La culture algérienne a, dès les premières années de la colonisation, fait l’objet de recherches et d’investigations de la part de militaires et de missionnaires français.
Quelles que fussent les raisons premières qui ont présidé à ce domaine d’étude qui a fini par aboutir à de véritables vocations — ces raisons sont aussi bien liées à une stratégie militaire de domination des peuples qu’à un exotisme dans lequel se trouvent impliqués des peintres, des écrivains, des chroniqueurs, des prosélytes,… —, les résultats n’en sont pas moins intéressants pour la génération actuelle qui retrouve ainsi enregistrés des pans entiers d’une culture orale menacée aujourd’hui de disparition. Le territoire d’intervention de ces missionnaires va du nord d’Algérie jusqu’à Tamanrasset.
Cependant le plus grand nombre d’intervenants et le plus gros volume de travaux de ce genre concernent indubitablement la Kabylie.Dirèche-Slimani note dans « Hommes et femmes de Kabylie » ! ouvrage collectif coordonné par Salem Chaker (Edisud-2001) : “Colonisation et évangélisation, conflictuelles mais indispensables, ont projeté la figure du missionnaire dans l’espace kabyle et dans son histoire.
Le Père Blanc est un personnage familier de la société kabyle de la fin du 19e siècle et du 20e siècle.
Observateur, témoin et acteur d’une société traditionnelle soumise à des transformations brutales (pacification, colonisation, décolonisation, indépendance), il a lui-même été soumis à des remises en cause profondes (par rapport à son rôle, sa fonction, son idéologie, ses discours).
Représentant d’un monde colonisateur et dominant, imperméable à la différence des autres ! il a été rapidement été en mesure de s’adapter aux logiques complexes d’une société kabyle elle-même fermée et difficile d’accès ».
Par des actions éducatives et caritatives, les missionnaires de l’ordre des Pères Blancs, crée en 1868 par le cardinal Lavigerie à El Harrach, ont pu approcher la société kabyle et saisir ce qu’il y a de plus intime en elle, sa quintessence symbolisée par la culture et particulièrement la langue.
Les Pères ont fait un point d honneur d’apprendre la langue kabyle, seul moyen qui leur permettait de connaître l’âme kabyle et de la dire dans la langue du colonisateur.“
Elément d’altérité à l’origine, le Père Blanc devient, par sa maîtrise de la langue kabyle et de son expérience du terrain kabyle, un spécialiste reconnu et le porte-parole d’une culture méconnue et longtemps maintenue dans le registre méprisant de l’oralité”, souligne encore Dirèche Slimani.
Les domaines de recherches de ces missionnaires ont pour objet la culture orale dans son acception la plus large (contes, poésies, maximes, apophtegmes prologues,…) mais aussi les travaux d’industrie, d’agriculture et d’artisanat ainsi que les pratiques sociales et les mœurs.
La valorisation du patrimoine culturel et littéraire kabyle ainsi opérée trouvera écho chez les générations du mouvement national et de l’indépendance qui en sont venues à se réapproprier et assumer d’une manière à la fois passionnée et rationnelle cet héritage qui s’avérera un levain à la nouvelle conscience berbère en Kabylie.
Les travaux des Pères Blancs de Kabylie ont été repris, exploités, complétés et prolongés par la nouvelle race de chercheurs qui s’emploient à produire une matière assez complète pouvant et devant servir au nouvel environnement marqué par l’introduction de tamazight dans le système éducatif algérien.
Genevois, une passion kabyle
Parmi les chercheurs missionnaires qui ont donné leurs lettres de noblesse à l’ethnographie culturelle dans le domaine kabyle, Henri Genevois occupe une place particulière. Né le 8 juillet 1913 à Bourg-en-Brasse, il fera ses études de théologie en Tunisie jusqu’en 1942, suite à quoi il rejoindra l’ordre des Pères Blancs.
