Cet intrus entré par effraction, a imposé de nouvelles règles de jeu qui échappent totalement aux autochtones d’où les bouleversements qui ont suivi pour aboutir, sur le plan de la communication du moins, à un nouveau mode: celui de l’écriture ! L’ouverture des premières écoles en Kabylie y étaient pour beaucoup et a contribué à l’émergence d’une classe de lettrés dans la région dont faisait partie Fadhma Ath Mansour Amrouche, la mère de Taos.
Vers la fin de la Première Guerre mondiale que le grand-père de Taos a vécue en tant que soldat, a vu la naissance tâtonnante mais certaine de l’expression littéraire maghrébine: naissance de la littérature de l’Indigène au sens péjoratif du terme. Taos Amrouche fut l’une des toutes premières romancières en Algérie. C’est ce qui allait être le socle de ce que l’on connaît aujourd’hui. L’oralité se dotait alors d’une nature et d’une fonction différentes de celles de la littérature écrite. Cette littérature traite presque essentiellement de l’inévitable problématique identitaire. Les écrivains qui émergent écrivent naturellement dans la langue dominatrice qu’ils ont bien intériorisée du reste. Cet épisode s’apparente à la période précédant l’entrée du colonialisme et qui a mis à nu une société à deux vitesses comme l’avait distingué M. Mammeri :
– D’un côté, il existe » la culture savante » qui est un privilège d’une classe réduite (El khassa), minoritaire et une langue (l’arabe littéraire, incompréhensible de la majorité du peuple algérien, frappée, en plus, du sceau de la légitimité – religieuse s’entend – et utilisée abusivement (à tort ou à raison) comme instrument de domination et de pouvoir (par la suite surtout).
– Et puis, de l’autre côté, » la culture populaire « , véhiculée par les langues du peuple, (l’arabe dialectal et le tamazight sous ses différentes variantes) plutôt réservée à la majorité illettrée, au petit peuple et fait partie du domaine public (El _ama). Le même schéma est reproduit, à dessein mais de façon plus prononcée et à visée politique, par le système colonial en place, plus soucieux de sa pérennité et de ses profits que de l’instruction publique. Ainsi, il a contribué à élargir la fracture et les disparités sociales en privilégiant les uns par rapport aux (ou au détriment des) autres. La création des premières écoles en Kabylie ferait partie de cette stratégie.
Seulement les données ont changé. L’époque aussi. Le concept de culture s’est enrichi mutuellement car le colonialisme ne fait pas que prendre au sens de la prédation d’où les concepts de métissage, d’hybridation, d’acculturation. Parallèlement, une littérature d’expression française typiquement algérienne dont fait partie justement Taos Amrouche a vu le jour. Cette littérature est à juste titre le produit de ce brassage interethnique qui transparaît clairement dans les œuvres des écrivains de cette époque.
De la culture populaire dans Rue des tambourins…
La culture d’un peuple est une structure, un système de valeurs, une conception du temps et de l’espace, une conception de soi, et des rapports interpersonnels, des rapports au pouvoir, des normes régissant le quotidien et les pratiques que cela entame ou entretient. En substance c’est un mode particulier de structures, de représentations et des symboles que ce peuple met en place dans l’organisation de la vie quotidienne, de la vie sociale et de celle de ses membres. A la lumière de cette définition, il est aisé de reconstituer le système de valeurs de la société de l’époque de l’écrivain Taos Amrouche ainsi que les rapports interpersonnels, notamment ceux de la femme qu’elle entretient avec sa société. La culture touche donc tant à l’individu qu’à la société tout entière. Elle façonne leur système de défense et leur inconscient collectif. Elle se nourrit de la vérité et de la quotidienneté aussi banales soient-elles. Autant dire qu’elle régit et règle la vie de tout un chacun avec une patience têtue et une régularité inexorable. Partant de ce point de vue, la culture est donc une abstraction qu’on ne peut saisir que quand elle se matérialise dans la pratique des individus et des groupes car il existe une différence notable entre le niveau du vécu individuel et celui du vécu collectif qu’un groupe humain désigne comme sa culture.
