L’empire de l’informel prend l’économie dans ses griffes

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n Par Amar Naït Messaoud

Les possibles performances de l’économie algérienne sont neutralisées, outre les “impondérables’’ liés à une stratégie d’investissement encore hésitante, par la part non structurée de l’économie (production, services, emploi, fiscalité).

Une grande partie des sujets relatifs au niveau de vie des populations, à l’échelle ou grille des salaires, au recouvrement de la fiscalité, à la qualité des produits commercialisés, à la santé des citoyens et à la crise qui menace la Caisse nationale des retraites se heurtent en effet à un monstre dont on a toutes les peines du monde à définir les contours et démonter les mécanismes. Il s’agit, comme on peut le deviner, de la part «ignorée» de l’économie nationale, c’est-à-dire l’underground informel par lequel transitent d’immenses capitaux et se constituent de mirobolantes fortunes. Les activités parallèles emploieraient,

1 300 000 personnes entre “emplois directs’’ et “emplois indirects’’.

Un “espace vital’’ favorable

Le phénomène de l’économie informelle, par lequel le travail au noir trouve son terrain d’expression et son “espace vital’’ favorable, a pris dans notre pays de telles proportions que le président de la République avait, en 2004, tiré la sonnette d’alarme. Il était question qu’une étude spécifique soit menée sur cette gangrène de façon à la circonscrire sur les plans juridique, technique et stratégique. L’âpre réalité ne peut laisser indifférents les décideurs d’autant qu’une constante propension vers le pire semble se dessiner : un accroissement moyen annuel de 8% est enregistré au niveau des populations nouvelles “accédant’’ à ce type d’activités. Au mépris de la législation algérienne, des lois de l’Organisation internationale du travail et des règles primaires de la dignité humaine et de l’ergonomie, des adolescent(e)s, et parfois des enfants, sont enrôlés dans des ateliers clandestins ou des chantiers de travaux loin des regards chastes de l’administration. Fragilisée par le chômage endémique, l’échec scolaire et la bureaucratie, une partie de la population algérienne, maillon faible de la société, en est réduite à accepter n’importe quel boulot et à n’importe quel prix pour sauver la face pendant quelques mois ou quelques années.

Ce ne sont pas, en tout cas, les preneurs qui manquent. Ces derniers sont secrétés par la période de transition de l’économie algérienne caractérisée par le bazar et l’activité souterraine. L’ancien ministre des Finances, A.Benachenhou, nous donne la consolation que le secteur informel a “permis à des populations de vivre’’. Il sait pourtant avant tout le monde et mieux que quiconque que la médaille — momentanément luisante — possède son revers autrement plus douloureux et plus dramatique qu’on ne l’imagine à première vue. Le montant de l’évasion fiscale qui se chiffre ainsi en dizaines de milliards de dinars aurait pu certainement contrebalancer la part des recettes en hydrocarbures dans l’élaboration de la loi de finances et servir de levier à de nouveaux investissement, eux-mêmes créateurs d’emplois… légaux. Et puis, par symétrie au vieil adage des financiers qui dit que “trop d’impôts tue l’impôt’’, un recouvrement inique d’impôt — qui s’exerce sur les activités productives et commerciales régulières — risque de tuer l’économie structurée. Un emploi non déclaré ou une marchandise non facturée (ce qui représente environ 30% de l’activité commerciale) sont un immense manque à gagner pour le fisc et un poison ingénieusement distillé aux activités légales. Les rigueurs de l’orthodoxie financière prônée par les gestionnaires économiques et l’envolée des prix du pétrole dont notre pays a pu bénéficier pendant plus de cinq ans sont indubitablement des facteurs encourageants pour sortir de l’underground de l’informel et pour encadrer les nouvelles transformations économiques dans le sens de meilleurs investissements créateurs d’emplois, de pertinentes lois sociales libératrices d’initiative et porteuses de dignité humaine et, enfin, de développement durable tel qu’il est préconisé par l’ensemble des responsables économiques de la planète.

