L’obsession unitaire

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Par Bélaïd Abane

Il est en effet urgent d’élargir la base populaire de l’insurrection et de la doter d’un encadrement politique à tous les niveaux. Ainsi, le Front doit s’ouvrir aux compétences, aux cadres et aux militants de toutes les formations politiques, sans exclusive, pour en faire un vaste rassemblement patriotique. L’obsession d’Abane est de donner à la lutte ses lettres de noblesse et une lisibilité politique. La rendre crédible, la  » civiliser  » en quelque sorte, afin de redresser cette image du FLN, infamante et  » groupusculaire « , que matraque la propagande de l’adversaire. Mais les hommes, quelles que soient la sincérité et la force de leur engagement, ne suffisent pas. Il faut travailler dans la clarté et s’entendre sur une stratégie et des objectifs acceptables et acceptés par tous. Abane met en chantier une plate-forme doctrinale destinée à développer et affiner la Proclamation du 1er Novembre. Il est également convaincu, qu’il faut donner à la Révolution, à travers une charte qui sera à la fois sa  » boussole  » et son  » pavillon « , un sens qui la rende intelligible à l’opinion française et internationale.  » La libération du pays ne peut être que l’œuvre du Parti sous la direction éclairée de Messali « . Tel était le credo du PPA-MTLD que reprendra le MNA. Pour Abane, au contraire,  » le patriotisme de parti « , c’est fini. Le pays est l’affaire de tous et sa libération « l’œuvre de tous les Algériens et non pas celle d’une fraction du peuple, quelle que soit son importance ». Désormais,  » le FLN…rassemblement de toutes les énergies saines du peuple…tiendra toujours compte dans sa lutte, de toutes les forces anticolonialistes, même si celles-ci échappent encore à son contrôle « . La plate-forme qu’Abane entend faire adopter à la Soummam devra donc rassembler dans la lutte tous les Algériens. Il s’agit en somme de constituer un bloc national qui fera contrepoids au bloc colonial. Ce face-à-face ne devrait laisser place, ni même le moindre espoir, à l’émergence de cette  » troisième voie  » qu’affectionnent les autorités coloniales françaises (Indochine, Maroc…) et à laquelle elles n’entendent pas renoncer en Algérie. Pour le dirigeant FLN d’Alger, une ligne de démarcation nette doit séparer les partisans du statu quo de  » tous les Algériens désirant sincèrement l’indépendance « .

Ainsi, cohésion totale et unité sans faille obligent, le FLN ne sera pas une juxtaposition des anciens partis politiques dans une sorte de  » conseil de résistance  » où chaque parti, chaque sensibilité, œuvreraient pour un objectif commun, mais chacun à sa façon, de manière autonome. Le FLN ne peut se permettre la moindre défaillance, la moindre dissonance. Le nouveau mouvement sera au contraire le creuset où doivent se fondre toutes les sensibilités politiques algériennes. Echaudé par les divisions qui ont longtemps miné le Mouvement national, le chef FLN exigera de tous les anciens partis, au nom de l’unité et de l’efficacité révolutionnaires, de s’auto-dissoudre, et de leurs militants, d’adhérer au FLN à titre individuel. Autre préoccupation majeure de Abane, le rétablissement des contacts et des liaisons dans l’Algérois et avec les autres régions du pays. Il en ressent l’impérieuse nécessité, d’autant que la situation s’emballe dans le Nord Constantinois depuis les événements sanglants du 20 Août 1955.