En tant que corpus global, la culture est un ensemble mouvant, incohérent, instable ouvert, en voie permanente de transformation et d’adaptation et donc aux frontières incertaines, si bien qu’il est impossible de la saisir dans sa globalité :
» La culture ne peut être une entité stable parce qu’elle est contenue dans les pratiques des personnes et que celles-ci la modifient constamment selon leurs intérêts, les époques, les circonstances et les réalités nouvelles en perpétuel changement. »[2]
Les cultures chez Taos
Pour revenir au cas qui nous intéresse, à savoir la place de la culture populaire dans le roman de Marguerite Taos, il est à signaler que celle-ci est plus prononcée du fait de sa situation à elle car :
» Le dynamisme d’une culture est observable chez des groupes en instance de transculturation, car la confrontation à une autre culture joue le rôle d’une loupe qui grossit les modifications des valeurs. « [3]
Chez cette écrivaine, non seulement il y a modification de quelques valeurs sur un plan personnel mais aussi un enrichissement mutuel qu’elle revendique. Elle est tout à fait consciente du fait qu’une autre culture peut être étrangère mais pas ennemie. A partir de là, c’est une autre vision qui se développe et que l’auteur intériorise dans un premier temps et remodèle dans un second temps pour qu’elle en fasse sa spécificité. Elle se manifeste à travers le roman de quatre facettes différentes mais complémentaires :
-Sous forme d’une culture matérielle : c’est à dire sous forme d’un produit palpable de la société, un produit physique, concret tels que la forme des maisons, l’organisation sociale et familiale, les manières de s’habiller, de se loger, les constructions en architecture…Ce sont les produits physiques de la culture, un produit de cette culture qui se manifeste chez l’héroïne du roman par une incompréhension et une inadaptation manifestes. -Sous forme de culture non matérielle : c’est tout ce qui reste quand tout est perdu, pour reprendre une expression connue. Elle peut se résumer à la poésie orale, aux chants, à la danse, au savoir – être, à l’histoire, bref à la mémoire d’un peuple. Le roman regorge de ce type d’exemple.
La somme des proverbes et autres expressions appartenant au champ culturel berbère fait partie de cette catégorie. En dépit de son instruction foncièrement française, Marie-Kouka demeure fidèle à ses origines et surtout à sa culture.
– Sous forme de la culture – temps: Il s’agit du retour aux sources, aux mythes des origines, récupération du patrimoine…à travers le personnage de Gida, la grand-mère qui symbolise ce volet :
» Elle était là comme un bloc, symbolisant l’esprit de la race, le sens primitif de l’honneur. »[4]
-Sous forme de la culture – espace : diversité culturelle, brassage d’autres cultures qui n’est pas sans conséquences sur l’individu ou la société et engendre, dans ce cas, souvent le phénomène de l’acculturation et /ou de déculturation, deux termes différents et qui recouvrent des réalités tout autant différentes :
L’influence d’une culture, généralement occidentale, sur l’autre culture est l’acception contemporaine retenue dans la plupart des cas et qui n’est pas immuable… Mais en général, l’influence est réciproque. En psychologie sociale, l’acculturation désigne le processus d’apprentissage par lequel l’individu reçoit la culture de l’ethnie ou du milieu auquel il appartient. D’autre part, en anthropologie culturelle, il désigne les phénomènes de contacts et d’interpénétration entre civilisations différentes.
Ainsi, l’acculturation est l’étude des processus qui se produisent lorsque deux cultures se trouvent en contact volontaire ou forcé, comme c’est le cas de Taos Amrouche (période coloniale oblige). Elles agissent et réagissent l’une sur l’autre (ou l’une contre l’autre d’où le rapport de subordination entre culture dominante et culture dominée (ici la culture amazighe et la culture occidentale en général).
L’oeuvre de Taos est un exemple de ce processus d’interactions réciproques entre les cultures française et amazighe dans leurs déroulements et leurs effets : Le processus d’acculturation revêt plusieurs visages et formes. Notre cas se fait dans l’hostilité (acculturation imposée par le colonialisme sur le plan collectif mais choisie sur le plan individuel par l’auteur et sa famille). En outre, les populations en contact sont, démographiquement, inégales ; l’une est majoritaire (population algérienne), l’autre minoritaire (européenne). Sur un autre plan, ces cultures en contact, très éloignées, par leur esprit, les unes des autres (civilisation occidentale et civilisation traditionnelle).
Dans ce cas précis, il n’y a ni dialogue ni harmonie entre les deux cultures en situation d’acculturation imposée mais pas sur le plan individuel car ce brassage a donné lieu à une littérature majeure et à des écrivains de qualité.
Djamal Arezki
[1] – Edition Joëlle Losfeld, 1996, France (réedition).
[2] – La socialisation à l’école Op. Cit. pp. 31-33
[3] -Ibidem, p. 35.
[4] -Rue des Tambourins, Op. Cit.