Dans le creux d’une organisation chancelante

Le président Abdelaziz Bouteflika n’a pas omis, dans la série des thèmes qu’il a eu à développer l’année dernière, de revenir sur le phénomène de l’économie informelle qui ronge depuis des décennies le reste des autres activités relavant de l’économie structurée. Sans prétendre résoudre le problème d’un coup de baguette magique, il séria néanmoins un certain nombre de facteurs qui, par un système de synergie, sont appelés à concourir pour endiguer substantiellement ce phénomène. Ainsi, outre les mesures et réglementations destinées à lutter contre le blanchiment d’argent, la contrebande, la contrefaçon et la corruption, le président de la République mettra en exergue «les réformes en cours qui ont permis une meilleure bancarisation de l’économie, la réduction de la pression fiscale, la libéralisation du commerce extérieur, la convertibilité commerciale de la monnaie nationale, la simplification des formalités douanières». Ce sont des facteurs, assure Bouteflika, «qui doivent concourir à l’assèchement des activités dans la sphère informelle». En tout cas, avec le nombre de personnes qu’il emploie — environ un millions trois cent mille — et l’éventail des activités qu’il embrasse, le secteur de l’informel ne peut laisser indifférents ni les pouvoirs publics, ni les bureaux d’études (nationaux et étrangers), ni les médias ni, à plus forte raison, l’opposition politique et le monde syndical.

A-t-on réellement besoin de fines statistiques pour se rendre compte de l’étendue de ce qui est prosaïquement appelé le travail au noir ? Que l’on se rende dans les cafés et estaminets du quartier ou dans les méga-marchés de Tadjenent ou Sidi Aïssa, les activités soumises à la législation du travail et aux rigueurs du fisc représentent un infime volume par rapport aux autres activités et échanges qui s’y effectuent. Une loi élaborée par le ministère des Finances au début de l’année 2008 prévoyait de limiter les échanges en monnaie liquide au montant de 50 000 dinars. Au-delà de cette somme, il faudrait régler les payements en chèque ; c’est une loi qui avait pour ambition de juguler un tant soit peu l’évasion fiscale qui se compte actuellement en milliards de dinars et de faire barrage au blanchiment de l’argent sale. Cependant, on ne sait pour quelle raison, ce département ministériel avait fait marche arrière en annonçant que cette mesure est différée sine die. Quoi qu’il en soit, même si elle venait à être appliquée sur le terrain, la tâche ne sera pas des plus aisées. Dans une aire de plusieurs hectares où se vendent et s’achètent des tracteurs, des camions, de l’électroménager et du bétail, les procédures de vérification des montants des transactions sont tout simplement impossibles à réaliser. Il faut certainement beaucoup plus d’imagination pour pouvoir encadrer non seulement le secteur du commerce informel dans les grands marchés, mais aussi toutes les transactions immobilières et foncières qui revêtent un caractère plus discret.

Sur un autre plan, les pouvoirs publics et la société ont partout essayé de produire une législation respectant les grands principes moraux et ergonomiques du secteur économique : âge minimal de travail, couverture sociale, droits à la retraite et d’autres conditions qui ont pour souci de préserver la santé, le niveau de vie et la dignité des travailleurs. Néanmoins, entre l’intention portée par une loi et la pratique vécue, il y a un fossé béant. Car les conditions de naissance et de durabilité du travail au noir sont réglées d’abord par l’implacable loi de l’offre et de la demande qui régit le marché du travail. Ce dernier est mû par ses propres mécanismes tels que la croissance économique en général et la formation qualifiante en particulier.

Le travail au noir est, pour simplifier, directement lié au phénomène du chômage, lequel constitue un fertile vivier pour toute forme d’exploitation de la main-d’œuvre. Certains économistes ultra-libéraux, comme J.Rueff, sont allés jusqu’à soutenir que le chômage provient essentiellement des allocations de chômage puisqu’elles inciteraient les chômeurs à se contenter des subsides de la solidarité nationale.

Le travail au noir dans l’Algérie indépendante n’a commencé à prendre des dimensions inquiétantes qu’a partir du milieu des années 1990, époque qui a connu les plus grands déplacements des populations vers les villes et les banlieues suite à l’insécurité qui s’est abattue sur l’arrière-pays rural.