La liaison doit être également rétablie avec les dirigeants expatriés. Abane projette de renforcer la délégation extérieure. Il dépêche le docteur Lamine Debaghine pour rétablir une  » harmonie…loin d’être parfaite  » entre les dirigeants établis au Caire, selon les termes de Ferhat Abbas, mais aussi et surtout pour tempérer l’ardeur et l’exaltation pro-égyptiennes de Ben Bella que ses pairs accusent de faire cavalier seul et d’être un peu trop  » inféodé à la révolution égyptienne et au gouvernement de Nasser « . La Fédération de France du FLN n’échappe pas à la manie jacobine du chef FLN qui nomme à sa tête le centraliste Salah Louanchi. Reprise en main par la direction d’Alger, la Fédération, principale pourvoyeuse de fonds, sera le fer de lance de la guerre implacable qui opposera le FLN au MNA.  » Je peux dire que grosso modo, tout ce qu’a entrepris et réalisé la Fédération de France du FLN dans le courant de l’année 1956, l’a été sous l’égide d’Abane dans un va-et-vient incessant de directives et de rapports d’exécution « , se souvient Ahmed Taleb-Ibrahimi. Mais la stratégie politique d’un mouvement révolutionnaire, aussi inspirée soit-elle, n’a de sens que si elle est conjuguée à une intensification de l’action armée. Abane est de fait obsédé par l’approvisionnement des maquis en armes. II ne cesse de harceler la délégation extérieure et de lui rappeler les impératifs de sa mission. Il aura des mots très durs à l’égard de Ben Bella auquel il reproche, sans précautions de langage, de manquer à ses engagements en matière de livraison d’armes et de munitions aux maquis de l’ALN. L’extension de la Révolution aux villes est également un objectif essentiel de la nouvelle stratégie du FLN. Abane est convaincu que l’issue de la guerre se joue à Alger. La capitale servira donc de vitrine à l’action politico-militaire du FLN. Appuyé par Ben M’hidi, il entend également signifier aux autorités coloniales que la  » responsabilité collective  » qui frappe impitoyablement la population algérienne dans les campagnes, peut être retournée contre les civils européens dans les villes. Dans la poudrière algéroise, le chef FLN organise et prend des contacts. Rien n’est laissé au hasard. Avec pragmatisme et un tact qu’on ne lui connaît pas, il draine vers le FLN tous ceux qui comptent dans le monde politique. L’arrivée au Front, au début de l’automne 1955, de nouvelles recrues, notamment les compétences centralistes, donne au Mouvement insurrectionnel sa première bouffée d’oxygène. Abane s’attache également à attirer vers le FLN le  » beau monde  » algérois pour retirer son alibi au pouvoir colonial. Ferhat Abbas et ses amis de l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA), sont habilement amenés à brûler un à un leurs vaisseaux. L’Association des Ulémas prend également langue avec le chef FLN. Ses dignitaires rejoignent le Front qui voit sa base populaire s’élargir. L’union nationale est en marche.

Une prise de conscience nouvelle

Planifier, rationaliser, rassembler, organiser, coordonner ! Cette méthode qui a manqué aux Algériens dans le passé et permis au vainqueur, certes bien plus agressif et plus puissant militairement, de leur infliger défaite sur défaite, Abane Ramdane va la mettre en pratique durant les deux premières années, cruciales, de l’insurrection. Cette contribution décisive à la mobilisation populaire, à la constitution d’un puissant front anticolonialiste et à l’essor de la lutte de libération nationale, n’échappent pas à l’observateur attentif et avisé que fut Mostefa Lacheraf, lequel écrit en mars 1956, soit exactement une année après l’arrivée d’Abane Ramdane à Alger :

