Les souvenirs de l’horreur encore vivaces

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En cette matinée grisonnante de jeudi, nous prenons la direction de cette région qui se situe à 20 km au sud d’Alger, appelée communément « le triangle de la mort », Bentalha, Raïs et Sidi Moussa. On se souvient bien de ces trois localités, où dans la nuit du 22 au 23 septembre, quelque 200 personnes ont été massacrées, rien qu’à Bentalha, un nom évocateur à plus d’un titre, qui donne le frisson.

La route se consume peu à peu, et nous pénétrons au fur et à mesure dans les contrées de la capitale, où sont perchées au loin, les montagnes de Chréa, qui nous dévoilent dans la pénombre de ses contours, un paysage à la fois lugubre et enchanteur.

A Gué-de-Constantine appelée communément « Semmar », tout juste à côté de la cité Hayat, des constructions abandonnées sont squattées par des habitants qui s’y sont installés, non sans prendre le soin d’aménager chacun son espace avec des échelles de fortune, afin d’accéder aux étages supérieurs, un état des lieux lamentable à plus d’un titre, une évidence en quelque sorte.

Pour les besoins de notre reportage, nous avons pu nous procurer un guide de fortune, un habitant de la région qui pourra nous être d’une grande aide. C’est lui qui nous présentera à un certain âmmi Lakhdar.

La penaude enclave de Bentalha

Au détour d’une plaine verdoyante, qui commence à sentir les bienfaits d’une pluie qui s’est fait longtemps désirer, nous apercevons la localité de Bentalha, presque comme une sorte de fin du monde. A cet instant, nous prenons connaissance d’un village isolé, balayé par l’oubli et la misère accablante et où le spectre du carnage règne toujours, et les images du massacre sont encore visibles, même dans les mémoires les plus chétives.

Des logements ont vu le jour, des cafés maures qui servent de refuge de luxe pour les jeunes chômeurs et les vieillards enfouis dans leurs burnous, sont éparpillés aux quatre coins du village, des maisons non achevées dont quelques-unes ont été ciblées par le carnage.

Nous prenons nos quartiers dans un café, qui nous servira de point de repère pour approcher des gens, sans toutefois les brusquer ou les offenser, notre ami est là pour nous fournir ce coup de main précieux.

Les personnes attablées dans leur coin sirotent leurs cafés, on est juste à Haï Djilali, voisin de Haï Boudoumi. Certaines semblent s’y noyer dans une morosité perceptible, ne pouvant réprimer des toux accrues provoquées par la cigarette et un climat anologue à celui du centre d’Alger.

Après avoir pris un café bien pressé, notre ami que nous appellerons Moh nous présente un vieil homme qui contre toute attente s’est montré copieusement commode.

Un sourire éclaire son visage qui semble avoir traversé bien des épreuves. La moue désabusée, il s’attable à nos côtés non sans nous donner une accolade amicale.

Nous éviterons d’aborder le passé, ce qui nous intéresse le plus, c’est l’après-tragédie, la vie qui s’écoule au compte-gouttes, en gros ce qui a changé. Ici, la majorité des habitants a quitté les lieux après le massacre, et la localité se meurt sous la poussière et le béton. Les assaillants ne se sont pas contentés de tuer, ils ont disparu avec des femmes qu’eux qualifient de « butin de guerre », des jeunes filles qu’ils ont kidnappées.

Le récit de âmmi Lakhdar…

Prenant le soin de nous dévisager, l’air à la fois hagard et convaincu, âmmi Lakhdar nous relate au détail prés ses mésaventures. Cet homme qui a perdu ses enfants et sa femme durant cette horrible nuit se met au récit, celui-là même qui s’est confié après la massacre à la presse avec un courage inouï : « Ya wlidi, cette boucherie est vivante dans mon esprit et brûle toujours mon cœur, les choses se sont dégradées depuis. Berger et agriculteur de mon état, je n’ai jamais voulu quitter ma terre, les autorités n’ont rien fait pour améliorer nos conditions de vie, certes ils sont goudronnés la route, notre vie est restée précaire. »

Soudain, son visage s’assombrit et devient grave : « J’ai perdu tous mes êtres chers, je ne peux m’empêcher de penser à ma vie qui a basculé, à ce spectre qui règne et qui nous pénètre ». La majorité des habitants de Bentalha cette nuit-là fut anéantie par la même infortune.

Evitant soigneusement de nous retarder sur ces faits qui visiblement le touchent profédement – et c’est tout à fait légitime –, nous abordons tout simplement la vie ici, la jeunesse, ceux qui sont nés après, surtout les enfants rescapés qui ont grandi depuis, et dont la majorité a quitté ce maudit patelin dont certains sont internés à Drid Hocine et d’autres à Blida, que nous avons pu autrefois rencontrer.

« Mon enfant, cela fait un bout de temps que les gens, et notamment vous ( Essahafa), se sont désintéressés de nous, le chômage fait rage. De quoi vivent nos enfants ? Certains sont bergers depuis que la paix est revenue, mais les autres rasent les murs, chauffent les sièges des cafés avec comme seul loisir les dominos, c’est la léthargie. »

Les maisonnettes non achevées sont dans leur majorité équipées de garages, à première vue destinés à des activités commerciales mais dont les rideaux restent baissés faute d’argent probablement.

