»Le système éducatif doit être remis en cause »

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La Dépêche de Kabylie : La sortie de votre album Ayimesdurar coïncide avec vos 40 ans de carrière. A travers ce titre, on remarque que vous tenez toujours à la vie de montagne.

Amour Abdenour : J’ai toujours aimé la montagne et je me retrouve en y vivant. Bon, il est vrai que j’ai passé plus des deux tiers de ma vie en ville puisque j’ai passé mon enfance à Sétif avant de rejoindre mes parents à Alger à l’indépendance. Mais, j’ai toujours aimé la Kabylie et ses montagnes. Concernant Ayimesdurar, c’est tout une autre histoire. Je constate que nos valeurs tendent à disparaître, car il y a l’école d’un côté, les médias d’un autre et la mondialisation qui fait le reste. De plus, pour moi, il y a une seule Kabylie et on veut nous faire croire qu’il y en a deux, et cela, c’est dangereux. Ce n’est vraiment pas bon pour nous que des gens pensent Petite et Grande Kabylie. Je vous cite un exemple : dans le temps, à la radio Chaîne II, on n’a jamais pris en considération la région des chanteurs kabyles qui passaient à l’antenne : c’étaient des chanteurs kabyles et c’est tout.

D’ailleurs, les termes « Tamurt n yiqvayliyen Oufella » et « Tamurt n yiqvayliyen Ouadda » n’ont jamais existé en langue kabyle.

Effectivement. C’est vrai que ce sont les colonisateurs qui ont « inventé » la Grande et Petite Kabylie Mais aujourd’hui, j’ai l’impression que nous les Kabyles, vivons ce fait dans notre quotidien. Franchement, cela m’attriste de le constater. Finalement, quelle est la différence entre un Kabyle de Larbâa Nath-Iraten et celui d’Akbou ? Aucune ! Peut-être qu’il y a des différences dans quelques mots dans le parler, mais c’est cela justement qui fait la richesse de notre patrimoine culturel.

Revenons à vous : Amour Abdenour est très écouté. Mais pensez-vous que le message que vous voulez faire passer « rétablira » ces valeurs en Kabylie ?

En tout cas, si je chante, ce n’est certainement pas pour rien. Donc, j’espère bien être écouté ainsi que tous ceux et celles qui partagent mes idées. Il faudra bien, un jour, que les Kabyles oublient cette « imbécilité ».

Mis à part cela, on constate que Amour Abdenour est toujours égal à lui-même puisque vous continuez à chanter l’amour, le social, les vertus de la femme kabyle…

En fait, ce n’est pas voulu et je n’ai rien inventé. C’est tout simplement le milieu où j’ai grandi, donc, la famille et la société dans lesquelles j’évolue.

Donc, vous chantez votre vécu et ce que vous ressentez.

Evidemment. On ne peut pas partager un sentiment avec quelqu’un si on ne le ressent pas soi-même.

Et pourtant, on se permettra de vous contredire, même si vous avez raison. Il n’y a qu’à voir les produits dont le marché est inondé. C’est vraiment malheureux, mais il y a une réalité que l’on ne pas nier.

Il ne faut pas exagérer en disant que tout ce qui est sur le marché est mauvais : non, pas à ce point. J’ai un seul reproche à faire à cette jeune génération de nouveaux chanteurs, c’est leur manque d’intelligence dans leur manière de traiter les thèmes et le manque de diversité. Ce qui me blesse dans ces thèmes, c’est par exemple : « Moi, je cherche un visa pour sortir ; je t’aime mais je conseille d’épouser quelqu’un d’autre qui possède… l’euro » … Notre génération disait : « On ne laisse pas celle que l’on aime, contre vents et marées, pour le meilleur et pour le pire. Le couple doit affronter ensemble tous les problèmes de la vie ». Regardez la différence et à quel point la nouvelle pensée est devenue aberrante. Je pense que le mal qui a été fait à cette jeunesse avec le système éducatif est très profond.

D’ailleurs, faute de relève, ces deux dernières années ont été marquées par une production massive simultanée des « anciens » tels que Ferhat, Idir, Inasliyen. Même Tagrawla a un album qui attend d’être édité.

Ecoutez, vous venez de citer des artistes, des vrais et immortels. De plus, je peux vous affirmer que si vous avez l’impression qu’il s’agit d’une « réapparition », détrompez-vous. Ce sont les éditeurs qui mettent sur le marché que « ce qui marche de nos jours », car, ce sont, avant tout, des commerçants.

Rien ne les empêche de faire des éditions en petites quantités puisque le public composé de l’ancienne génération est toujours là. Pourquoi le priver des artistes qu’il aime écouter ?

Je vais vous étonner mais les éditeurs ne peuvent pas se permettre cela. C’est malheureux, mais c’est la vérité. Je vous le répète encore une fois : les éditeurs sont des commerçants qui veulent gagner leur pain. Actuellement, il y a pratiquement un seul genre qui marche et c’est celui que vous trouvez en abondance sur le marché. Vous avez cité Ferhat, Idir et Inasliyen. Si les jeunes d’aujourd’hui ne les écoutent pas autant que leur génération, il faut se poser des questions. Est-ce que c’est leur niveau culturel qui est bas, ou bien celui des anciens chanteurs qui a reculé. Ou alors que les jeunes d’aujourd’hui ne réfléchissent pas comme eux ? Voilà ce qu’il faut chercher à comprendre en tout cas, c’est comme s’ils ne parlaient plus la même langue. En ce qui me concerne, je remets toujours en cause l’école car c’est la base de l’éducation. On ne peut pas reprocher à quelqu’un de comprendre et de développer quelque chose qu’il n’a pas apprise. Bon d’accord, l’école algérienne a formé des médecins et des cadres, elle a distribué le savoir, cela, je n’en doute pas un instant, mais il y a beaucoup de choses à remettre en cause.