Le chômage : un fertile vivier

L’économie administrée qui avait consacré le système de l’État-providence misait chimériquement sur le plein emploi par le moyen de sureffectifs dans les entreprises publiques et les administrations pour acheter, du moins temporairement, la paix sociale. Un peu plus de décennies plus tard, le réveil fut douloureux. Les entreprises publiques rentrèrent dans l’ère des “plans sociaux’’ qui se sont traduits par des dégraissages massifs, tandis que la fonction publique a réduit drastiquement ses plans de recrutement.

Une nouvelle faune d’entrepreneurs commençait à prendre le relais d’une économie publique moribonde. Dans presque tous les secteurs d’activité, des miro-entreprises de travaux, de prestations de service ou de production ont vu le jour. Le recrutement du personnel s’est limité au strict minimum pour faire des gains de productivité, partant, des gains de marge bénéficiaire. Cela dans le cas où l’employé est déclaré à la sécurité sociale. Souvent, ce n’est pas le cas. Dans plusieurs villes d’Algérie, des ateliers de fabrication de textiles, linges et maroquinerie emploient des travailleur et des travailleuses à huis clos.

Les exemples de travail au noir sont malheureusement fort nombreux. Il n’est pas étonnant que des employés de certaines nouvelles entreprises trouvent que le plus révoltant des cas qui se présentent ces dernières années c’est celui des entreprises créées ex-nihilo, ayant reçu un plan de charges des administrations publiques, mais qui n’arrivent pas à se conformer aux lois primaires du travail. Cela est dû essentiellement à une cynique cupidité des entrepreneurs, mais aussi au laxisme intéressé de l’administration qui n’arrive pas à suivre les dossiers des déclarations sociales des travailleurs. En utilisant une main-d’œuvre, parfois trop jeune pour les travaux, taillable et corvéable à merci, les patrons et les entreprises ne gagnent pas seulement la part des cotisations sociales qui auraient dû être versées aux organismes spécialisés, mais aussi toutes les autres prestations telles que les versements forfaitaires (35%), les allocations familiales et les impôts sur les revenus de leurs employés.

“Armée de réserve’’

En matière d’emploi, la part qui revient à l’économie informelle, d’après le bilan du CNES établi pour l’année 2004, est de 17 % de l’emploi total, soit quelque 1 300 000 personnes. Sur ce chiffre, 35% reviennent à l’activité commerciale non déclarée. Le taux de la population exerçant dans le secteur informel s’accroît annuellement d’environ 8%, selon la même source. Sa contribution dans la formation du PIB (produit intérieur brut) hors hydrocarbures serait de 20 à 25%, selon les estimations données par Abdellatif Benachenhou, ancien ministre des Finances. Le CNES apporte aussi des précisions concernant les catégories de la population gravement affectées par ce phénomène du travail au noir. Les plus grands “gisements’’ se trouveraient dans les populations non scolarisées ou bien celles touchées par la déperdition scolaire. Presque 1 200 000 jeunes âgés entre 6 et 18 ans sont hors du système éducatif. 71% d’entre eux appartiennent à la catégorie des 16/18 ans et constituent une “armée de réserve’’ pour le travail informel en l’absence de perspective de formation qualifiante. Les diplômés de l’université ne sont pas en reste puisque, selon certaines estimation, 150 000 diplômés arrivent chaque année sur le marché du travail. Une grande partie de cette masse inoccupée n’a souvent comme débouchés que le marché parallèle de l’emploi. Ceux qui sont pris dans des dispositifs sociaux, genre pré-emploi ou DAIP, retombent, un fois le contrat consommé, dans le chômage et dans la possibilité de prendre un emploi informel.

