites). Acte de rébellion contre la société technocratique (La Guerre, 1970 ; Les Géants, 1973), contre la civilisation occidentale (Haï, 1971 ; Les Prophéties de Chilam Balam, 1976), l’œuvre se veut l’expression de « L’Extase matérielle » (titre d’un essai publié en 1967). « Il faut se contenter de regarder, avidement, de tous ses yeux » un monde présent dans chacun de ses phénomènes, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Le seul moyen, du moins le plus efficace, pour rendre compte des manifestations du vivant, demeure, aux yeux du nouveau Prix Nobel, l’écriture, « l’écriture seule, qui tâtonne avec ses mots, qui cherche et décrit avec minutie, avec profondeur, qui s’agrippe, qui travaille la réalité sans complaisance ». Le professeur Henri Lemaître dira des œuvres de Le Clézio : « Tous les livres de Le Clézio sont des paraboles de la solitude et de l’errance, inéluctable fatalité de la condition humaine ». Après le prix Théophraste-Renaudaot et Le Femina pour Le Procès-verbal en 1963, Le Clézion obtint, en 1980, le prix Paul-Morand décerné par l’Académie française.
Le Procès-verbal, une solide rampe de lacement
Reçu par certains critiques comme une œuvre faisant partie du ‘’Nouveau roman’’, Le Procès-verbal raconte l’histoire d’Adam Polo, reclus volontaire dans une maison abandonnée. Auparavant, il s’est consacré exclusivement à la lecture. De ce fait, note Henri Lemaître, il a contracté le virus du regard : il s’en sert pour se recomposer arbitrairement un univers qui ne soit qu’à lui, comme celui des terreurs enfantines, et, par exemple, il voit le soleil comme une gigantesque araignée. Quant aux gens qu’il regarde quand il descend sur la plage, il les regarde en dehors de toute relation éventuelle ou même hypothétique. De même avec les animaux : il suit chaque jour u chine jusqu’à la maison de sa maîtresse, mais il est bien entendu qu’il n’est pas avec le chien et que le chien n’est pas avec lui. Il trouve un rat blanc dans sa baraque : il le tuera. Les femmes ? Il en reçoit une, énigmatique, Michèle, mais ce sera pour s’enfuir hors de sa retraite et rejoindre le ‘’monde’’ : une lettre qu’à la fin du roman il écrit à sa mère dit bien que ce n’est pas pour y trouver une quelconque communication ; et quand il s’adresse aux gens, dans la rue, ceux-ci ont peur. Que va-t-il devenir ? Il est incapable de ‘’devenir’’ : « Il va dormir vaguement dans le monde qu’on lui donne ». Schmitt Michel, maître de conférences à l’université de Lyon-
II présente ainsi cette solide rampe de lacement qu’est le Procès-verba : »Maniaque du repli sur soi », Adam Pollo, jeune homme d’une trentaine d’années, sans profession, refuse l’idée de la mort. Ignorant s’il sort de l’armée ou de l’asile psychiatrique, il se sent isolé des vivants par son oubli ou sa folie. Asocial, il fait retraite dans une maison abandonnée au bord de la mer, loin de la ville, « attendant solitaire au bout de son corps grêle l’accident bizarre qui l’écrasera contre le sol, et l’incrustera à nouveau chez les vivants […] ». À longueur de journée, il contemple sa propre intelligence palpitante dans l’univers, sans relâche, à l’abri, comme immergé dans un monde préservé du mal, c’est-à-dire sans travail. Son inaction devient protestation contre une société suractive, où il ne trouve pas sa place. « Personnage sans épaisseur, sans qualités personnelles, simple destin en marche, aussi dénudé et vide que les héros de Beckett […] » (J.-L. Onimus), Adam Pollo incarne l’étrangeté d’exister. La sensation reste alors la seule évidence, l’unique certitude. Grâce à une attention obsédée et infinie, le jeune homme réussit à occuper le centre de l’Univers, qu’il voit en prophète. Son regard tourné vers la seule intelligence du monde descend vers la matière (la plage, le chien, le rat, les fauves du parc zoologique) et s’unit à elle. Conscience qui dit l’inépuisable existence de la chose tout en désirant la remplacer, Adam est voué à la perte. Son malheur vient de ce qu’il ne peut s’évader de soi et préfère se dissoudre plutôt que de participer. Égaré, sans avenir ni principes, prisonnier d’une existence sans mode d’emploi et bâtie à coups d’échec et de dégoût, Adam Pollo est finalement arrêté et jugé par les hommes dont il a voulu transgresser les interdits. Parce qu’il n’est pas entré dans le jeu, il est déclaré fou : « Adam, tout seul, étendu sur le lit sous une stratification de courants d’air, n’attend plus rien […]. Il va dormir vaguement dans le monde qu’on lui donne […]. Il est dans l’huître, et l’huître au fond
Le Procès-verbal place le lecteur devant une écriture du langage total qui exprimerait l’en-deçà des mots, la musique des choses, une forme de mysticisme sans Dieu. Le tourment, la rupture, les blancs et les rayures font éclater le réel que le texte cherche à reconstituer comme un puzzle. Le Clézio tente de retrouver la fraîcheur et l’authenticité cosmiques. L’effraction fait écho au choc entre la répugnance à vivre et la nostalgie de la liberté proche de la nature où veut demeurer Adam Pollo.