Genevois sera nommé en Grande Kabylie où il passera pas moins de trente-quatre années. Il mourut à Pau d’une grave maladie le 20 janvier 1978.Henri Genevois apprit l’arabe dialectal de Tunisie comme il emploiera toute son énergie à maîtriser le kabyle de Grande Kabylie sous la conduite d’un autre berbérisant de valeur, à savoir le père Jean-Marie DaIlet (1909-1972), auteur du “Dictionnaire français-kabylie”.
Genevois était convaincu que l’étude d’une société et de la culture dans laquelle elle se meut ne pouvait se faire que par le moyen de langue d’expression de cette même société.
Dans un esprit d’humilité peu commun, il pensait qu’il ne pouvait servir que de “rapporteur” ou de hiérogrammate de l’Antiquité, et que l’étude et la synthèse des textes transcrits de sa main devaient échoir à d’autres spécialistes de l’anthropologie cultuelle.
Henri Genevois marqua de son empreinte la série des “Fichiers de documentation berbère” de Fort-National, fonds documentaire dans lequel étaient consignées toutes les recherches ethnographiques de l’époque liées au domaine berbère.
L’auteur s’intéressa aux textes creux de la Grande Kabylie qu’il avait transcris et traduis (“Le Conte de l’Ogre” -1951, “350 énigmes kabyles” -1963; « Taqsit Ledyur », la légende des oiseaux-1963; “La Fiancée d’Anzar »-1976…), à des villages kabyles dont il dressa des monographies (Ath Yenni, Taourirt Ath Menguellet, Tagamount Azouz, Ldjemaâ n’Saharidj) et aux rites et pratiques sociales liés à la vie domestique ou économique (l’Habitation kabyle : Ath Menguellet »,1951, “La laine et le rituel des tisseuses -1967, “La Femme kabyle. les travaux et les jours” – 1969…)
Le texte sur le rite d’Anzar fut recueilli par le Père Henri Genevois dans la tribu des Ath Ziki, à la limite orientale de la Grande Kabylie.
La première fois que le texte a été rendu public c’était a I’occasion du 2e “Congrès international d’étude des cultures de la Méditerranée occidentale », tenu dans l’île de Malte du 23 au 28 juin 1976. Henri Genevois, invité du Congrès, étant très malade, il s’est contenté d’envoyer son texte aux séminaristes.
Le Rite d’Anzar
Henri Genevois présente d’une façon pédagogique les résultats de ces recherches en transcrivant textuellement le récit dans la langue-source (le kabyle) et en en exposant la traduction complète dans la langue-cible (le français) de la façon suivante :
1-La légende explicative
Il était jadis un personnage du nom d’Anzar. C’était le Maître de la pluie. ll désirait épouser une jeune fille d’une merveilleuse beauté : la lune brille dans le ciel, ainsi elle brillait elle-même sur la terre. Son visage était resplendissant, son vêtement était de soie chatoyante. Elle avait l’habitude de se baigner dans une rivière aux reflets d’argent.
Quand le Maître de la pluie descendait sur terre et s’approchait d’elle, elle prenait peur, et lui se retirait.Un jour, il finit par lui dire :Tel l’éclair, j’ai fendu l’immensité du ciel Ô toi, étoile plus brillante que les autresDonne-moi donc le trésor qui est tienSinon, je te priverai de cette eau.
La jeune fille lui répondit:je t’en supplie, Maître des eaux.Au front couronné de corail.(Je le sais) nous sommes faits l’un pour l’autre, mais je redoute le qu’en-dira-t-on
A ces mots, le Maître de l’eau tourna brusquement la bague qu’il portait au doigt : la rivière soudain tarit et il disparut. La jeune fille poussa un cri et, fondit en larmes. Alors, elle se dépouilla de sa robe de soie et resta toute nue. Et elle criait vers le ciel :
Ô Anzar, ô Anzar ! Ô, toi floraison des prairies Laisse à nouveau couIer la rivièreEt viens prendre ta revanche.
