En effet, la répartition géographique de la population et sa mobilité inscrite dans l’espace et dans le temps induisent des comportements et des attitudes particulières quant à la manière dont sont appréhendés, intériorisés et vécus les éléments de l’environnement. La symbiose qui a pu s’établir en Algérie entre l’homme et la nature avant les grands bouleversements coloniaux et les profonds changements apportés par l’indépendance du pays n’est sans doute plus qu’un souvenir qui ravive l’imaginaire collectif dans une situation fort tendue où ni l’individu ni la communauté ne trouvent leur compte.
En tout cas, le cadre de vie façonné par une “modernité” problématique- car pleine de contradictions et de comportements à l’hybridité oppressante- tend de plus en plus à échapper aux hommes et aux structures administratives si bien que de lourdes menaces commencent à peser sur l’ensemble de la collectivité.
L’actualité de ces deux derniers mois illustre à sa façon cette relation distendue entre la éléments de la nature et les populations. Depuis le début de la saison automnale, des dizaines de personnes ont trouvé la mort, des centaines de maisons ont été détruites et des milliers de têtes de cheptels ont été éliminées par les pluies somme toute saisonnières mais qui ont surpris les populations et les pouvoirs publics du fait de l’état d’impréparation qui a caractérisé la gestion des espaces et des infrastructures.
La gestion de la cité n’est pas seulement faite d’espaces à occuper, d’emplois à créer et de salles de fêtes à animer. C’est aussi et surtout la protection des biens et des personnes contre toutes sortes d’agressions qu’elles viennent de la nature-laquelle n’a jamais fait de cadeaux à l’humanité- ou de la société elle-même lorsque les normes et la morale qu’elle s’est tracée se trouve quelque part ébranlées pou biaisées.
Face à de fâcheux événements qui meublent notre quotidien au cours de ces dernières années, des citoyens et des responsables se posent souvent la question de savoir pourquoi et comment se multiplient des cas d’éboulement de terrains, réputés solides et bien ancrés, des cas de maladies infectieuses prenant parfois l’allure d’épidémies mortelles ou de maladies allergiques touchant enfants et adultes. On peut pousser les interrogations pour s’enquérir des raisons de la diminution des capacités de stockage de nos barrages et du retour de certaines de pathologies, telles que la gale, la peste bubonique ou la tuberculose que seule la mémoire populaire a pu retenir des années noires de la misère et de la colonisation. Un chamboulement qui échappe à tout contrôle
L’Algérie, avec un volontarisme et un populisme effrénés, avait investi dans la construction industrielle et l’urbanisation à telle enseigne que le visage du pays –panorama rural, tissu urbain, rythme de vie- se trouve complètement chamboulé au bout de quatre décennies. Ce processus a été rendu possible par les disponibilités financières issues de la rente pétrolière. C’est pourquoi-du fait de son ampleur et de sa rapidité-, il n’a été ni intériorisé ni, à plus forte raison, bien conduit dans ses aspects pratiques et domestiques. Il s’ensuit que, contrairement aux pays industrialisés, les critères environnementaux ne sont pris en charge qu’au cours de ces dernières années. Et encore, cela s’est fait généralement suite aux conditionnalités accompagnant certains programmes de développement financés par des institutions étrangères (PNUD, BIRD, FAO). Mieux vaut tard que jamais, ces tests commencent à donner leurs fruits en instaurant une certaine pédagogie dans le montage des projets, y compris ceux managés par des entreprises privées. Il devient de plus en plus impératif de faire accompagner n’importe quelle activité économique de ses variables environnementales dans l’objectif d’atténuer les effets ‘’secondaires’’ susceptibles d’être induits par les programmes de développement. En tout cas, pour la majorité des bailleurs de fonds, la sensibilité à l’aspect écologique du développement fait désormais partie du coût des projets qu’il importe de porter sur le tableau des bordereaux des prix et des devis en tant que rubrique générant une charge vénale incompressible.