Le lyrisme discret de l’œuvre prouve ainsi le malaise et de la désespérance liés à l’expérience de la séparation. Du refus d’une écriture qui rejetterait le réel, Le Clézio prend conscience de la peur, au sein d’une civilisation qui détruit les valeurs et que motivent des principes truqués, à l’opposé du sourire de lever du monde qui voudrait dire le merveilleux. Derrière l’entreprise désespérée du Procès-verbal se dresse l’ombre immense des Chants de Maldoror et de Lautréamont, que Breton appelait « le grand serrurier de la vie moderne. »
L’humble volonté d’être soi
« Je voudrais faire seulement ceci : de la musique avec les mots (…) pour embellir mon langage et lui permettre de rejoindre les autres langages su vent, des insectes, des oiseaux, de l’eau qui coule, du feu qui crisse, des roches et des cailloux de la mer », écrit Le Clézio.
Dans Désert, publié en 1980, l’auteur donne à sa quête une forme romanesque. La scène se passe au Maroc. Lalla, l’enfant qui devient femme, l’opprimée qui fait vivre le peuple touareg vaincu par l’armée coloniale, est en accord total avec la nature ; son voyage dans la grande ville sera la découverte du froid, de la saleté, de la séparation ; sa rencontre avec Radicz, un autre ‘’simple’’, finira par la mort de celui-ci, écrasé par un autobus ; Lalla reviendra dans son désert, portant l’enfant de Radicz, dont elle accouchera parmi les éléments, l’eau, le sable, l’arbre. « Nous sommes à cent lieues du réalisme ordinaire et cependant toute la chair du livre est faite de sensations concrètes, de gestes quotidiens, d’une attention aiguë aux choses primordiales de la vie qui nous entourent et que nous ne voyons plus », juge la critique Jacqueline Piatier le livre Désert dans une fiche de lecture publiée par le quotidien Le Monde. « Avec ce livre, Le Clézio a peut-être trahi son ambition, celle de dire le monde sans recourir à la parabole ; mais, il a su, avec les mots les plus banals, les plus dépouillés, dire une histoire dont les implications multiples (le retour à la nature, le sort des travailleurs immigrés, la condition féminine, …) ont touché la sensibilité-ou peut-être la sentimentalité ?- d’un très vaste public pour qui la fiction demeure la voie d’accès à un univers qu’elle risque cependant de priver de ses dimensions les plus secrètes « , notent de leur côté les auteurs de ‘’La littérature en France depuis 1968’’ (ouvrage collectif, éditions Bordas, 1982).
“Lalla accouche sous un figuier”’ (extrait de Désert – 1980)
La scène se passe dans un village marocain au bord de la mer où Lalla est revenue accoucher sous un figuier de l’enfant qu’elle a eu de Radicz. « Lentement, avec peine, elle tire le fardeau trop lourd, en geignant quand la douleur devient trop forte. Elle ne quitte pas des yeux la silhouette de l’arbre, le grand figuier au tronc noir, aux feuilles claires qui luisent à la lueur du jour. A meure qu’elle s’en approche, le figuier grandit encore, devient immense, semble occuper le ciel tout entier. Son ombre s’étend autour de lui comme un lac sombre où s’accrochent encore les dernières couleurs de la nuit. Lentement, en entraînant son corps, Lalla entre à l’intérieur de cette ombre, sous les hautes branches puissantes comme des bras de géant. C’est cela qu’elle veut, elle sait qu’il n’y a que lui qui puisse l’aider, à présent. L’odeur puissante de l’arbre la pénètre, l’environne, et cela apaise son corps meurtri, se mêle à l’odeur de la mer et des algues. Au pied du grand arbre, le sable laisse à nu les rochers rouillés par l’air marin, polis, usés par le vent et par la pluie. Entre les rochers, il y a les racines puissantes, pareilles à des bras de métal. En serrant les dents pour ne pas se plaindre, Lalla entoure le tronc du figuier de ses bras, et lentement elle se hisse, elle se met debout sur ses genoux tremblants. La douleur à l’intérieur de son corps est maintenant comme une blessure, qui s’ouvre peu à peu et se déchire. Lalla ne peut plus penser à rien d’autre qu’à ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, ce qu’elle sent (…) La douleur qui jaillit du ventre de la jeune femme et se répand sur toute l’étendue de la mer, sur toute l’étendue des dunes, jusque dans le ciel pâle, est plus forte que tout, elle efface tout, elle vide tout. La douleur emplit son corps, comme un bruit puissant, elle fait son corps grand comme une montagne, qui repose couchée sur la terre ».
Le Désert, éd. Gallimard, 1980