« Je ne pourrais jamais oublier toutes les souffrances endurées par mon défunt époux et l’incurie dont ont fait preuve les médecins et l’hôpital à son endroit », nous dira-t-elle entre deux sanglots.
Mme Boutache qui n’en finit pas de fulminer contre sa mauvaise fortune, prend ombrage de ce que la justice ne condamne pas les praticiens mis en cause dans la mort de son mari qu’à une peine avec sursis pendant que d’autres justiciables sont écroués pour des fautes beaucoup moins graves.
« L’idée que le médecin en question va bientôt reprendre du service m’est insupportable. Il devrait être radié définitivement du corps professionnel et écoper d’une peine à la hauteur de son délit », lâche-t-elle sur une pointe d’indignation mâtinée de colère. « Et puis, poursuit-elle, ma fille orpheline de 18 mois mérite tous nos sacrifices pour gagner son droit à une vie digne. »
Les sentiments exprimés par Mme Boutache, qui paraît avoir dépassé le seuil des souffrances ordinaires, trahissent l’existence torturée d’une mère privée du deuil cicatrisant. Tout en poursuivant son combat stoïque pour la justice et la dignité, elle cherche au fond de soi ce qui subsiste de foi et de motif de survie. Une manière pour cette dame éplorée d’opposer à l’adversité une dignité résignée et appréhender l’avenir avec une humble lucidité.
Depuis le 2 février 2008, date du décès de son fils Azzeddine, 37 ans, à l’hôpital Khellil-Amrane de Béjaïa, où il avait été admis une première fois le 20 janvier 2008 pour vomissements, douleurs au ventre et à la vessie, la famille Boutache, qui juge que cette mort a pour cause essentielle le manque flagrant de sérieux dans le traitement du malade, n’arrête pas, dans sa douleur, de demander pourquoi son fils n’a pas été opéré à temps, pourquoi les médecins de l’hôpital, après plusieurs admissions et plusieurs sorties, l’ont laissé souffrir jusqu’à rejeter, par la bouche, ses urines et ses matières fécales.
Dans un long et détaillé rapport qu’elle a adressé en guise de plainte à la police et aux autorités sanitaires, elle crie sa douleur et demande que toute la lumière soit faite sur les conditions dans lesquelles l’hôpital Khellil-Amrane a pris en charge le traitement de son fils. Voici de larges extraits du film des évènements selon la version de la famille. Le 20 janvier, Azzeddine Boutache consulte un médecin privé spécialiste en médecin interne. Ayant décelé des poches d’eau au niveau des intestins celui-ci l’oriente vers l’hôpital Khellil-Amrane. Le même jour à 16h30, après auscultation, le médecin des urgences le confie au service de la médecine interne. Le 21 janvier à 9h30, le médecin du service de la médecine interne, après étude du dossier de malade (analyses et lettre d’orientation du médecin privé ordonne une échographie. Le médecin qui a réalisé cette échographie informe la famille, tout en la rassurant quant à la bénignité de l’opération et de la nécessité d’opérer le malade.
Au service de la médecine interne où le malade se tordait de douleur, souligne le rapport rédigé par la famille, quelques infirmiers ont même tenté avec des seringues de faire des ponctions de l’eau qui se trouve dans les poches intestinales. Ils ont même demandé à la famille de leur procurer des seringues de marque « Ranitex » indisponibles à l’hôpital. Le 22 janvier, après examen d’une deuxième échographie, le médecin chef du service chirurgie viscérale décide d’opérer le malade mais sans fixer de date. Devant l’insistance de la famille pour connaître la date prévue pour l’opération, le médecin, indique le rapport de la famille, s’énerve alors et lui propose de s’adresser à la clinique privée d’Oued-Ghir ou à une autre clinique à Alger.
Il signe le bulletin de sortie du malade alors que celui-ci souffre de vomissement et de contractions musculaires tout en s’évanouissant. Face à l’insistance de la famille sur le fait que le malade n’est pas en état de quitter l’hôpital, le médecin, après réflexion, finit par revenir sur sa décision et accepte de garder encore le malade à l’hôpital.
Le 23 janvier, alors que, faute de mieux, la famille prend le parti de transférer le malade dans un hôpital à Alger et non à Oued-Ghir, vu la faiblesse de ses moyens financiers, le médecin et son équipe lui font savoir que l’opération du malade est programmée pour le 26 janvier. Le 26 janvier, au grand étonnement de la famille, et bien que l’état sanitaire du malade vaille de mal en pis, le médecin refuse d’opérer, note le rapport de la famille, au motif qu’il y a manque d’anesthésiant à l’hôpital et que la quantité disponible est réservée aux cas urgents. Le malade est alors remis à la famille avec une ordonnance médicale. Le 30 janvier, le service de chirurgie informe la famille, qui s’est rendue à l’hôpital pour se renseigner sur la disponibilité des anesthésiants, que l’opération du malade est à nouveau programmée pour le 2 février, le malade devant se présenter à l’hôpital le vendredi 1er février à 15 h de l’après-midi. Cependant, dans la nuit du jeudi 31 janvier au vendredi 1er février, l’état du malade est devenu critique. A 3 h du matin du vendredi, la famille s’est vue obligée d’évacuer à nouveau le malade au service des urgences de l’hôpital. Et là, après quelques soins qui n’ont d’ailleurs, selon le rapport, donné aucun résultat probant, le responsable du service des urgences, bien qu’il soit informé que le malade est attendu à 15 h du même jour au service de la chirurgie pour subir une opération, exige de la famille, à 5 h du matin, de le reprendre à la maison et de le présenter à 15 h au service de la chirurgie. Le 2 février, peu de temps avant son opération, les médecins décèlent qu’il souffre d’une grave insuffisance rénale. Ils l’évacuent à l’hôpital Frantz-Fanon pour y subir une hémodialyse. Durant celle-ci, l’état du malade n’a fait qu’empirer au point que celui-ci évacue par la bouche, précise le rapport rédigé par la famille, ses selles et ses urines. Et c’est au service de réanimation de l’hôpital Khellil-Amrane où il a été réorienté en urgence qu’il a rendu l’âme.
Cette version des faits sera grosso modo corroborée par une commission d’enquête interne à l’hôpital Khellil Amrane puis par le Conseil de l’ordre des médecins, section de Tizi-Ouzou. Le 17 décembre 2008, l’affaire arrive au tribunal de Béjaïa. Les Drs R. Lalmi (généraliste) et T. Zaidi (chirurgien, chef de service) sont condamnées chacune à une année de prison avec sursis et 20 000 DA d’amende pour négligences et fautes médicales ayant entraîné la mort. Un verdict qui n’agrée pas la veuve Boutache. Son appel sera examiné aujourd’hui par la Cour d’appel de Béjaïa.
B. Mouhoub et N. O Maouche
