“La vie de Feraoun s’inscrit entre deux dates : 1913- 1962. On en voit toute l’importance. Elles recouvrent presque la moitié de ce siècle. Feraoun naît au moment où une guerre commence et meurt quand une autre s’achève. Plus, il meurt de cette dernière. La violence fasciste ne peut, par sa nature même, admettre la non-violence’’, écrit Bouzar, tout en insistant sur la qualité de témoin privilégié de Feraoun : témoin des événements cruciaux qui se sont déroulés sous ses yeux et qu’il a subis en grande partie. Lors d’une enquête sur M. Feraoun réalisée en 1974 à Alger, Wadi Bouzar a voulu en savoir davantage sur la famille de l’écrivain. Déjà, Feraoun écrivait dans Le Fils du pauvre : “Mon oncle et mon père se nomment l’un Ramdane, l’autre Lounis, mais dans le quartier on a pris l’habitude de les appeler les fils de Chabane je ne sais trop pourquoi.”
Un membre de la famille expliqua à l’enquêteur l’origine du nom : “En français, nous avons un nom comme tous les Algériens depuis l’occupation française. Comme tous les Kabyles, nous avons aussi notre nom de famille, un nom de grande famille et un nom de quartier. La grande famille, c’est-à-dire la famille proprement dite et les branches alliées. La famille, elle, comprend deux générations : celle des grands-parents et celle de leurs enfants. Notre nom de famille est Aït Chabane. Notre nom de quartier est Azouz. Feraoun est un nom donné par les Français.” Chabane est le nom du grand-père de Fouroulou, soit le père de son père. Ce dernier, orphelin de bonne heure, n’avait pas eu le temps de le connaître. “On aurait dû les appeler les fils de Tassadit, ma grand-mère, ajoute l’interlocuteur ; leurs oncles ou leurs cousins préfèrent, sans doute perpétuer le nom de Chabane pour bien montrer aux gens que les orphelins avaient de qui tenir et qu’à deux, ils remplaçaient en fait et en droit celui qui n’était plus.”
L’enfance de Mouloud Feraoun est aussi abordée par l’enquêteur à qui l’on a appris que le père de l’écrivain est allé travailler en France, à Lens précisément, en 1910, c’est-à-dire trois ans avant la naissance de Mouloud. “Il arrivait difficilement à nourrir sa famille’’ disaient les gens de Tizi Hibel. Le village était touché par le système du rationnement et la décennie 1925/1925 était caractérisée par une misère effarante à la limite de la disette. L’année 1933/34 connut aussi une véritable famine qui avait touché toute la haute montagne. Vers 1927, le père de Feraoun eut un accident aux fonderies d’Aubervilliers. Bouzar note que “traumatisme d’enfance, le thème de l’accident se retrouve dans l’œuvre fictive. Nous sommes en 1939. L’oncle du personnage principal, Amer, meurt, tué dans la mine par André, un mineur polonais.’’
Dans La Terre et le sang, Feraoun écrit : “Ce fut à la fosse numéro 13 que cela arriva. Depuis une semaine travaillait avec André au bout d’une galerie en pente. Le reste de l’équipe était au fond. André était fatigué mais il refusait tout repos. Il avait accepté une tâche facile en attendant de se sentir mieux. Il s’agissait d’envoyer aux camarades à l’autre bout de la galerie des wagonnets lourdement chargés, des matériaux devant servir à combler les cavités. En retour, l’équipe renvoyait un chargement de charbon. André actionnait le treuil. Amer accrochait et décrochait les wagonnets. La marche des wagonnets était réglée par une sonnerie d’appel, ainsi que les arrêts au moment du repos. Depuis le début, Amer s’était exercé à faire partir le train, il savait manier le frein et les wagons ne s’enrayaient plus sous sa main. Néanmoins, c’était là le travail d’André.”
Dans une lettre à son ami Emmanuel Roblès en date du 5 janvier 1953, Feraoun parle laconiquement de son père : “Mon père était véritablement un gueux. Il a toujours trimé : Gafsa (phosphate), Bône, Constantinois, Mitidja. Depuis 1910, il a appris le chemin de la France : une vingtaine de voyages en tout ; le dernier, 1927/1928, s’est terminé par l’accident que j’ai relaté dans Le Fils du pauvre. Dans sa jeunesse c’était un gars très solide : il avait fait à pied le trajet Tizi Hibel-Tunis. Jamais malade, jamais d’alcool, tabac ou autres mignardises ; fort mangeur jusqu’à présent, sa carcasse tient bon ; bien entendu, ne sait lire ni écrire.” Le père de Feraoun mourut en 1958. Wadi Bouzar a abordé les différentes étapes de la vie de l’écrivain depuis son enfance jusqu’à son assassinat le 15 mars 1962 en passant par le collège et l’Ecole normale de Bouzaréah.
Il s’agit, dans son ouvrage qui est plus une anthropologie sociale qu’une simple biographie, de “retracer la vie de Mouloud Feraoun en tant qu’homme d’abord avant même de le considérer en tant qu’écrivain’’.