A l’instant même, elle vit le maître de l’eau sous l’aspect d’un éclair immense. Il serra contre lui la jeune fille : La rivière se remit à couler et toute la terre se couvrit de verdure.Voilà l’origine de cette coutume : en cas de sécheresse, on célèbre sans tarder Anzar : et la jeune fille choisie pour la circonstance doit s’offrir nue.
2- Le rite lui-même
A l’époque où se durcit la terre, et que se présente ce que l’on nomme “sécheresse”, les vieilles se réunissent pour fixer le jour où elles célébreront Anzar. Au jour dit, toutes les femmes, jeunes et vieilles, sortent accompagnées des jeunes garçons, et elles chantent :Anzar ! Anzar!Ô, roi fait cesser la sécheresse,
Et que le blé mûrisse sur la montagneComme aussi dans la plaine.Autrefois, on escortait professionnellement une jeune fille pubère et, de plus, gracieuse. On lui mettait le henné et on la parait des plus beaux bijoux : Bref, on en faisait une “fiancée”.
La matrone du village, femme aimée de tous et de conduite irréprochable, devait procéder elle-même à la toilette de la “fiancée d’Anzar”. Ce faisant, elle ne devait pas pleurer, sinon, on aurait pu penser qu’elle ne donnait pas de bon cœur à Anzar sa fiancée.
Elle remet à la jeune fille une cuiller à pot (aghenja), sans aucun ornement, qu’elle tiendra à la main. Puis, la matrone charge la “fiancée d’Anzar” sur son dos.
Celle-ci, la louche en main, ne cesse de redire :
Ô Anzar, la louche est sèche
Toute verdure a disparu
Le vieillard est voûté par les ans
La tombe l’appelle à elle
Mon ventre est stérile
Et ne connaît pas de progéniture
Ta fiancée t’implore
Ô Anzar, car elle te désire.
Un immense cortège les accompagne composé des gens accourus du village qui les suivent par derrière. A chaque seuil devant lequel passe le cortège, de nouveaux membres se joignent à lui et chantent eux aussi :
Anzar !
Anzar Ô roi, fais cesser la sécheresse
Et que le blé mûrisse sur la montagne
Comme aussi dans la plaine
Sur le trajet de la procession, on offre semoule, viande fraîche ou séchée, graisse, oignons, sel…
Et les familles ainsi visitées jettent de l’eau sur les têtes, s’efforcent surtout d’atteindre la fiancée que le cortège emmène avec lui. Une fois arrivées à la mosquée ou à l’un des sanctuaires du village, les femmes déposent la fiancée. Puis, elles se mettent à faire cuire ce qu’elles ont recueilli de porte en porte : huile, oignons… Et tous les accompagnateurs prennent part à ce repas. Celui-ci terminé, on lave sur place les ustensiles et on jette l’eau dans la rigole.Après quoi, la matrone enlève ses habits à la fiancée, et la laisse nue comme au jour de sa naissance. La jeune fille s’enveloppe d’un filet à fourrage et ceci signifie qu’il n’y a plus ni verdure ni rien de ce que produit la terre, bref, que les gens en sont réduits à manger de l’herbe. Puis, elle fait sept fois le tour du sanctuaire, tenant la louche en main de façon à avoir la tête de la louche en avant comme si elle demandait de l’eau.
Tout en tournant, elle répète :Ô vous, maître des eauxDonnez-nous de l’eau…J’offre ma vie à qui veut la prendre.
