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Un facteur de développement grevé par des retards historiques

n Par Amar Naït Messaoud

Des observateurs de la scène économique nationale et des professionnels concernés par les concessions ont reçu avec satisfaction le prolongement de la durée du bail. Cet intervalle de temps d’exploitation, doublé de la possibilité de la transmission de la jouissance par héritage, affermira sans aucun doute la volonté des usufruitiers dans leurs programmes d’investissement et contribuera à la stabilisation des exploitations. Au cours de ces dernières années, le problème du foncier a pris de telles proportions que les pouvoirs publics ont eu à se pencher à maintes reprises sur les lois et règlements qui fondent sa conduite. Plusieurs secteurs sont concernés par la gestion et le développement du foncier : la commune, les domaines, le cadastre, la direction de l’Agriculture, la Conservation des forêts, les agences foncières, la Conservation foncière,…etc. Pour faire prévaloir harmonie, fluidité et bonne gestion du foncier avec autant d’intervenants, il faut nécessairement que les textes législatifs fondamentaux ne souffrent aucune ambiguïté et que la coordination soit assurée à tous les niveaux. Il faut dire que l’ancien mode gestion de l’économie dirigiste ne permettait pas, voire n’exigeait pas, autant d’efforts et de vigilance. C’est après l’ouverture économique consacrant solennellement le droit à la propriété privée et faisant appel à l’intervention d’une multitude d’agents et d’acteurs économiques-y compris de nationalité étrangère-, que le “sous-développement’’ de l’Algérie en matière de gestion du foncier est apparu au grand jour. À ce titre, l’imbroglio entourant la gestion des zones industrielles et les anciens assiettes foncières relevant d’entreprises publiques dissoutes n’est que la partie “éblouissante’’ de l’iceberg.

Il ne se passe pas une semaine sans que des litiges fonciers éclatent au grand jour entre particuliers ou entre un particulier et une institution publique, et parfois même entre deux entités publiques. Les experts fonciers et les géomètres, sans omettre les huissiers de justice, ont ainsi du pain sur la planche et des revalorisations substantielles de leurs honoraires.

La nouvelle économie algérienne censée se diriger vers plus de libéralisme consacre comme principe sacré la propriété privée. Mais, cette “coquetterie’’ sacralisée par le capitalisme mondial triomphant se greffe chez nous sur des structures souvent archaïques. La meilleure illustration en est le statut du foncier en général et la place qu’y tiennent les terres privées, aârchs, communales et domaniales en particulier. La catégorie des terres aârchs est, de ce fait, une véritable épine dans le fouillis des textes relatifs au foncier. A l’échelle de toute l’Algérie, des dizaines de familles, représentant parfois des centaines de personnes, revendiquent une même parcelle indivise et sur laquelle elles ne détiennent aucun document (titre de propriété). Généralement, l’administration et les collectivités locales assimilent ce genre de propriété à un bien communal tout en évitant d’y envisager une quelconque transaction ou un éventuel investissement, sachant pertinemment qu’il y aura une levée de boucliers de la part de dizaines de prétendants dispersés pourtant aux quatre coins du pays. Ainsi, des milliers d’hectares, parfois d’une terre de grande qualité agricole, sont pris en otage à la manière des terres de main morte appartenant aux habous et communautés religieuses. C’est une véritable situation d’impasse où ni les prétendants n’y investissent ni les autorités ne peuvent en faire un objet de transaction pour en rendre possible l’exploitation. Une situation intenable qui ne profite à personne.

Intermédiation et régulation : une nouvelle structure est née

La situation de la propriété privée n’échappe guère aux travers et écueils qui grèvent ce dossier : indivision, héritage collectif, absence de titre de propriété, absence de dévolution successorale et absence d’autres titres tels que l’acte notarié, l’acte de possession, d’affectation ou de concession. Toute une gamme de litiges et d’obstacles juridiques font du foncier un des maillons faibles de la relance économique tant chantée sur tous les toits. Même certaines indemnisations liées aux expropriations induites par la construction d’ouvrages d’utilité publiques (barrages hydrauliques, autoroute, universités, hôpitaux, gazoduc,…) n’arrivent pas à s’effectuer dans les règles de l’art et les dossiers traînent indéfiniment en raison de l’absence de pièces justifiant la propriété.

