“L’étape soummamienne est celle de la maturité révolutionnaire, mais aussi une projection dans l’avenir”

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La Dépêche de Kabylie : L’Algérie célèbre aujourd’hui le 53e anniversaire du Congrès de la Soummam, que représentait réellement cette réunion pour la Guerre d’Algérie ?

Belaïd Abane : Pour la Révolution algérienne d’abord, ce fut le tournant décisif. La  » rébellion déclenchée le 1er Novembre se mue en guerre nationale de résistance au colonialisme. Après la phase d’unification des potentiels nationaux, initiée et pilotée par Abane, la Révolution algérienne se devait de prendre le monde à témoin et de s’amarrer au mouvement universel de libération des peuples. Elle se devait également de faire connaître ses objectifs et sa doctrine. En somme après les premiers coups de feu, il était nécessaire pour le Mouvement de libération national incarné par le FLN et l’ALN, de se faire connaître et de définir ses perspectives d’avenir. C’est ce que j’ai appelé en métaphores marines, un pavillon qui permet d’être facilement identifié et une boussole pour s’orienter et tracer sa voie ; c’est cela aussi la plate-forme de la Soummam.

Pour la première fois, est réalisée une quasi-unanimité nationale pour la lutte armée. Mis à part le MNA, l’ensemble des forces patriotiques algériennes est engagé dans la lutte sous l’étiquette FLN. Même les communistes qui tiennent un temps à leur autonomie finiront par jeter toutes leurs forces, loyalement, dans la bataille. Tout cela il fallait l’institutionnaliser. Il fallait un édifice crédible auquel tout combattant, tout sympathisant et tout militant doit se référer. Je me remémore encore cette phrase d’Ali Lounici, officier de l’ALN en wilaya IV : “le Congrès de la Soummam nous a donné ce formidable sentiment que nous avions déjà un Etat.” Alors que le 1er Novembre avec l’immense mérite qui est le sien est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres, sans préjuger de la suite des évènements (l’essentiel étant d’être prêt à tuer et à mourir), l’étape soummamienne est celle de la maturité révolutionnaire, mais aussi une projection dans l’avenir. C’est en ce sens que la réunion de la Soummam a été l’acte fondateur de l’Etat algérien moderne.

Pour ce qui est de la guerre elle-même, l’organisation militaire sortie de la Soummam fut une véritable machine de guerre. En créant une armée révolutionnaire moderne, une armée de guérilla rigoureusement structurée (on ne peut imaginer à quel point l’ALN était organisée dans les maquis au point qu’elle n’eut rien à envier à une vieille armée de métier comme l’armée française), le Congrès de la Soummam donna une formidable impulsion à la guerre. Du moins pour un temps puisque les stratèges de l’armée coloniale ne tarderont pas à trouver la parade en recourant à la tactique du contact direct par des unités d’élites légères transportées par des sikorsky birotors, les fameuses “bananes”.

Même si on peut encore gloser sur sa représentativité, le Congrès de la Soummam fut une étape majeure de la guerre qui opposa les Algériens au colonialisme français. Essayons d’imaginer un seul instant qu’il n’y ait pas eu de Congrès de la Soummam et nous verrons dans quelle pagaille se serait poursuivie la guerre. Mais le Congrès de la Soummam ne serait rien sans tout le travail d’unification entrepris par Abane depuis le printemps 1955. La réunion de la Soummam est évidemment le couronnement de tout ce travail accompli en amont.

Le congrès, comme son artisan, Abane Ramdane, sont constamment, pris pour cible par certains cercles hostiles au projet de ce congrès, selon vous, quelles en sont les raisons ?

Le projet soummamien initié par Abane est algérien, citoyen et politique. Abane pensait algérien avant de penser maghrébin ou arabe. On ne peut dire en voyant dans quel état sont l’union maghrébine et la “nation arabe” aujourd’hui qu’il avait totalement tort. Je pense que le principe de primauté intérieure sur l’extérieur pourrait se lire également dans ce sens. L’Algérie d’abord, en quelque sorte.

Le projet soummamien s’était également affranchi des croyances et des identités pour ne s’attacher qu’à l’aspect citoyen. N’oublions pas que ni la Proclamation de novembre, ni le Congrès de la Soummam n’avaient exclu de la Nation algérienne les Juifs et les Européens désireux de prendre la nationalité algérienne et de rester en Algérie. Pour ce faire, il n’y avait que la citoyenneté pour espace commun à tous.