La logique de l’évolution historique
Depuis le début de la colonisation jusqu’aux programmes de développement de l’Algérie indépendante, la population, la propriété foncière, les modes de vie, les systèmes de production, la cellule familiale et la gestion de l’espace, en tant que lieu d’habitat et ressource primaire, ont connu de tels chamboulements que le pays s’est complètement métamorphosé. De fond en comble, la relation avec la terre et avec ses éléments principaux (montagnes, ruisseaux, fermes, assiettes foncières, ressources naturelles) se trouve transformée. Le système colonial, dans une stratégie de cantonnement des populations indigènes, a construit des villes nouvelles, crée des usines, bâtie des écoles et des infrastructures de desserte, comme il a institué le système de métayage qui avait réduit nos paysans à une main-d’œuvre taillable et corvéable à merci. À l’intérieur même des villes européennes nouvellement construites en Algérie, les poches de misère des indigènes ont été circonscrites dans des quartiers dits ‘’arabes’’. Entre Bab Djedid, Square Bresson et le lycée Bugeaud (actuel Emir Abdelkader), était confinée la population de la Casbah. Il en est de même pour les autres agglomérations d’Algérie, et cela qu’elles que fussent leurs dimensions (Koléa, Sour El Ghozlane, Perrégaux, actuelle Mohamadia,…).
Pour faire fonctionner les fermes et les ateliers tenus par des Européens, il a été fait appel à des ouvriers de l’arrière-pays montagneux et des Hauts Plateaux. Nos grands-pères se souviennent encore des campagnes de vendanges à Boufarik, Dellys et Berrouaghia qui faisaient mobiliser les jeunes paysans loqueteux de Larba Nath Irathène, Ksar El Boukhari, Aïn Boucif et Sidi Aïssa. Toute la Mitidja était prise en charge sur le plan de la main-d’œuvre par cette armée de réserve qui a survécu aux guerres et aux épidémies.
Des tâches sporadiques ou saisonnières (cueillettes d’oranges et clémentines, vendanges, arrachage de pommes de terres), des travaux exigeant une présence plus assidue (irrigation, labours, taille,…) ou des fonctions permanentes (machinisme agricole, construction, gardiennage,…) ont fait venir des milliers de personnes de la campagne déshéritées vers les plaines fertiles, près des grandes villes. À l’ancien statut de célibataire est venu se substituer, quelques temps après, le statut de chef de ménage. C’est ainsi que des milliers de familles se sont déplacées au cours du 20e siècle, créant un vaste phénomène d’exode rural.
Sur le lieu d’arrivée, l’installation ne s’encombre pas de commodités ou de luxe qui, de toute façon, ne viendront jamais. Ce sont des chaumières en tôle de zinc, parfois des masures en pisé, sans sanitaires ni espace suffisant, qui vont constituer des ceintures de misère autour des villages coloniaux (Boufarik, Birtouta, Tipaza, Bordj Ménaïl,…).
L’Indépendance consacre la tendance à l’exode
Cette situation perdurera après l’indépendance du pays. Pire, au vu des promesses nourries par la Révolution algérienne consistant à bannir le statut de khemmes et à réhabiliter le paysan algérien, d’autres ‘’fantaisies’’ allaient voir le jour du fait d’un réel déracinement. Le statut de paysan a été dévalorisé au vu de son histoire peu glorieuse pendant la colonisation. Il s’ensuivit une fonctionnarisation effrénée, tendant à se décomplexer vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale et, par-là même, à vouloir reproduire les mêmes schémas d’organisation et d’ascension sociale.
Cette forme de ‘’stabilisation’’ a eu un effet d’entraînement par lequel d’autres contingents venus des campagnes ont décidé de s’installer dans les villes en rompant avec leur ‘’bercail’’. Des besoins nouveaux sont nés avec une telle situation de fait accompli : école pour les enfants, dispensaires, raccordement aux réseaux AEP, gaz et électricité, assainissement…Une façon comme une autre de régulariser implicitement une urbanisation anarchique. Cela va encore se renforcer avec l’ouverture de nouvelles routes et pistes de desserte, l’installation de magasins d’approvisionnement et parfois d’antennes administratives d’APC.
En matière de travail, les gens s’occuperont de tout sauf de l’agriculture : fonctionnariat, transport clandestin, petits ateliers de mécanique, épiceries, ventes de produits à la sauvette.
Et ce n’est qu’à partir du milieu des années 1980 que le chômage, la délinquance juvénile, le banditisme, le commerce des stupéfiants et les autres comportements anti-sociaux nés dans ces favelas commencent à sérieusement inquiéter les pouvoirs publics et à intéresser les milieux intellectuels et universitaires. Ces espaces, autrefois lieux de production agricole malgré la discrimination salariale et la politique d’indigénat, ont été vite transformés en aires bétonnées, en grands cloaques d’eaux usées et en lieu de marginalisation d’où se fortifiera l’intégrisme religieux.