On ne se croirait pas à seulement 20 km d’Alger, cela résulte d’une gestion catastrophique et cacophonique. « Les gens subsistent mais ne veulent ni oublier ni pardonner », réplique soudainement âmmi Lakhdar. Au loin, près de la lisière des sentiers battus, nous paraît le cimetière de Bentalha où près de 200 personnes qui ont péri dans le massacre dont des enfants, sont enterrées. On se souvient encore des images intolérables, le temps ici s’est figé à s’apitoyer sur le sort des ces infortunés dont les blessures ne semblent pas cicatrisées.

Les murs qui enclavent les maisonnettes sont lézardés par les stigmates d’une misère et un isolement saisissant.

Ici, tout le monde se souvient de Yous Nesrellah, notoirement connu pour être l’auteur du livre Qui a tué qui à Bentalha ? qui a crée une grande tension et provoqué une vive polémique. C’était un enfant du quartier. Nous distinguons au loin de petites silhouettes, portant des cartables visiblement ils rentrent chez eux pour déjeuner, les visages marqués et la démarche hésitant par la lourdeur de leurs cartables et le trajet pour certains sinueux et loin. Je tends mon dictaphone à notre interlocuteur, une question aux lèvres, mais il nous coupe court, pour nous montrer d’autres enfants, qui guident un troupeau de chèvres, ou rentrent sans doute à la maison pour manger, un panier à la main. « Ce sont des vendeurs de galettes, ils ne sont jamais allés à l’école », dira Ammi Lakhdar dans un souffle à peine masqué par les tapotements des dominos qui nous viennent d’une table à côté.

Une petite brise nous parvient, nous sortons du café maure, en compagnie de ammi Lakhdar qui discrètement nous montre les maisons qui avaient été prises pour cible cette nuit-là, dont la sienne tout naturellement. « J’ai pratiquement tout refait seul », nous dira-t-il avec un air hautain.

Il brandit fièrement son burnous : “C’est l’héritage de mon père qui a péri dans le massacre, il vit là avec des proches et les deux enfants qui lui restent ils ont grandi depuis » nous lance-t-il en nous relevant un brin de tendresse dans ses traits durs.

Nous sortons, visiblement émus d’être à l’intérieur de cette bâtisse, qui a connu le pire. D’une poignée ferme, ammi Lakhdar nous salue chaleureusement non sans nous inviter à déjeuner, nous refusons poliment et nous nous excusons.

Nous nous dirigeons ensuite à Sidi Moussa près de Baraki, une région qui a souffert du terrorisme et qui a gardé des séquelles inaltérables. Certes, Sidi Moussa a beaucoup changé, c’est tout à fait autre que Bentalha, ici les commerces sont assez nombreux.

Il est 13h 20 et la voix du muezzin nous parvient, les fidèles pressent le pas pour rejoindre la mosquée perchée sur une montée. Cette fois, notre tâche est plus ardue, on se contentera de sillonner la petite ville et nous imprégner de l’ambiance qui y règne.

Ici et contrairement à Bentalha, les habitants sont revenus dans les années 2000, et ont pu retrouver comme c’est visible un cadre de vie normal. Les gens vaquent à leurs occupations même si, beaucoup de jeunes sont dehors à errer, ou se réfugient dans les cafés. Les loisirs, ça ne les connaît pas ici et l’oisiveté se taille la part du lion.

Nous prenons un morceau et nous décidons de discuter avec deux jeunes attablés là. Décidément on est chanceux, on tombe sur deux licenciés au chômage et notre discussion prend d’autres tournures. On aborde bien sûr le chômage, le manque de loisirs, la précarité mais aussi l’époque du terrorisme que les deux jeunes qualifient de « période cauchemardesque ». Ils ont toujours vécu ici, grandi et n’ont jamais quitté Sidi Moussa. « On a pas perdu des proches et quelques connaissances aussi, on était jeunes âgés de 16, 17 ans insouciants, mais on a pris connaissance de la gravité de la situation dès lors que les massacres de Rais et Bentalha ont été commis » dira l’un deux.

La discussion s’anime et les deux jeunes nous parlent de leurs projets celui de quitter le pays. La harraga, ce n’est pas leur truc à eux. « Nous avons accompli des études, on quittera l’Algérie dignement, c’est juste une question de temps », martèle l’autre.

Nous les remercions pour leur amabilité et nous prenons congé d’eux avant de mettre le cap vers Raïs qui, dans la nuit du 28 août, a connu la même infortune que Bentalha. Raïs est une localité inerte, presque morte, qui n’enchante guère le visiteur. Comment décrire ce paysage qui s’offre à nous ? il est 15h 20 et une pluie fine commence à tomber sur le bitume accidenté et montueux. Le même paysage que Bentalha s’offre à nous avec des cafés, des vieux assis à même le sol qui, en sentant les gouttes d’eau se lèvent et se réfugient sous les paravents des cafétérias.

Les jeunes adossés au mur font de même, ils squattent les locaux des buvettes et se mettent aussitôt à bavarder. Nous prenons le temps de sillonner les coins et recoins de la petite ville, des maisons non achevées pour la plupart des tauliers et autres vendeurs de marbre et granites élaguent et cisaillent des morceaux qu’ils mettent en valeur.

Les temps ont changé et ici, on s’est mis au commerce et autres activités. Elle est loin l’époque sinistre du terrorisme, on essaye de revivre coûte que coûte !

Hacène Merbouti

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