La crédulité derrière le charlatanisme

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On est loin des boules de cristal, des belles dames derrière une table de tarots et des logiciels les plus sophistiqués pour connaître le rendez-vous des jours meilleurs ou la date adéquate pour se lancer dans telle transaction ou tel business. On est juste dans un monde de «niya». Un monde où on pense au Cheikh pour trouver une solution à n’importe quel problème quelle que soit sa nature. Considéré comme élu de Dieu et «Lawliya», les talebs, et autres «imzouren» ont une place particulière dans la vie des gens. Ce monde existe chez nous. La Kabylie ne fait pas exception. A Tizi-Ouzou comme dans le reste du pays, qu’on veuille le dire ou pas, il n’existe pas un quartier, une artère ou une cité qui n’a pas son taleb ou «thamzourth». Dans une localité on peut en trouver plusieurs. Il en est même qui sont réputés pour «ça». On ne va pas s’amuser à les citer pour ne pas heurter les sensibilités de tout un chacun mais il arrive que dès qu’on cite sa localité d’origine les vis-à-vis tentent une plaisanterie mettant en évidence la «spécialisation» de la région dans le domaine des «Ihechkoulenes». Cela n’étant pas notre sujet, on a choisi dans cette édition d’évoquer que la crédulité des gens, notamment parmi les plus jeunes et les plus instruits. Ces derniers ne semblent apparemment pas se doter de plus d’éveil et de lucidité que les moins chanceux dans la vie en termes d’instruction. Ils peuvent même parfois être plus naïfs. Des ingénieurs, des médecins, des enseignants ou même des étudiants ne font plus un pas dans leur vie sans les consulter ! Ils vont même plus loin. Ils ne sortent jamais sans leurs «harz». S’il leur arrive de l’oublier, ils sont perturbés et sentent le ciel leur tomber dessus, leur écraser le crâne. Ils assimilent tous les événements de la journée à ce fatidique oubli !

Pour Malha, 52 ans, enseignante dans le primaire : «Je ne croyais pas du tout à ce genre de trucs. Un jour alors que j’avais de gros problèmes personnels, ma collègue m’a emmenée, presque de force, chez une dame du quartier où on travaillait. Je n’étais aucunement convaincue par cette initiative mais j’ai dû la suivre en me disant que ce sera la dernière fois. Alors que je ne faisais que faire plaisir ma collègue, je suis devenue abonnée chez la bonne dame. Ce sont les résultats de ce qu’elle m’a recommandés de faire qui m’y encouragent. J’avoue que je ne décampe plus de chez elle depuis que j’ai pu régler mes problèmes grâce à elle. C’est difficile de dire ça quand on est enseignante et qu’on est sensée être un exemple pour ses élèves. J’ai toujours peur de croiser une ancienne élève à chaque fois que je consulte «Lala F.». Ce serait honteux tout de même !»

Malha n’est pas très fière de raconter son histoire mais reste fidèle à sa «bienfaitrice». C’est, selon Malha, grâce à elle que son ménage a tenu le coup et perduré. Simple coïncidence ou efficacité absolue des Imzourenes dans la résolution des problèmes familiaux et conjugaux, la question reste posée sur les motivations qui poussent certaines personnes, pourtant foncièrement contre ces pratiques de faire le pas un jour.