Les flux migratoires ‘’imposent’’ des politiques de développement absurdes
Les flux d’exode des populations ont entraîné avec eux l’insouciance des autorités locales quant aux actions de développement. Des pistes sont restées non bitumées pendant une trentaine d’années. Les anciennes routes ouvertes par le génie militaire français pour les besoins de la guerre et qui avaient desservi aussi des bourgades et des villages sont tombées en ruine. Le retard d’électrification, d’adduction d’eau potable, d’assainissement et de raccordement au téléphone n’encourage pas les anciens habitants à retourner chez eux. Et, raison capitale, aucune politique de l’emploi en milieu rural, basée sur l’agriculture, l’élevage et l’artisanat n’avait été initiée. La rente pétrolière, dont les effets ont commencé à se faire sentir dès les années 1970, pouvait suppléer à toutes les paresses. Cette manne du sous-sol algérien a permis tous les errements ! Même dans les anciens ‘’villages socialistes agricoles’’ (VSA), l’emploi agricole est devenu minoritaire : les gens sont versés dans l’économie informelle, le transport clandestin et le fonctionnariat. C’est un véritable échec ‘’planifié’’ qui a gangrené la société et l’économie en général. Comme si cela ne suffisait pas, la dernière décennie du vingtième siècle a mis sens dessus dessous une situation qui tenait déjà d’un véritable capharnaüm algérien suite à la subversion islamiste- dont l’ascension idéologique et messianique doivent beaucoup, selon l’analyse de feu Mostefa Lacheraf, au déracinement de la société algérienne ayant subi l’exode rural- et les problèmes sociaux s’en trouvent amplifiés.
Il en résulte que la demande en logement va crescendo et épouse une courbe exponentielle sans fin. En outre, le déséquilibre de la répartition démographique caractérisant le territoire national- la zone côtière se trouve surchargée par rapport aux Hauts Plateaux et au sud du pays- ajouté à la consommation effrénée des terres agricoles pour les besoins du béton, font peser, à moyen terme, un lourd danger au cadre général de vie des Algériens et à l’environnement immédiat, déjà bien mis à mal par toutes sortes de pollutions et de ‘’rurbanisations’’.
Au lieu que les autorités et les techniciens algériens consacrent leurs efforts à la réflexion sur un meilleur cadre de vie en améliorant la qualité du bâti, l’architecture des immeubles et l’embellissement des espaces secondaires de nos cités, ils se voient réduits à faire de sempiternels calculs en millions d’unités d’habitation à délivrer à des dizaines de millions de demandeurs. Et c’est un cycle infernal qui ne pourra être jugulé que par une vision globale, rationnelle et cohérente de l’économie et de l’aménagement du territoire.
Un hinterlind soumis aux aléas du mal-développement
Des très vastes superficies de forêts ont été incendiées au cours des quinze dernières années. Les besoins en bois de la population ayant fortement diminué depuis que la bouteille de gaz et le gaz de ville sont devenus accessibles à la majorité de la population algérienne, il s’en est suivi un déficit de civisme qui a éloigné les populations des interventions anti-incendies sauf lorsque le feu menace des habitations, alors que jusqu’aux années 80 du siècle dernier, les habitants des villages ruraux étaient les premiers à étouffer le feu.
Lorsque les agents des services des forêts et de la Protection civile arrivent sur les lieux, ils se contentaient souvent de rédiger le procès-verbal d’un incendie vite circonscrit. Et, lorsque nos programmes scolaires et les autres moyens de sensibilisation ne sont pas mis à contribution pour faire connaître les autres bienfaits du tissu forestier, on ne peut pas demander au citoyen d’avoir la conscience écologique par ‘’décret’’.
Les symptômes des effets du déboisement n’ont jamais été aussi visibles que lors des trois dernières saisons de pluie. La presse a rapporté de tous les coins du pays des inondations et des éboulements qui ont touché les villes et les routes. La RN 5, au niveau des gorges de Lakhdaria, a été obstruée en janvier 2005 à plusieurs reprises par des chutes de gros blocs déboulant à toute vitesse sur un terrain qui a perdu son ciment naturel, la végétation. Il est de même de la RN 1 au niveau de la Chiffa lors de l’hiver de l’année dernière.
Ayant perdu son pouvoir régulateur du régime des eaux, le sol voit, du même coup, ses capacités de filtration réduites à néant, ce qui aboutit à une torrentialité accrue de l’écoulement des eaux créant des inondations au niveau des villes et des villages. Ce dernier phénomène est, bien sûr, aggravé par les constructions illicites sur les zones inondables des berges.