Certains prétendent que le « spécial fêtes » kabyle a fait reculer le raï en Kabylie.

Jamais ! Le but d’un artiste n’est pas de faire reculer un genre. C‘est grave de dire cela. On ne peut pas faire reculer, coûte que coûte, un genre, car c’est comme si vous menacez un chanteur d’un genre avec un pistolet en lui disant : « Chante ce genre ou bien recule. » Je regrette infiniment, et je suis désolé, je le répète encore : on n’apporte pas un nouveau genre de musique dans le but de faire reculer un autre. Il faut qu’il y ait un peu de tout. Et puis personne ne peut dire quels sont les goûts réels de tout un peuple. Je vous cite la France : ce ne sont pas les personnes surmédiatisées qui sont forcément les plus aimées. Savez-vous qu’un sondage des personnes les plus populaires a révélé que Cabrel, qui n’est pratiquement plus médiatisé, est venu en tête avant Zidane ? Franchement, j’ai été étonné. Mais j’ai appris que finalement les médias ne reflètent pas automatiquement les goûts des peuples, la preuve !

Revenons aux chanteurs de votre génération. Comment voyez-vous votre avenir ?

Il n’y a aucun doute, si cela continue de cette façon, nous allons disparaître. Cela, j’en suis sûr.

Pourtant, il y a de jeunes bons artistes qui émergent à l’instar d’Oul Lahlou, Zimu, Ali Amrane…

C’est vrai, mais il faut reconnaître qu’ils n’ont pas le même public que les chanteurs du « spécial fêtes ». Moi-même, je n’ai plus le même public qu’avant. C’est d’ailleurs pour cela que j’essaye de m’adapter à la nouvelle ère en essayant de comprendre la jeunesse actuelle.

Que pensez-vous de la nouvelle chaîne de télévision algérienne en tamazight ?

Tout un plus est le bienvenu. Seulement, il faut attendre un peu pour émettre un avis. J’étais profondément berbériste, je le suis toujours, mais le temps m’a appris beaucoup de choses. Par exemple, aujourd’hui, je pense “kabyle” car, pour moi, penser “berbère”, c’est dépassé.

A part la chanson, que faites-vous ?

Je suis géomètre. Mais, depuis 14 ans, je suis un professionnel de la chanson.

Mais alors, pourquoi ne vous produisez-vous pas sur scène dans les salles de Kabylie ?

Il n’y a pas que la Kabylie. Je n’ai jamais eu accès aux salles d’Alger. Mis à part le ramadhan 1985 avec le comité des fêtes de la ville d’Alger, non seulement on n’a jamais plus fait appel à moi malgré mes sollicitations. Mais ils trouvaient toujours des prétextes. Quant à la Kabylie, je n’oublierai jamais mes deux passages aux Maisons de la culture de Bgayet et de Tizi-Ouzou. Mais depuis que je les ai refaites, j’ai été déçu, je décline à ce jour leurs invitations et je continuerai à le faire pour des raisons plus que valables : en tant que professionnel, je refuserai toujours d’arnaquer mon public.

Pouvez-vous être plus explicite ?

En ce qui concerne la Maison de la culture de Bgayet, sa salle de spectacle répondait aux normes, et mon premier passage a été une grande réussite, mais depuis que la moquette a été enlevée, elle n’a rien d’une salle de spectacle. Là, je parle du point de vue acoustique. Je le répète encore, je n’y chanterai jamais tant que son état initial ne sera pas rétabli. Quant à celle de Tizi-Ouzou, si la salle répond à toutes les normes, l’équipe de techniciens qui s’occupait de la sono n’y est plus alors qu’ils maîtrisaient parfaitement leur travail. Je ne comprends pas la raison de ce changement. Je le répète encore une fois, je ne me permettrai plus jamais d’arnaquer mon public avec un fiasco. Mon souci est de passer sur scène en professionnel. Le public doit être respecté et ne doit pas être déçu à cause des mauvaises sonorités.

Les travaux de rénovation du TRB seront bientôt achevés. Si la salle répond aux normes acoustiques, accepterez-vous de vous y produire ?

Mais bien sûr ! Mon refus de chanter n’est lié qu’aux seules conditions d’absence de salles qui répondent aux normes et aux techniciens qui connaissent leur travail Le public doit être respecté. C’est tout. Autrement, ce sera avec un grand plaisir que je chanterai sur scène.

Pour conclure ?

J’aimerais terminer en évoquant la nécessité d’élaborer un statut pour les artistes, surtout du côté social. Pas seulement pour les artistes eux-mêmes, mais aussi, et surtout, pour leurs familles. Ce que les gens ne savent pas, c’est que la vie de la femme d’un artiste est très dure. Alors, imaginez que son mari disparaisse sans rien lui laisser. Toutefois, c’est d’abord à nous, les artistes, de nous organiser pour cela. En tout cas, je garde espoir mais je pense aux artistes malades qui doivent être pris en charge en urgence. Il y a beaucoup d’artistes qui sont malades comme Rachid Méziane, Nora… et j’en passe. Je me demande comment vivent les enfants de certains artistes gravement malades. Je rajouterai aussi les ravages que fait le piratage, ce fléau qu’il faut à tout prix arrêter. J’espère que mon message aura un écho favorable.

Propos recueillis par : Amastan S.

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