C’est le cas de Hayet, 33 ans, cadre dans une entreprise privée : Hayet était très pieuse et évidemment contre tout ce qui ne colle pas avec la religion. Elle a été un jour entraînée facilement et sans aucune résistance chez un Cheikh à 80 kilomètres de Tizi-Ouzou. C’est une de ses cousines, pourtant dans le même stade d’incrédulité, qui lui a «forcé la main». «J’aurai jamais cru céder un jour à la tentation. Je n’aurai jamais penser qu’on m’y entraînerait dedans même de force. J’avoue qu’à force de désespoir ma cousine n’a pas du me supplier ni trop insister. J’étais prête à tout pour sauver le foyer de mes deux enfants. Maintenant que c’est fait, je n’hésiterai pas une seconde à refaire ça. Et pourtant le premier pas n’était pas facile du tout. Prétextant une fatigue, le cheikh qui nous a été recommandé, ne voulait pas nous recevoir. Notre insistance n’a rien changé à son refus de prendre en charge mon cas. On a ensuite tenté de voir une «Thamzourth» qui nous a déballé, ceci dit, n’importe quoi. Elle posait plus de question qu’autre chose. C’est pourtant une dame très réputée. Ma cousine et moi avions rigolé à chacune de ses interventions. Mais elle nous a quand même été utile et nous a orienté chez un taleb à plus de 80 kilomètres de Tizi-Ouzou. Nous avons eu du mal à le trouver», raconte Hayet. L’aventure a mené Hayet et sa cousine chez le fameux Cheikh dont on n’a pas arrêté de vanter les vertus et les dons, même au niveau de la zaouiya du même village que le Cheikh. «Après avoir donné El waâda à la zaouiya, nous nous sommes dirigées vers le Cheikh, le cœur serré. C’est tout de même notre première fois ! Notre crainte s’est dissipée en voyant le Cheikh et son accueil. Il était super sympathique contrairement à l’image qu’on se fait de ce genre de personnage. Ce n’était d’ailleurs pas le cas du premier charlatan vers lequel nous fumes orientés et qui nous a refoulées comme des “malpropres”. Alors notre jeune cheikh qui devait avoir la cinquantaine à peine, paraissaient très cool et tentait même des phrases dans la langue de Molière. Il parlait d’amour comme un jeune de 18 ans et vantait les mérites et la beauté de sa femme avec une aisance incroyable. Il nous a même avoué son amour incommensurable pour elle comme jamais un Kabyle ne l’aurait fait. Il nous a posé des questions. Nous a écouté comme aucun psychologue ne l’aurait fait, n’intervenant que rarement. Il nous a proposé des solutions, selon les capacités de chacune et les contraintes qui pourraient l’encombrer telle la possibilité de porter un «h’djab» ou celle d’utiliser «el Fasoukh». Il a plaisanté avec nous et nous a raconté des anecdotes pour nous soulager. Même si ses remèdes s’avèrent inefficaces, je ne regrette pas ma visite chez lui», nous confia Hayet en insistant sur le fait que son état d’esprit n’était plus le même à la sortie de chez celui qui est devenu «son» cheikh. Elle a même, noté son numéro de portable dans son répertoire. Hayet est loin d’être bête ou ignorante. Elle est même consciente que son geste peut être vain et ne puisse arranger sa vie. Seulement elle veut bien y croire. Elle ne veut plus être intelligente. Elle donnerait cher pour ressembler aux nombreuses personnes qu’elle a rencontrées chez ses hôtes de ces derniers jours. Il faut dire qu’en trois jours, elle a du faire plus de 450 kilomètres, juste dans la wilaya de Tizi-Ouzou, pour entrer dans ce nouveau monde qu’elle n’avait jamais connu auparavant. Elle aurait souhaité de tout cœur, avec sa cousine, avoir la même «niya» qu’un monsieur rencontré lors de son passage chez la diseuse de bonne aventure. Elles racontent que le monsieur, qui avait des problèmes professionnels, a insisté auprès de la dame pour qu’elle transmette à «Lawliya» son souhait qu’ils lui mettent sur sa route le président – directeur général pour pouvoir lui raconter ses problèmes. Il a bien insisté que «Lawliya» doivent guider son P-DG et le ramener jusqu’à lui dans les deux jours qui suivent sa consultation car il était en arrêt de travail. Il ne voulait pas reprendre le boulot avant cette entrevue et comptait bien sûr sur la dame pour accomplir ce miracle. La dernière, sachant pertinemment ses limites, a insisté sur la solution de rechange. Celle de faire un écrit au P-DG. Elle a promis de «faire le nécessaire» pour que la lettre soit prise en charge et fasse de l’effet sur le supérieur. Mais elle semblait coincée devant l’insistance du monsieur qui semblait un habitué. Hayet et sa cousine se sont marrées à fond, selon leurs propres termes. Si Hayet a eu recours à ce genre de solution pour sauver son foyer en péril, depuis quelques mois. Elle semble confiante quant aux remèdes que «son» cheikh lui a procurés. Elle se dit la conscience tranquille du moment que la finalité est justifiée. Garder le papa de ses deux garçons qui semble oublier qu’il a une famille. «Je serai tourmentée si je faisais du mal à quelqu’un ou si mes remèdes étaient destinés à quelqu’un d’autre que mon mari. Je veux juste que tout redevienne comme avant pour mes enfants», conclut Hayet désespérée. Les femmes et les hommes se serrent souvent la main et font ce genre de visites ensembles. Qu’ils soient mariés, fiancés ou simplement parents. On rencontre souvent des femmes accompagnées chez les «chouyoukhs et imzourenes». Qui pour exposer un problème de couple, qui pour régler des conflits familiaux, qui juste pour calculer la compatibilité de leur couple.