Dans ce contexte de confusion réglementaire et procédurière inhérente au foncier, la mafia des terres agricoles et des réserves foncières a pu, du moins temporairement, “tirer son épingle du jeu’’ en dilapidant les meilleures terres du pays dans des opérations de transactions illégales, délictuelles et même criminelles. Des walis et des présidents d’APC sur qui la justice détient des dossiers sont présentés devant le parquet. D’autres responsables de pareils actes réprimés par la loi se sont soustraits aux sollicitations de la justice en se réfugiant à l’étranger.

Il faut dire que jusqu’à un passé récent, le dossier du foncier n’a pas été entouré de tout l’intérêt que requiert un tel facteur de développement. Car, c’en est un et des plus importants particulièrement dans cette phase sensible de la croissance économique du pays. On ne peut pas, en effet, concevoir des investissements (nationaux ou étrangers) sans la disponibilité immédiate de l’assiette foncière entourée de toutes les garanties relatives à son exploitabilité.

Ce n’est que l’année passée qu’une Agence nationale d’intermédiation et de régulation foncière (ANIRF) a été créée en ayant pour mission d’établir et de réguler le marché du foncier dans une perspective de promotion de l’investissement. La ressource foncière est considérée comme un capital à côté des moyens humains, financiers et matériels qui conditionnent l’acte d’investissement. Dans notre pays, la plupart des projets d’investissement, particulièrement ceux ayant une certaine envergure, sont confrontés à la donne foncière dont la gestion manque visiblement de clarté et de rationalité.

Presque tous les secteurs d’activité, à un moment ou à un autre du développement et de l’expansion de leurs domaines d’intervention, sont confrontés à ce qui est vaguement appelé le problème du foncier. Qu’il s’agisse de bâtir des logements sociaux, un dispensaire, une mosquée, un lycée ou de chercher à investir dans l’industrie, l’agroalimentaire ou l’agriculture, l’écueil de l’assiette foncière surgit pour contrarier les efforts les plus déterminés et les politiques les mieux élaborées. Il constitue la hantise des commissions de choix de terrain au niveau des communes, des daïras ou de la wilaya.

Pour n’avoir pas été pris en considération à temps comme un des facteurs essentiels du développement économique du pays, le foncier a joué de mauvais tours pour de nombreux projets d’investissements nationaux et étrangers.

Des projets de développements en quête de sites d’implantation

Les retards des projets de raccordement au gaz de ville des villages de la Haute Kabylie pour des raisons d’oppositions de citoyens illustre l’enjeu du foncier particulièrement dans les zones de montagne. Il en est de même des projets de décharges publiques. Le wali de Tizi Ouzou, Hocine Mazouz, a fait état, il y a quelques semaines, de l’impossibilité d’implanter des décharges régulières et contrôlées pour des histoires d’opposition des propriétaires de terrains. Et, dans ce cas de figure, rien n’assure que toutes ces oppositions soient fondées, c’est-à-dire basées sur des titres de propriété en bonne et due forme.

Dès qu’un projet d’infrastructure est initié par les pouvoirs publics sur des terres privées même marginales, la levée de boucliers des héritiers, exploitants ou ayant-droits se met en branle et peut même remettre en cause la réalisation du projet conçu par les pouvoirs publics.

Le passage de gazoducs et oléoducs, la construction de barrages hydrauliques, les voies des grands transferts hydrauliques actuellement mis en œuvre dans plusieurs wilayas du pays, ont soulevé de multiples problèmes en valorisant des parcelles de terrain qui, jusque-là, étaient laissées en friche. On a même assisté dans certains endroits à la plantation de “dernière minute’’ d’oliviers sur l’itinéraire d’un futur gazoduc une fois que l’information a circulé sur le linéaire que va suivre cette conduite. Sans pourtant pouvoir produire aucune pièce justificative de propriété, les auteurs de tels actes espèrent se faire indemniser par une politique de harcèlement où la municipalité, la daïra et la wilaya sont sollicitées pour appuyer des ‘’réclamations’’ de citoyens voulant tirer une rente d’une ancienne poche de terre laissée à la marge de tout investissement.