 » Le printemps 1955 voit un renforcement inégalé de la résistance algérienne. L’armée de libération nationale est doublée d’un organisme politique très actif : le front de libération nationale, qui prend la place, tout naturellement, des autres partis nationalistes dissous ou dépassés. Une sorte d’unanimité idéologique commence à se créer au sein du peuple…une prise de conscience nouvelle dans un pays qui, en l’espace de dix mois, était passé d’une simple révolte à une véritable révolution.  » Cette  » prise de conscience nouvelle  » et la transfiguration politique de la rébellion armée de novembre, culmineront au Congrès de la Soummam qui leur donnera une réalité institutionnelle. Ce bond qualitatif de la lutte de libération algérienne, pèsera dès lors, indubitablement sur le cours de la guerre. Cet essor unitaire sans précédent dans l’histoire de la résistance nationale, sous la conduite d’Abane Ramdane, lui vaudra, quoi qu’en disent ses détracteurs, d’être le principal  » organisateur de la résistance », mais aussi, incontestablement, l’un des artisans majeurs de la  » victoire « . Comme le furent chacun à sa façon, ce Jean Moulin et ce Lazare Carnot, auxquels le compare Gilbert Meynier, historien du FLN. Ainsi, la dynamique d’union nationale aboutit en l’espace de quelques mois à l’intégration au sein du FLN, des membres du comité central du MTLD, des dirigeants et des militants de l’UDMA le parti de Ferhat Abbas, de l’Association des Ulémas algériens du cheikh Bachir El Ibrahimi, des militants et des combattants de la liberté (CDL) du Parti communiste algérien. L’Indépendance nationale, jusque là exigence non marchandable des seuls militants frontistes sortis du moule ENA/PPA/MTLD, devient dès le début de l’année 1956, le mot d’ordre commun aux dirigeants et aux militants de toutes ces sensibilités politiques qui sont désormais sur la même ligne que ceux du FLN. Le FLN entreprend également un travail d’approche de toutes les couches sociales. Abane engage une course de vitesse pour attirer les grandes familles algéroises dont le soutien matériel et financier notamment à travers l’UGCA s’avérera vital et des plus précieux pour le Front. Le monde ouvrier et syndical est également l’objet d’une lutte sourde entre FLN, MNA et PCA. Pris de court et pressentant le danger de se voir évincé du monde du travail, le FLN, sous l’impulsion d’Abane, Ben Khedda et Aïssat Idir, crée le 18 février 1956 l’union générale des travailleurs algériens (UGTA) qui sera reconnue en juillet 1956 par la confédération internationale des syndicats libres (CISL) d’obédience occidentale au détriment de l’USTA, sa concurrente messaliste. Autre enjeu important pour le FLN, le monde lycéen et étudiant. Abane Ramdane avait tôt pressenti l’importance de l’engagement des étudiants et des lycéens dans la lutte. Des contacts sont établis dès le début du printemps 1955 avec les lycéens, et des cellules FLN sont créées dans plusieurs établissements. Amara Rachid est la cheville ouvrière de ce travail d’approche et de politisation de la jeunesse algérienne. C’est lui qui organise pour Abane, en avril 1955 la réunion du Hamma près du Jardin d’Essai, première rencontre à laquelle assistent des étudiants et des lycéens. Le FLN entreprend également de sensibiliser la communauté européenne afin d’établir des passerelles avec tous ceux qui, en France ou en Algérie souhaitent lutter à ses côtés pour l’indépendance. La guerre de propagande est engagée. Il est vital pour le FLN de se débarrasser de l’étiquette d’organisation interlope qui lui colle à la peau, et d’apparaître au grand jour comme un mouvement politique et révolutionnaire respectable. Le FLN doit en effet à tout prix, sortir de l’isolement médiatique et briser cette coque d’infériorité morale et de perversité radicale dans laquelle s’ingénie à l’enfermer la rhétorique coloniale. Abane comprend le bénéfice politique que le FLN peut tirer de la présence massive de la presse française métropolitaine et internationale à Alger. Mais quel journal oserait prendre langue avec des  » criminels  » et des  » bandits « . Le chef FLN tente le coup en sollicitant les colonnes de France Observateur, l’un des rares journaux à ne pas jeter de l’huile sur le brasier algérien. Robert Barrat, journaliste  » chrétien  » sensibilisé depuis longtemps au sort des peuples colonisés, veut bien connaître et faire connaître les revendications de ces  » hors-la-loi  » algériens dont personne n’ose alors s’approcher sous peine de se voir accusé de complicité et d’atteinte à la sûreté de l’Etat. Le risque à prendre est énorme, mais Robert Barrat n’hésite pas. Début septembre 1955, le journaliste est  » devant le numéro un de l’organisation clandestine « . Le texte de ses entretiens avec  » les hors-la-loi algériens  » est publié dans France Observateur du 15 septembre 1955. Abane qui se livre à une véritable opération de séduction, y explique également  » la racine  » du soulèvement dont il espère qu’elle ne laissera pas indifférente l’opinion française et internationale.