Enfin, le projet soummamien était politique par excellence et proclamait même la primauté du politique sur le militaire, principe que d’aucuns ont malheureusement tendance à lire au premier degré “ le politique doit commander au militaire”, alors qu’il s’agissait de subordonner toute action militaire à des objectifs politiques et au but suprême de la Révolution : la libération nationale et l’indépendance, ce qui est politique par excellence, puisque on ne vise par une victoire militaire dont on sait qu’elle est utopique face à une armée puissante suréquipée et qui combat à une heure d’avion de la métropole contrairement à la guerre d’Indochine.

Les raisons inavouées de certains contempteurs, peu nombreux du reste, sont là. Pour d’autres, c’est de n’y avoir pas participé et d’avoir été absents du lieu et au moments historiques du Congrès de la Soummam. D’autres estiment avoir été injustement évincés des instances dirigeantes du congrès au bénéfice d’autres comme Ben Khedda et Dahlab moins méritants à leurs yeux. On ne peut malheureusement passer sous silence la haine régionaliste qui gangrène certains cœurs (fort peu nombreux heureusement) au point de ne voir à travers Abane que sa région d’origine.

Pourquoi le choix de l’organisation s’est-il porté sur la Kabylie ?

On doit à la vérité de rappeler que le choix initial n’était pas la Kabylie même si logiquement la Kabylie est le centre géographique du pays qui aurait pu arranger tout le monde.

La réunion était semble-t-il prévue “chez Zighout”, dans le constantinois. Les évènements en avaient décidé autrement. Après un accrochage, le mulet transportant les documents du Congrès n’avait rien trouvé de mieux que de se rendre dans une caserne de l’Armée française, son ancienne écurie semble-t-il. Le plan B des dirigeants FLN était alors un petit village, Ifri, sur le flanc sud du Djurdjura. Stratégiquement, l’endroit était néanmoins vulnérable, mais la sécurité sera efficacement assurée par les troupes d’Amirouche qui organisa plusieurs attaques de diversions pour détourner l’armée coloniale du lieu du congrès.

Quelques délégations avaient boudées la rencontre, pour quelles raisons ces délégations avaient opté pour ce choix, et comment les directives du congrès ont été suivies ?

