Les censeurs et nous

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Le Salon du livre qui va bientôt s’ouvrir à Alger est d’ores et déjà une réussite : Le journal d’un homme libre de Mohamed Benchicou n’y sera pas exposé. Mais les censeurs ne font pas les choses à moitié. L’interdire de foire aurait été une injustice, mais cela reste une sanction commerciale que le préjugé favorable compensera largement.

Alors il faut frapper le mal à la source. Une descente de police à l’imprimerie a cet avantage de ne pas avoir à donner d’explication. Des agents sans état d’âme et souvent zélés à l’excès quand ils ont l’insigne honneur d’exécuter un ordre “venu de si haut,” des imprimeurs qui ont trop peu des âmes de contestataires pour faire valoir le droit et le tour est joué. Les journaux vont en parler pendant quelques jours, quelques tables de restaurant évoqueront “l’incident” pour agrémenter leur soirée d’un sujet “digne de leur rang”, quelques rares privilégiées en parleront de vive voix avec l’auteur, lui diront leur indignation, loueront son talent et son courage, descendront en flammes, tous les censeurs du monde, avant de rentrer à la maison avec le sentiment du devoir accompli : “Le devoir” c’était bien sûr d’en parler, seulement d’en parler sous un arbre de la Maison de la presse, dans l’intimité d’un salon cossu ou sur le zinc d’un boui-boui pour intellectuels blasés. C’est tellement facile, pas cher et sans risque qu’on sera nombreux à s’en acquitter. C’est même agréable de se sentir quelqu’un sans faire d’effort, sans engagement. Un peu comme cet homme qui rêve de se voir à la tête d’une manifestation à partir de son balcon. D’autres inciteront Benchicou à persévérer.

Dans une semaine, on aura épuisé tous les subterfuges de riposte, puisé jusque dans le stock de sécurité de l’hypocrisie et engagé les discours les plus épiques.

Dans une semaine, on oubliera l’essentiel: un livre a été interdit. Avant qu’il ne soit lu, façon de nous dire que les censeurs n’ont pas d’explication à nous donner, n’ont plus d’explication.

Ils censurent et c’est tout. Ils savent que leur force se nourrit de nos lâchetés. Et nos lâchetés pètent la forme, entretenues par des égos mal placés, des destins mal assumés et des entreprises mal engagées. Pendant qu’on se perd en conjectures, un livre se fait saisir à l’imprimerie. Personne ne l’a encore lu et il n’y aura pas grand monde à le lire.

Les censeurs, qui ont toujours de la suite dans les idées, ne vont quand même pas tolérer son importation. Il y a quelques mois, Saïd Sadi et Mohamed Benchicou s’entredéchiraient comme des chiffonniers.

Cette semaine, le premier se fait lyncher sur le perchoir de l’Assemblée nationale et le second se fait interdire un livre sans que cela ne nous ébranle outre mesure. Je n’ai plus envie de commenter.

S. L.

Slimanlaouari@gmaïl.com

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