Des problèmes entre particuliers (voisins, parents, co-exploitants,…) et entre particuliers et pouvoirs publics lorsqu’il s’agit des programmes d’aide à l’habitat rural et de soutien à l’économie rurale par le truchement de certains programmes de développement sont vécus sur l’ensemble du territoire national. Absence de titres de propriété ou d’arrêté de concession ou d’affectation, indivision, absence de dévolution successorale, tout un éventail de cas problématiques qui dissuadent les meilleures volontés portées sur l’investissement et le développement. Les voies imaginées par les municipalités pour contourner l’absence de titres de propriété ou les cas d’indivision (par l’établissement d’actes de possession, prescription acquisitive) ne vont pas sans accrocs ; en effet, dès affichage dans les mairies de telles procédures, des dizaines d’oppositions- fondées ou fantaisistes- pleuvent sur les services communaux. Et, dans ce cas de figure, les procédures de règlement et d’arbitrage sont tellement lentes et onéreuses qu’elles finissent par décourager tout le monde, y compris le plaignant qui a introduit une opposition.

Les espoirs mis dans les opérations cadastrales sont relativisés par la lenteur des travaux de cet organisme public et par les moyens limités dont il dispose. Dans beaucoup de wilayas, la moitié des communes formant le territoire ne sont pas encore cadastrées. Il faut dire que même cette opération n’est pas exempte de contestations puisque les antennes régionales de l’ANC (Agence nationale du cadastre) reçoivent des requêtes de citoyens à chaque passage de leurs services dans les communes.

Cet imbroglio juridique dans notre pays remonte au moins au temps de la colonisation lorsque les populations autochtones ont été dépossédées de leurs terres par les lois du senatus-consult à partir de 1863. Les terres relavant actuellement du domaine privé de l’État et du domaine public de l’État étaient des biens particuliers des Algériens avant ces fameux décrets. Aujourd’hui, les terrains domaniaux sont frappés du sceau des 3 “i’’ : ils sont insaisissables, inaliénables et imprescriptibles. Après l’Indépendance, l’orientation ‘’socialiste’’ de l’économie avait fait l’impasse sur la propriété privée par l’opération de la collectivisation des terres.

Les propriétaires privés sont presque “culpabilisés’’ devant une situation de fait imposée par la politique du moment. Ce n’est qu’après 1990 que cette orientation commençait à être abandonnée à la faveur des réformes libérales qui ont touché tous les secteurs de la vie nationale. Il s’ensuivit alors une nouvelle vision des choses chez tous les acteurs économiques et sociaux.

Un flou cadastral pénalisant

L’émergence de conflits fonciers au cours de la dernière décennie est due à deux facteurs essentiellement : d’abord le retour à la terre en tant qu’activité économique créatrice de richesses après un abandon qui aura duré des années, voire des décennies pour certaines familles exilées dans d’autres coins du territoire national ; ensuite, la précarité du statut de salarié et la fermeture des entreprises publiques qui ont poussé des ménages à se fixer à la campagne et, partant, à se rappeler leurs anciennes propriétés ou des lopins hérités par simple dévolution coutumière. Or, une propriété, c’est d’abord des limites, un plan cadastral, une figure géométrique. De l’imprécision de ces limites ou de la volonté d’une autre partie à empiéter sur la propriété du voisin naissent des conflits inextricables qui traînent devant les tribunaux. Il est incontestable aussi que des appétits se sont aiguisés à la suite de la mise en œuvre de la politique des pouvoirs publics relative au développement rural ou des aides et des soutiens sont accordés pour la construction rurale, les forages et bassins d’eau, les plantations fruitières, les bâtiments d’élevage,…etc. Une grande partie de ces ouvrages exige que soit produit un titre de propriété du terrain sur lequel ils doivent être érigés. Cela a fini par provoquer des réflexes de régularisation de la propriété, processus qui, malheureusement, n’est pas bien huilé y compris dans les communes cadastrées. Des conflits interminables surgissent alors entre voisins, cousins et autres parents alliés. Des sommes colossales sont englouties dans les batailles de procédure faisant le bonheur des auxiliaires de justice (avocats, notaires, experts fonciers,…).À ce propos, notre appareil judiciaire est en train de faire face à des situations parfois inédites en matière de gestion et d’arbitrage du foncier. La formation de son personnel a certainement besoin d’être renforcée dans le droit foncier. Ailleurs, dans les pays développés, ce sont des tribunaux fonciers spécialisés qui traitent ce genre de dossiers.

Une gestion rationnelle du foncier agricole et urbain fait partie aussi du développement général du pays. Mieux, elle conditionne même sa dynamique dans le sens où les investissements nationaux et surtout étrangers ne peuvent se réaliser d’une manière confiante et stable que sur des terrains sur lesquels ne pèse aucun litige ou hypothèque.

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