Là aussi, le souci de vérité nous oblige à dire qu’il n’eut pas de délégations ayant boudé le congrès. On reprochera au Congrès de la Soummam, à juste titre, son manque de représentativité pour deux absences. D’abord et surtout celle des Aurès- Nememcha (wilaya I). C’est la mort de Ben Boulaïd causée par un poste émetteur piégé par l’Armée française comme le relate avec forces détails, Constantin Melnik, chef du service action (main rouge) de l’armée coloniale, qui plongea la wilaya I dans un désordre indescriptible, et une guerre de chefs qui finira dans un bain de sang. Il est difficile, d’imaginer un instant que Abane ou un quelconque autre dirigeant du FLN ou de l’ALN veuillent évincer du congrès si Mostefa Ben Boulaïd et les dirigeants des Aurès Nememcha, cette région qui a porté très haut le drapeau du combat libérateur et dont l’héroïsme est connu de tous. De fait, c’est dès février 1956 que Abane tente de prendre contact avec les responsables aurésiens en dépêchant Saâd Dahlab. Ce dernier apprendra de Zighout, le prestigieux chef des Aurès est mort. Il y apprendra également que la région est en pleine pagaille car les Aurès ne se sont jamais vraiment remis de l’arrestation de Ben Boulaïd en février 1955. Et depuis la mort du prestigieux chef chaouia au printemps 1956, la guerre de succession est ouverte. Son frère Omar qui tente de lui succéder se rend en Kabylie vers la fin avril, à la tête d’une forte escorte pour y rencontrer Krim Belkacem et se faire reconnaître comme le délégué des Aurès. L’offensive militaire française des opérations “Arquebuse” et “Espérance” du mois de mai 1956 interrompant la rencontre et disperse les maquisards. Omar Ben Boulaïd dût probablement rejoindre en catastrophe sa zone d’origine. La situation trouble qui y règne ne lui permet pas de s’éloigner de son fief que lui disputent âprement d’autres prétendants au leadership aurésien. Là est la véritable explication de l’absence des dirigeants de la wilaya I des Aurès Nememcha. L’absence de la délégation extérieure fut l’autre grosse pomme de discorde entre Ben Bella et les dirigeants de la Soummam et tout particulièrement Abane Ramdane. A en croire Ben Bella, “ceux de l’extérieur ont attendu patiemment huit jours à Rome d’abord et quinze jours à Tripoli ensuite le signal promis par Hansen (pseudonyme d’Abane, NDLA) pour rentrer au pays”. Mais faut-il croire Ben Bella ? Avait-il réellement l’intention de rentrer en Algérie pour participer au 1er congrès du FLN ? Il est permis d’en douter. Voici pourquoi. Depuis le 1er décembre 1955 que Abane avait commencé à attirer l’attention des membres de la délégation extérieure sur le projet d’une réunion nationale des responsables FLN-ALN en prenant même soin de leur indiquer l’itinéraire à suivre. Début janvier 1956, Abane informe de nouveau la délégation extérieure. Abane Ramdane revient longuement sur la réunion nationale prévue pour le mois d’août 1956, en se faisant plus précis et plus pressant (lettre du 3 avril 1956, Mabrouk Belhocine, Courrier Alger le Caire) : “Nous avons décidé de tenir une réunion des principaux chefs de la résistance… chez Zighout dans le nord Constantinois. Y assisteront le responsable de l’Oranie…, Krim et Abane de l’Algérois, Zighout et son adjoint, Ben Boulaïd et son adjoint et deux éléments de l’extérieur… Zighout se porte garant de la sécurité des délégués une fois entrés dans sa zone. Dans cette réunion seront réglés tous les problèmes et nous dissiperons tous les malentendus… L’intérêt du pays exige cette réunion… Nous espérons que vous serez au rendez-vous ; sinon, nous prendrons seuls de grandes décisions et alors vous ne vous en prendrez qu’à vous-mêmes. Nous demandons au frère Khider de le rappeler par téléphone à tous les frères pour que chacun prenne ses responsabilités. Envoyez de préférence Ben Bella et Aït Ahmed ou Ben Bella et Khider.” La question est de savoir si les délégués extérieurs avaient réellement l’intention de rentrer en Algérie pour participer à la réunion de la Soummam. On peut en douter. Il faut rappeler, en effet, qu’aucun des dirigeants extérieurs, y compris Mohamed Boudiaf qui devait organiser une réunion de coordination en 1955, n’est rentré sur le territoire algérien depuis le 1er novembre 1954. L’argument de sécurité qu’on a trop souvent tendance à invoquer ne tient pas la route car Ben M’hidi, pourtant activement recherché, a réussi à franchir la frontière et à faire le trajet Alger-Oran en train sans encombre. De nombreux chefs militaires passeront également les frontières dans tous les sens même après la construction du barrage Morice-Challe. La vérité est que les délégués extérieurs étaient surtout préoccupés par les questions diplomatiques comme le suggère le contenu de leur lettre du 15 août. Khider y dresse un bilan des activités diplomatiques très chargées des dirigeants du Caire qui “ont été tous absents les uns après les autres, ce qui explique le flottement et le retard de notre correspondance”. Autre raison de croire que les délégués extérieurs étaient en réalité très éloignés des questions intérieures, cette déclaration de Hocine Aït Ahmed : “Personnellement, j’ignorais qu’un congrès s’était tenu à la Soummam… Khider et Ben Bella étaient eux au courant de la tenue d’un congrès. Mais nous n’avons pas eu le temps d’en parler.”

A l’évidence, les responsables extérieurs, absorbés par le travail diplomatique, étaient à mille lieues des préoccupations “soummamiennes” de Abane et de ses camarades de l’intérieur. A l’exception de Ben Bella auquel les préparatifs de la Soummam semblent avoir donné des cauchemars, aux dires de son mentor égyptien Fathi Dib (Gamal Abdelnasser et la Révolution algérienne, L’Harmattan). A la vérité, Ben Bella n’avait pas l’intention de rentrer en Algérie. Sa décision était prise depuis que le Raïs égyptien a pris “l’affaire de la Soummam” en mains et que le Major Dib lui “a déconseillé de retourner en Algérie pour assister à cette réunion”. Quant à l’autoproclamée “zone de Souk Ahras”, elle n’a effectivement pas été sollicitée pour participer au Congrès. Elle faisait, en effet, partie officiellement de la zone II, future wilaya II englobant tout le nord constantinois même si elle n’a pas démérité, Bouglez et ses amis ayant mis sur pied une remarquable organisation forte de plusieurs milliers d’hommes sur les hauteurs boisées d’El Tarf. Mais cette “zone” faisait officiellement partie de la zone future wilaya nord constantinoise. La faire siéger à la réunion aurait remis en cause le schéma directeur du 1er Novembre et créé un dangereux précédent.

Bien entendu toutes ces absences ont servi de prétexte pour certains qui ont mis à profit l’anarchie régnant en wilaya I pour dresser certains responsables aurésiens contre les décisions du Congrès de la Soummam. Certaines oppositions finiront hélas dans une tragédie fratricide qu’il est trop long de développer ici.

Propos recueillis par Mohamed Mouloudj

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