Jean Déjeux, critique littéraire et spécialiste de la littérature algérienne
Après avoir donné la biographie de Feraoun dans son Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française (éditions Karthala 1984), Jean Déjeux écrit à propos de l’écrivain : “Mouloud Feraoun est un des écrivains les plus attachants de la génération de 52, constatant la misère et la pauvreté, observant ses compatriotes, et faisant état du malaise dans sa société. Non-violent, il n’a jamais pu approuver la violence, cotisant néanmoins comme tout le monde pour le mouvement national et ayant même hébergé un de ses anciens élèves blessé. Sa littérature est celle d’un fin psychologue, mais certes déchiré par la guerre. Son Journal est l’un des meilleurs documents de cette époque sanglante. Les Lettres à ses amis apportent aussi beaucoup pour la connaissance de l’homme et de son œuvre. Il se situe comme écrivain au début du surgissement en qualité de la littérature maghrébine de langue française, avec Sefrioui au Maroc, participant jusqu’à un certain point de la manière de parler des écrivains qui le précédèrent depuis 1920 mais déjà dévoilant, à sa façon, la situation du colonisé et se posant en tout cas aussi des questions, surtout dans Les Chemin qui montent. Homme-frontière dans le sens du passage : montrer que les Kabyles sont des hommes comme les autres, nommer son pays dans la littérature.”
Henri Lemaître, directeur du Dictionnaire de la littérature française et francophone
Ayant intégré l’œuvre de Mouloud Feraoun dans la grande sphère de la littérature francophone, le dictionnaire dirigé par le professeur Henri Lemaître écrit à ce propos : “Au cours de la tragédie algérienne, Feraoun, face à ce qu’il considère comme une guerre cruelle et absurde, oppose la lucidité à la haine. Victime de sa situation en quelque sorte au-dessus de la mêlée’’, il sera assassiné, avec cinq de ses collègues des Services sociaux, par un commando de l’OAS. Son œuvre, même dans les livres prophétiques antérieurs à 1954, reflète, à travers le thème obsédant de l’incommunicabilité, le drame vécu au contact entre deux civilisations ; mais, étranger à tout désespoir, Feraoun voit dans ce drame l’ascèse spirituelle qui, au-delà des déterminismes raciaux ou sociologiques, doit conduire à une authentique mais difficile universalité. A cet égard, Feraoun est parmi les écrivains de la francophonie contemporaine, un de ceux qui méritent le mieux d’être appelés humaniste.”
(Dict. de la littérature française et francophone, édit. Bordas- 1985)
Mouloud Mammeri
La réédition du roman La Terre et le sang par les éditions ENAG de Réghaïa en 1988 a été un véritable petit événement littéraire, non seulement en raison de l’indisponibilité de cet ouvrage par le passé, mais surtout à cause de la présentation qu’en a faite Mouloud Mammeri quelques mois avant sa disparition tragique le 25 février 1989. Cette “rencontre” littéraire entre deux géants kabyles est un acte et un geste de sublime portée. Mammeri écrit une présentation avec l’émotion et la sincérité qui ont été toujours les siennes : « Mouloud, cela me fait drôle de parler de toi comme si tu était mort… comme si une giclée de balles imbéciles pouvait t’avoir arraché de notre vie, sous prétexte qu’elles t’avaient un matin de mars 1962 stupidement rayé du paysage… C’était le dernier hommage de la bêtise à la vertu. Mais, vieux frère, tu en as connu d’autres ; tu sais, toi, que pour aller à Ighil Nezmen, de quelque côté qu’on les prenne, les chemins montent. Et puis après ? Tu sais aussi que les hauteurs se méritent. En haut des collines d’Adrar n nnif on est plus près du ciel. Du paysage, ce sont ceux qui ont craché leur rage en douze balles- six secondes qui ont disparu, rayé parce qu’ils n’avaient pas assez de sang généreux dans les veines, assez de rêves fous dans les yeux, pour y demeurer (…) En parlant de nous, ils disaient ‘’les Arabes’’ et…dans la moue de leurs lèvres ce n’était pas une désignation, c’était un verdict ! Mais nous, Mouloud, nous savons que ce ne pouvait pas être autrement : ils avaient tout cela, mais il leur manquait l’essentiel : La terre et le sang. La terre, ils la rudoyaient à force, ils lui faisaient produire des moissons d’artifice (un vin que nous ne buvions pas, parce que nous avions d’autres ivresses), ils confiaient à nous le rude contact des pierres, les charrues, les sulfateuses ; ils ne l’avaient pas comme nous…dans la peau…comme à Tazrout, à Ighil Nezmen, à Illizi ou dans la Tanezrouft. Passagers sur la terre dont ils suçaient les mamelles sans lui être attachés…comme nous étions à elle…à la vie à la mort. La preuve, c’est qu’en un siècle de destin comblé ils n’ont pas trouvé un seul d’entre eux pour la chanter comme tu as fait, Mouloud, des chemins montueux de ton enfance (…)
Non…ni la terre ni le sang. Ils n’avaient pas encore pris racine dans nos guérets, nos sables (…) Pourtant, Mouloud, pour tant de folle présomption tu n’avait nulle haine. Ceux qui devaient te tuer un matin de mars (une semaine après c’était le printemps) sur la place baignée de soleil d’une des banlieues les plus rieuses d’Alger, au-dessus d’une des rades les plus belles du monde, en un sens, tu ne les sentais pas comme absolument ‘’étrangers’’. C’était des hommes dévoyés…dévoyés, mais des hommes…envers et contre tout…envers et contre eux-mêmes. C’étaient des hommes même s’ils l’oubliaient. Voilà, Mouloud.
Eux sont partis avec leurs fureurs, leurs rancoeurs, leurs cœurs fermés (leurs yeux aussi), leur accent mal peigné, leur humanité dévoyée…et toi tu restes éternellement nôtre, éternellement avec nous, tous près de nos mains calleuses, de notre misère, de nos rêves, de nos rires, montant avec nous des chemins qui grimpent jusqu’au ciel, nourri des mêmes neiges, la tête ivre du même soleil, le cœur des mêmes sèves… Donne-moi la main, Mouloud… Le havre est maintenant tout près, juste par-delà la bêtise et la haine, à un jet d’espoir d’ici.”
Amar Naït Messaoud