C’est pour cette raison qu’on la nomme la “fiancée d’Anzar”. Quand la jeune fille ainsi offerte a terminé sa giration autour de la mosquée ou du sanctuaire, elle dit :Je regarde la terreLa face en est dure et sèchePas une goutte d’eau dans le ruisseauL’arbrisseau du verger s’étoileAnzar, viens à notre secoursTu ne peux nous abandonner, Ô noble.J’entends le gémissement de la terrePareil à celui du prisonnier plein d’ennui.Pas une goutte ne suinte des outresLe limon est rempli de crevassesJe me plie à ta volonté, AnzarCar devant toi, je ne suis rien.L’étang se vide et s’évaporeIl devient le tombeau des poissonsLe berger reste tout tristeMaintenant que l’herbe est flétrie.Le filet à fourrage est vide, il a faim;
Il m’étreint comme ferait une hydre.Après quoi les femmes réunies dans le sanctuaire entonnent le chant que voici :Ô Anzar au cœur généreuxLe fleuve n’est plus que sable desséchéLa clef, c’est toi qui la possèdeDe grâce, libère la sourceLa terre agoniseInjecte son sang jusqu’en ses racinesÔ roi, Ô AnzarNotre mère la terre est sans forceElle patiente, elle compte sur toiComme elle a accepté de toi le manque de nourritureRemplis la rivière de ta sueurEt la vie triomphera de la mortÔ Anzar, ô puissant Toi qui donne la vie aux hommesDélivre-les de leurs liensToi, le remède des blessuresLa terre attend, livrée comme une jumentTout à la joie de ta venueÔ Anzar, fils de géantToi qui vit parmi les étoilesNotre gratitude te sera acquise évidemmentSi tu nous donnes de l’eauÔ Anzar, ô RoiToi dont le charme est sans égal Tu as épousé une jeune fille Perle précieuse A la chevelure souple et lisse La voici, donne-lui des ailesEt foncez vers le ciel : allezA cause d’elle, parée de fine étoffeTu peux dire aux assoiffés : buvez !Cependant, quelques jeunes filles en âge d’être mariées, s’assemblent auprès de la fiancée toujours nue pour le jeu dit “Zerzari” qui se pratique avec une balle de liège. Elles se groupent dans un endroit plat, non loin de la mosquée ou du sanctuaire. Munies chacune d’un bâton, elles se disputent la balle jusqu’à ce que cette balle tombe dans le trou préparé pour la recevoir. Pendant ce temps, la fiancée répète :La terre et moi, nous sommes co-épousesNous avons épousé un homme sans l’avoir vuNous ne sommes ni infirmes ni stérilesMais la clef est bloquée dans la serrureNos seins ne donnent pas de laitComment du reste le pourraient-ils ?Lorsque la balle a pénétré dans le trou, elle dit:Je tends la main devant moiJe ne trouve que le videMa main cherche derrière moi Et ne trouve que moi-même…
Rien ne me retient que moi-même…Ô Anzar, ô roi très bonMa vie m’est précieuse…Mais, si la veut qu’il la prenne !
Les jeunes filles qui ont pris part au jeu avec elle répondent
Nous avons atteint notre butLa balle est à sa placeLe roi est descendu sur la terreLa fiancée s’est soumise et l’a acceptéÔ roi, donne-nous de la pluieTu le vois, notre terre est assoifféeAlors, elle nous donnera bonne récolteComme vous-même avez donné progéniture.
La balle est entrée dans le trou creusé pour elle avant le jeu. Toutes les femmes regagnent le village avant le coucher du soleil. On peut être assuré que peu de jours après la célébration d’Anzar, la pluie se met à tomber.
A l’époque où les familles des Ath Qaci et des Ath Djennad se battaient contre les turcs, les marabouts mirent fin à l’ancienne procession (telles qu’elle vient d’être décrite). Ainsi nous l’ont racontée nos aïeules.
Malgré cela, certains villages continuèrent la procession “ancienne manière”, d’autre la cessèrent immédiatement par peur de la malédiction des marabouts.
Dans ce dernier cas, ils se contentent de transporter professionnellement la seule cuiller à pot, magnifiquement ornée au préalable comme une fiancée. Le rituel est à peu près le même, hormis, bien sûr, la dénudation qui n’est pas nécessaire.
Le repas terminé, ce sont les jeunes filles qui se livrent au jeu de “Zerzari”. La célébration terminée, la louche sera reprise par son propriétaire qui la mettra de côté pour une prochaine célébration”.
Amar Naït Messaoud