De fait le FLN de combat accède à la sphère publique, et acquiert une visibilité politique. C’est un premier grand coup médiatique, dont on peut dire, avec Mohammed Harbi, qu’ » il contribue à identifier la résistance algérienne à la seule action du FLN « . Ce dernier est désormais considéré comme un partenaire crédible et fréquentable, notamment dans les milieux de gauche et auprès d’une partie de l’intelligentsia française. Au grand dam des autorités coloniales qui se retournent contre Robert Barrat et son journal. Trop tard, car le FLN a déjà ramassé la mise et est parvenu à apparaître au grand jour. Abane s’en réjouit dans une lettre adressée le 6 janvier 1956 à la délégation extérieure :  » En France la situation évolue favorablement. La revue de Mandouze Consciences maghrébines, vient de consacrer un numéro au FLN. Tous nos tracts depuis la Proclamation du 1er Novembre 1954 ont été publiés. Le retentissement a été très grand… Tout le monde demande à contacter le Front… Un courant d’opinion grandit chaque jour… en faveur de la paix.  » Mais pour Abane et Ben Khedda, il y a encore beaucoup à faire pour propager la cause du peuple algérien et affirmer sa personnalité nationale. Alors l’idée de créer un journal, une sorte de porte-parole de l’Algérie en lutte, qui servirait aussi d’organe d’information et de contre-propagande, fait son chemin. Le tandem Abane -Ben Khedda s’attelle à la création d’un organe national authentiquement FLN qui, surtout, refléterait les orientations politiques de la Direction nationale installée à Alger. De plus, il faut songer à diffuser la doctrine du Front qui sortira bientôt du Congrès de la Soummam dont les préparatifs arrivent à leur terme. Le 1er Juin 1956 paraît le premier numéro d’El Moudjahid. Abane et Ben Khedda y affirment déjà que  » la révolution algérienne s’inscrit dans le cours normal de l’évolution historique de l’Humanité « . C’est également ce qu’ils entendent proclamer solennellement dans la plate-forme doctrinaire qu’Abane envisage de faire adopter au premier congrès du FLN qui se tiendra en Août 1956 sur le versant nord de la vallée de la Soummam. Ainsi, au bout d’une année de prises de contact, d’organisation, de propagande, Abane parvient à faire sortir le FLN de l’ombre et à lui donner un nouveau visage. Ceux qu’on présente partout comme des  » hors-la loi « , se défont petit à petit des estampilles diverses et variées mais toujours infamantes – bandits, criminels, fanatiques- que s’acharne à leur plaquer la propagande de l’adversaire. C’est toute l’imagerie distillée dans la rhétorique coloniale, qui commence à se fissurer, avant de voler en éclats quand Ferhat Abbas, ses amis et les dignitaires Ulémas, rejoignent  » la rébellion  » et contribuent à donner au FLN l’étoffe d’un mouvement politique crédible et  » respectable « .