La loi de l’omerta

Comme on l’a observé à partir de certains témoignages, le travail au noir ne se limite pas à des activités commerciales non déclarées, mais il a aussi gangrené une partie des activités légales où les patrons d’entreprises bien installées ne déclarent pas la totalité du personnel recruté. La peur qui plane sur des emplois déjà précaires ne peut aboutir qu’à la loi de l’omerta. D’ailleurs, très peu de plaintes sont déposées au niveau des inspections de travail des wilayas se rapportant au nom respect des lois du travail. À ce niveau, les connivences sonnantes et trébuchantes entre l’administration et certains patrons sont un secret de Polichinelle.

Tout le monde se souvient des grandes manifestations de Ouargla en 2004 au cours desquelles les chômeurs de la ville ont brûlé les édifices publics et dressé des barricades. L’affaire avait pris des proportions si inquiétantes que le gouvernement, ayant déclenché une enquête, éplucha les dossiers des sociétés qui sous-traitaient le recrutement de la main-d’œuvre pour les sociétés pétrolières. Il en ressortira une corruption à grand échelle qui faisait monnayer les candidatures. Devant un tel “barrage’’ fait à l’emploi régulier, que restait-il pour les centaines de candidats malheureux qui n’ont pas avec quoi marchander leurs postes ? Le travail au noir dans les palmeraies, le trabendo à Debdab, sur la frontière algéro-libyenne, le trafic de drogue ou l’ “exportation’’ des camélidés par l’entremise des réseaux sévissant sur la frontière algéro-tunisienne.

Une enquête menée par le CREAD (Centre de recherche en économie appliquée pour le développement) révèle que sur 7500 PME, 42% des effectifs ne sont pas déclarés et 30% de leur chiffre d’affaires échappent au fisc.

L’inventaire des acteurs économiques et des activités imposables n’est pas encore tout à fait complètement établi. La preuve, l’évasion fiscale générée par le secteur informel (IRG, TVA et autres taxes) se compte en plusieurs milliards de dinars. «La pression fiscale en Algérie reste assez faible par rapport aux pays voisins. Elle de l’ordre de 19% hors fiscalité pétrolière. L’objectif de la modernisation de l’administration fiscale est justement de faire monter la pression fiscale et de la rendre comparable aux pays qui ont le même niveau de développement hors fiscalité pétrolière», assure Abdou Bouderbala, directeur général des impôts. La dette fiscale et le détournement des avantages fiscaux sont deux autres phénomènes qui limitent les sommes d’argent issues de la fiscalité. Le DG des impôts avouait en 2008 que la dette fiscale dépassait largement les 600 milliards de dinars. Une partie est déclarée irrécouvrable. Pour les 600 Mds restants, il est prévu, ajoute-t-il, un dispositif de recouvrement. Les avantages fiscaux, initialement destinés à mieux fouetter la machine économique en stimulant les investissements et la création d’emploi, sont souvent détournés de leurs objectifs et sont ainsi assimilés à une fraude fiscale. «Ce sont des gens qui profitent des avantages fiscaux qui leur sont accordés dans le cadre des projets d’investissement pour vendre le matériel ou les produits qu’ils ont achetés en totale exonération de droits de douane. Ce détournement est un délit et l’administration fiscale ainsi que l’ANDI (Agence nationale du développement des investissements, ex-APSI) poursuivent ces actes délictueux. Il y a de nombreuses décisions de droit d’importation qui ont été annulées et les personnes traduites en justice», affirme M. Bouderbala dans un entretien avec El Watan Économie du 2 janvier 2007.

L’ampleur prise par le travail au noir et l’économie informelle dans notre pays trouve une large explication dans les difficultés de la période de transition qui consiste, pour l’administration et l’économie algérienne, à passer d’un système dirigiste, monopolistique, à un système ouvert à la libre entreprise. Cela va prendre du temps. Même la tripartite qui a scellé le fameux Pacte économique et social, n’a pas trop insisté sur le phénomène de l’économie informelle et les voies et moyens qu’il y a lieu de mobiliser pour l’insérer dans l’économie structurée.

La culture de l’entreprise, la libre syndicalisation des ouvriers et la réhabilitation des valeurs du travail constituent, à n’en pas douter, un processus qui va de pair avec les efforts de la démocratisation de la société et de la consécration de la citoyenneté.

A. N. M.

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