C’est le cas de Djazia et M’Hand, rencontrés chez une «Thamzourth», dans les hauteurs de la ville de Tizi-Ouzou : Ils ont fait le déplacement de Tadmait pour savoir s’ils vont bien ensemble et si leur vie à deux serait un paradis, comme si quatre ans passés ensemble ne suffisaient pas pour mesurer la solidité de leur couple. Ils se sont connus à l’université depuis quatre ans. Ils ne se sont fiancés qu’au bout de deux années de leur rencontre. Ils semblaient très amoureux. Mais semblaient aussi avoir besoin d’un autre avis pour on ne sait quel but. On se demande même quelle serait leur réaction si la bonne dame leur prédisait une vie bourrée de problèmes ou leur disait qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre. Nous n’avons pas osé leur poser la question. Mais vu l’intérêt qu’ils accordaient à la moindre parole de «Lala Z.», on devinait bien que l’avis de cette dernière compte plus que tout. Ils répondaient aux questions de celle qu’ils appelaient «Thamravet» avec une discipline comparable aux élèves du premier pallier soucieux plus que tout de plaire à leur maîtresse. Ils étaient là, à écouter, savourer même, chaque parole que la dame prononçait. Ils étaient d’accord et acquiesçaient un oui de la tête à chaque déclaration de la dame. On avait l’impression qu’ils étaient hypnotisés et tels des robots programmés pour répondre oui. Heureusement que la dame avait accordé sa bénédiction au couple et leur avait prédit un avenir radieux, sans compter certains petits obstacles d’ordre familiaux, sinon on parierait que le couple n’aurait pas tenu le choc et n’aurait pas tardé à éclater en mille morceaux. D’autres couples, plus solides, font ce genre de visites pour savoir où en est leur couple ou pour trouver une solution pour un conflit donné. Ils sont aussi là pour savoir si leur couple est guetté par le mauvais œil ou la mauvaise foi de leur entourage. «Ihechkoulènes» reviennent souvent dans l’«analyse» de «Thamravet». Il est souvent question de grigri dans 9 cas sur dix des consultations ; de mauvais sorts jetés par une parente, une voisine, une amie ou une étrangère qui veut détruire le couple. Souvent, des prénoms sont suggérés. Le plus surprenant c’est que les visiteurs trouvent les prénoms cités dans leur entourage. Vérité ou simple coïncidence ? Que croire ? Le comble c’est que des parents doivent s’embrouiller suite à ces révélations en dépit de la fragilité de leur véracité. Ce sont d’ailleurs ce genre de révélations qui font la réputation des «Imzourènes» et des chouyoukh, même si ces derniers se contentent souvent de faire des H’Djoub. Les seules révélations qu’ils font sont liées à une espèce de calculs qui les mènent à lire une page d’un vieux livre qu’ils ont hérité souvent de leurs parents et qu’ils transmettent de génération en génération au même titre que leurs dons de soigner les gens et leurs maux. Cela s’appelle «Assehssev». Ce qui est sûr c’est que chacun a des prérogatives. Et que, souvent, ils s’envoient les «clients», selon le degré des maux qui rongent ces derniers. Et il y a du pain pour tout le monde à condition qu’on ne se marche pas sur les pieds. Si l’un fait une analyse des maux, l’autre peut bien soigner et réorienter le «patient» pour une autre analyse. Et le business marche toujours jusqu’au jour où le «patient» se rend compte du jeu et de la supercherie. Les déçus de la voyance et du monde de «Lawliya wa chouyoukh» sont nombreux. Ils ont cru fort aux vertus et dons de ces gens et sont tombés de haut, le jour où leurs yeux se sont ouverts sur la vérité.

C’est le cas de Nawel, la trentaine, qui a accompagné sa cousine Linda, venue de France où elle réside pour «soigner» son jeune frère frappé par un mauvais sort : Ce dernier semblait souffrir d’une impuissance subite suite à un divorce, tellement évident, avec une femme beaucoup plus âgée que lui qu’il avait juste épousé pour l’histoire de papiers comme c’est le cas de milliers d’Algériens. Seulement le jeune frère de Linda est tombé sur la mauvaise personne, selon Nawel.