Une mort sans corps et sans lieu

Voilà, résumée, la contribution d’Abane Ramdane à la cause de la Libération nationale. La mort du personnage parvient pourtant à éclipser l’œuvre. Une mort injuste et cruelle. Une mort mystérieuse, sans corps, sans lieu. Pis, un silence épais, étouffant le personnage, son action et sa mort. Un trou noir où, après son corps, on enfouit sa mémoire. Une seconde mort. Au point où il est difficile d’imaginer l’homme vivant, tant « son personnage demeure nimbé d’irréalité » comme l’écrit si justement le philosophe et dramaturge Messaoud Benyoucef qui a entrepris il y a quelques années, non sans difficulté, d’en faire un personnage de fiction qu’il met en scène avec Frantz Fanon. Cette impression d' » irréalité du personnage  » ne tient pas seulement à une existence faite d’ombre et de pénombre- internat, vie d’adulte entièrement vouée à « la cause » puis, rien que de la clandestinité de la nuit, du chuchotement et du silence, de la cellule et de l’isolement- mais également du mystère. Mystère d’une mort dont il eut la prescience mais également la conscience éphémère mais brutale. Mystère encore pour tous ceux qui tenteraient d’imaginer son regard brusquement fou de terreur au moment où les mains assassines empoignent son cou et écrasent son souffle. Mystère toujours, car, pour le plaisir du dramaturge, « la vie d’Abane Ramdane rappelle celle des héros de la tragédie grecque, ceux qui osaient défier les dieux ou qui se trouvaient en butte à un destin atroce sans avoir rien fait pour le mériter ». Mystère aussi car « la mort d’Abane est un assassinat fratricide perpétré dans les conditions d’un traquenard si effrayant de fourberie qu’il ramène immanquablement aux territoires du mythe biblique, celui de Caïn et Abel ». Mystère enfin de cette main assassine qui pousse l’élimination physique jusqu’à la néantisation : pas de corps, pas d’assassinat, pas d’Abane. Même si la dénégation du crime avec dissimulation de cadavre finit dans le travestissement en mort au champ d’honneur, imputée donc à l’ennemi. Il ne reste au dramaturge qu’à le réinventer en personnage de théâtre. Mais avant cela, s’interroge le philosophe, comment traite t-on Abane Ramdane ? comme un personnage de fiction ? La réponse est d’abord de le remettre en situation historique décisive durant les années 55, 56 et 57 en évitant simplification et héroïsation afin de parvenir à la vérité d’un personnage aux multiples facettes : « Le Danton passionné colérique et résolu ; le Robespierre, exalté secret et implacable ; le Jean Moulin, unificateur de la résistance et grand prêtre jacobin de l’état centralisateur et républicain ; l’Eamon de Valera, privilégiant l’action politique du Sinn-Fein contre l’activisme militaire de l’IRA ; le grand stratège politique du congrès de la Soummam et celui qui n’a pas su prévenir le désastre stratégique de la « bataille d’Alger » qui lamina en profondeur les élites citadines et fit le lit des petits chefs de guerre ; le rassembleur inlassable des forces politiques sachant s’entourer de militants de toutes origines, de toutes confessions et de toutes obédiences politiques et l’inventeur de l’hégémonisme intolérant du FLN qui ouvrira la voie au parti unique ; l’homme à la force de caractère exceptionnelle et à la rigidité telle qu’elle le rendait inapte au compromis ; le dirigeant à l’intelligence et à la culture supérieure à la moyenne des autres dirigeants et le chef autoritaire et cassant… ». Vaste programme. L’autre réponse est de transposer les préoccupations d’Abane, celles qu’il insuffla dans l’esprit de la Soummam en 1956 (primauté du politique sur le militaire, le rejet de la théocratie, sens de l’état poussé jusqu’au jacobinisme …) dans le présent, en termes du présent : Place et rôle de l’armée, de la religion, nature de l’état, définition de la nation… toutes ces questions qui déchirent encore le pays d’Algérie et « pourrissent » le futur de ses enfants. Toutes ces questions qui font d’Abane un personnage à l’actualité brûlante. Mais l’auteur n’évoque ces contraintes « techniques » que pour s’en affranchir car écrit-il, « ce qui a été premier, c’est le choc que j’ai reçu il y a plus de trente ans en apprenant comment et par qui Abane avait été tué. Choc doublé et réactivé quand j’appris que l’imposant tombeau de marbre du cimetière d’El Alia où Ramdane Abane est censé reposer pour l’éternité, ne contenait rien. Alors s’est imposé à moi l’image obsédante d’une tombe vide, d’une mort sans cadavre, d’un délit sans corps en somme, délit dont la victime a été précisément cet homme qui parlait d’habeas corpus et qui n’avait pas son propre corps à disposition pour le montrer comme le veut ce principe fondateur du droit civilisé et garant juridique de la liberté individuelle… C’est alors que j’ai décidé de donner -un jour- à Ramdane Abane une modeste sépulture morale, celle d’une re-représentation de cet homme arraché à la vie, de ce corps soustrait à la mort. »

Une sépulture inviolable! Voilà l’exigence éthique minimale pour une nation qui entend se préserver de l’émiettement et de la déliquescence. Une sépulture que plus aucun lâche ne viendra de nouveau profaner. Po0ur qu’Abane Ramdane arrive au bout de son voyage et repose enfin en paix.

Tel est l’épitaphe à inscrire sur le marbre imaginaire d’une sépulture morale. Une manière pour les siens d’achever le deuil, d’apaiser les cœurs et de refermer les cicatrices. Définitivement. Comme il en fut pour ces milliers de jeunes anonymes broyés dans la solitude. Car, en vérité n’étaient-ce la manière monstrueuse de fourberie du crime et la mort atroce qui lui furent infligées, Abane Ramdane est un mort comme tant d’autres, militants et combattants qui avaient pris rendez-vous avec la mort le jour même où ils décidèrent d’entrer en révolte contre l’iniquité du système colonial. Du reste, il se savait mort- il l’avait prédit à maintes reprises- dès qu’il prit la résolution de vouer sa vie à la cause de son pays. C’est ce qu’exprimait il y a quelques années Mohamed Chafik Mesbah, un militaire, un colonel, ce n’est pas peu, en lui rendant cet hommage : « Abane Ramdane avait sans nul doute fixé rendez-vous avec la mort dès lors qu’il avait voulu, sans réserve et sans calcul, incarner la rédemption de tout le peuple algérien. Sa mort par la lâcheté des autres était son destin fatal dès lors qu’il avait choisi d’incarner l’ambition nationale face aux appétits égoïstes et sordides. Oui, assurément, Abane Ramdane fut un dirigeant d’exception impulsé par une vision hautement prémonitoire du destin de l’Algérie. Il a aimé passionnément sa patrie et s’est sacrifié sans réserve au service de son peuple. »

B.A.

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