Le même phénomène est à l’origine de l’envasement des barrages, ce qui, à la longue, réduira fortement leur capacité de rétention comme c’est la cas pour le barrage du Ksob, touchant les wilayas de Bordj Bou Arréridj et M’sila.
A ce propos, on ne peut que se réjouir de l’esprit de prospective et de l’Agence nationale des barrages et transferts (ANBT) qui fait mener une étude sur la protection du bassin versant du barrage de Koudiat Acerdoune (s’étendant sur presque 3000 km2 entre les wilayas de Bouira et Médéa) bien avant l’achèvement des travaux de construction de cet ouvrage.
La qualité de la vie en question
Qu’on examine de près nos villages et bourgades ; ils sont devenus de géants cloaques d’eaux usées et de nauséeux monticules de déchets pour la plupart non biodégradables. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que ce qui, sous d’autres cieux, est considéré comme un parangon de pureté et de cadre idéal de vie- à savoir la campagne et les zones rurales- se présente en Algérie sous le manteau hideux de la pollution et de la saleté. C’est pourquoi, des techniciens et des membres de la société civile commencent à s’inquiéter du sort qui sera réservé à la qualité de l’eau du barrage de Taksebt, à Tizi Ouzou, au vu de l’énorme volume d’eaux usées déversées par les dizaines de villages situés dans son bassin versant. Les capacités d’autoépuration du sol n’étant évidemment pas illimitées, cette inquiétude ne pourra être évacuée que par l’installation des stations de traitement en amont du plan d’eau. Le ministre des Ressources en eau n’a pas manqué de soulever cette question au cours d’une visite sur le site.
Dans nos villes, les monticules d’ordures, y compris devant des institutions publiques, n’attirent même plus la curiosité des journalistes tellement le spectacle fait partie du décor familier. Les habitants ayant élu domicile sur l’axe Oued Semmar-Meftah sont pris entre les pinces de deux purgatoires : les rejets de la cimenterie et la fumée éternelle de la décharge-appelée en principe à être délocalisée- ont délimité l’espace morbide qui rend la vie carrément infernale sous cette latitude. Le nombre d’enfants asthmatiques ou atteints d’autres affections liées à l’environnement vicié ne se compte plus.
A Sour El Ghozlane, deux usines polluantes, la cimenterie et l’usine de détergents, ne sont séparées que par six mètres de distance (le CW 127). Les poussières crachées par la première et les effluents spumeux rejetés par la seconde n’ont pas encore été évalués par des études scientifiques pour connaître leur degré de nocivité. Faudrait-il attendre l’irréparable pour procéder à un tel diagnostic ?
Les valeurs de l’environnement sont indubitablement celles de la civilisation et du civisme ; ce sont aussi les valeurs de l’économie et de la société modernes basées sur la rationalité, la bonne gouvernance et la veille technologique. L’environnement a un coût économique dont les pouvoirs publics ne peuvent faire l’économie. Mais, c’est aussi l’ensemble de la société qui est interpellé, avec le monde associatif, les élites scientifiques et les élus, pour faire prévaloir une nouvelle culture bâtie sur un cadre de vie sain, un aménagement du territoire basé sur l’équilibre physique et biologique des ressources et qui intègre dans son schéma la gestion harmonieuse de l’espace où la ville et la campagne pourront prétendre à cette complémentarité nécessaire qui fait le territoire global.
Comme l’écrivait, en avril 1972 déjà, Mostefa Lacheraf : » Qu’il soit bien compris que si la ville avec ses techniques, ses institutions, ses hommes, ses apports indispensables, ne va pas vers les masses rurales, c’est la misère paysanne, l’exode paysan qui viendront à elle pour l’assiéger de leurs débris anachroniques et malheureux ; de leurs valeurs déracinées, comme un reproche vivant et un rappel insoutenable dont certains ne veulent retenir qu’une image embellie ou surfaite pour soulager leur conscience (…) Quant la ville dépérit, le milieu rural et sa force d’inertie l’envahissent sans qu’elle oppose la moindre résistance.
Une cité vraiment urbanisée, outillée, soucieuse de rayonner sur l’arrière-pays par son impact politique et institutionnel, sa fonction créatrice, ses métiers, ses artisans, aide la campagne à se transformer. Sinon, comme nous le constatons aujourd’hui, le dépérissement urbain étrangle aussi le milieu rural sans recours et rend vulnérables les rapports économiques « .
Amar Naït Messaoud
iguerifri@yahoo.fr