C’était une femme de l’Ouest du pays, selon notre interlocutrice. Elle tenait tellement à son conjoint qu’elle ne voulait pas lâcher prise. Quand elle a été contrainte de divorcer, elle a fait en sorte de n’offrir à la prochaine compagne du jeune homme qu’une «carcasse». Nawel dit que Linda a passé un mois entier à courir à gauche et à droite pour trouver une solution à l’état de son frère. En partant dans un village à l’est de Tizi, elles ont fait le tour des guérisseuses si nombreuses dans cette localité. Chez l’une d’elles réputée pour ses miracles à l’aide d’œufs, Nawel a surpris la dame en train de prendre quelques morceaux d’une bougie et quelques graines noires pour les jeter en même temps que les œufs qu’elle devait casser et qui devaient contenir les grigris utilisés dans le cas du jeune frère. C’est le principe de guérison de la dame. Mais il n’était pas question qu’elle bourre les œufs à sa manière. Linda est partie déçue. Et Nawel dit ne pas avoir de nouvelles depuis son départ. Et que la situation du jeune frère n’avait pas trouvé de dénouement depuis le départ de Linda il y a quelques mois.

Nawel n’est plus partie voir une voyante, depuis. Elle qui était une habituée de ce genre de rencontre. Elle dit qu’elle avait besoin de ce genre de consultation pour décompresser ! Les célibataires, hommes ou femmes, sont souvent tentés par ce genre d’expériences. Les hommes ne sont pas gênés de faire ce genre de déplacements et souvent ils semblent plus convaincus que les jeunes filles. Comme elles, ils viennent souvent demander des conseils ou des H’djoub pour attirer leurs dulcinées ou même s’ouvrir les portes du monde du travail.

Pour Issad, la quarantaine, cadre dans le domaine des finances : «Je vais souvent consulter une voyante quand je ne me sens pas bien. je crois beaucoup au mauvais œil et son influence sur ma vie. J’en souffre beaucoup d’ailleurs. Je suis très sensible au mauvais œil. Je me fais des H’djoub à chaque fois que l’occasion se présente. J’y trouve mon compte, je l’avoue. Je suis parti voir le taleb de mon village à la veille de mon entretien d’embauche. J’ai été retenu alors que je n’étais sûr de rien. Moi, je crois aux pouvoirs des taleb et «Lawliya». Et c’est la vie qui m’a prouvé que j’avais raison d’y croire».

Pour Malika, 39 ans : Ce n’est pas pour le travail qu’elle est allée chez «Cheikh Sidi S.». Malika veut fonder un foyer comme toutes ses amies. «Je tente pour la première fois de ma vie d’utiliser les artifices des talebs pour attirer un éventuel mari. Il m’a donné un «harz» et de l’eau pour me laver. Les femmes que j’ai rencontrées ici me disent qu’il est efficace. Elle l’ont même testé et ont eu des résultats. J’espère que ce sera mon cas», raconte Malika qui a dit avoir déboursé 2000 dinars pour ses soins même si le cheikh ne lui avait demandé que sa «niya».

Côté dépense, il faut dire que ce genre de visites peuvent coûter très cher, notamment aux personnes qui ne peuvent pas se passer de leur cheikh. Il y en a qui disent étouffer sans leur «dose» de consultation. Alors côté dépense, cela varie selon les soins et les guérisseurs. Cela peut souvent atteindre des plafonds inimaginables. Des fortunes sont dépensées pour une consultation, une analyse ou des grigris. Ces derniers peuvent être plus effrayants que coûteux. Le «guérisseur» peut demander des ingrédients inimaginables en engendrant la frousse à n’importe quelle personne sensée. On parle de cœur d’animaux, de terre procurée dans une tombe oubliée, de tête de serpent, des parties du corps d’hérissons ou de tortues et bien d’autres ingrédients plus insolites les uns que les autres. On se souvient tous de la dame qui a tué un enfant pour le démembrer de ses mains dont elle avait besoin pour rouler un couscous destiné à une de ses clientes. Un fait qui avait défrayé la chronique et qui nous renseigne sur la gravité même en pensant que nous ne faisons de mal à personne, on peut être responsable d’une tragédie sans le savoir. D’où la nécessité d’éviter toute complicité avec ce genre de pratique afin de la proscrire.

Samia A- B

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