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Chant socio-politique de Farid Ferragui : l’autre Farid

Odes de liberté pour l’éternelle patrie

Il dit son “mot” sur son pays, aussi. Toujours à chaud, avec l’humilité qui y sied. Sans fracas. Son chant autant que son discours est frappé du sceau de la perspicacité : la distance qu’exige la vision de l’esprit.

Discret, sans être effacé, il n’en manque pas pour autant de réagir à l’“actualité’’. La réaction, elle, emprunte au journalisme le regard lucide de l’analyse, détachée de l’événementiel, et l’allégorie perspicace de la chronique. L’autre facette de l’artiste. C’est en critique clairvoyant, et démocrate résolu que Ferragui aborde les horizons fuyants de la liberté. Avec une attention invariable. Aigue. Sans jamais s’y dérober. La rigueur est norme. La tâche s’accomplit avec l’énergie d’un ascète. D’où un diagnostic lucide et courageux : trente ans de chansons “socio- politiques” reflétant d’audacieuses conquêtes. Et de dangereuses tentations.

Farid savait que la parole libre est l’aune à laquelle se mesure la santé démocratique des sociétés modernes. Fort d’un exemplaire parcours, pedigree qui subjugue l’intime, tour à tour, enseignant et homme de la plume, il s’est ainsi attelé à exercer l’art des mots. De la trempe des Amrani, Djaout, Mokhtari, Matoub ; Farid sait tailler des vers ciselés dans le brasier de l’événement. Au service des causes de son époque. Il s’en sert, sans abus, à traduire la soif de vérité, entre autres symboliques de la chanson « A yimdebran », sorte de lettre ouverte aux décideurs. Et d’avertir du déclin qui guette son pays. Si ses « vrais enfants » n’y prennentpas garde. Se confondant, toujours, avec les crises de son pays, pour désigner – balayant les résignations de la fatalité- dans les parapets qui emprisonnement son destin des issues définitives : le rassemblement autour des idéaux, ressorts fondateurs, garde-fous de toute nation émancipée. Et d’y forcer l’exigence : être en phase avec lui-même. Et son temps. Ne jamais s’en lasser pour critiquer l’ordre de son époque. La clé ? Etre à la fois amant de la liberté et chevalier impénitent, mentor de l’art éveilleur. Entretenir vaillamment la flamme de l’espérance et de l’utopie. Surtout : ne jamais détourner le regard aux râles des victimes. De toutes les injustices. A quoi ressemble Farid chantant sa patrie violentée par les trépidations qui risquent de l’emporter, sa terre livrée aux voracités aveugles des rapaces nocturnes, peinte dans « Taksit n Lezzayer », et aux inextricables ténèbres de sa récente histoire sans liberté ? Au militant des lumières libératrices de l’ombre du joug. Le chantre de ses empreintes vivaces.

L’éclaireur éconduit

« La terre, les racines », et l’arbre Algérie. Comment s’émanciper de la chape de plomb sur un sol où tout se fait au mépris des ordonnancements du siècle? Comment libérer le cris démocratique étouffé par le mensonge des gardiens du temple et le diktat du dogme ? Dans le monde ferraguien, la fraternité – dont la thématique récurrente de « Tagmatt », corollaire de la parole libre, se nourrit de la tolérance et de constructions désintéressées des amours, qui embellissent l’attachement aux racines. « La terre et les racines », trame exégétique sur fond de questionnement interminables qui, in fine, montre la voie pérenne : l’arbre qui constitue le devenir achève l’historique malentendu : pour postuler à la postérité des peuples respectables, la conquête est l’aboutissement naturel des racines identitaires et de la terre où sont germées les épitaphes des premiers hommes libres. Homme libre : Amazigh. Vivre fier de ses « racines ». Libre. Et mourir pour sa « terre ». Quand on relit le répertoire de Farid, et c’est le plus beau des présages que dessine le poète dans ‘’ Udem n telleli’’ (le visage de la liberté). La rupture. Octobre né d’avril : tourmente d’une révolution à recommencements, « Amjahed n tuber ». Continuité : la filiation est idéologique. Les soubassements sont construits sur le tas, dans l’urgence de sonner le glas de la servitude ; un repère : le 1er Novembre. Et la charte de l’Algérie idéale : le serment de fonder l’Etat digne de son histoire ; un lieu : la Soumman. Un nom : Abane. Abane, le juste, l’idéologue révolutionnaire, le visionnaire des pestes d’aujourd’hui, qui sut anticiper les bouleversements de l’indépendance ratée. Ce grand homme est vénéré dans le répertoire de l’artiste. Un piédestal des géants : “A yezmawen”. Aux cotés de non moins illustres héros : Krim, Ali Mellah, Amirouche… Un rappel à l’obligation mémorielle. Abane, dont la polémique sur son assassinat cristallise l’affrontement entre les deux Algéries : la vraie, libre et plurielle, et l’autre « aliénée », dessinée dans « Kelexnawen », explication du péchè originelle de 1962, au travers de l’opa des brigands d’Oujda.

Pour Farid, depuis Ifri, l’objectif initial a été dérouté vers des chemins glissants. Où l’espoir ne cesse de se sécher dans le cœur des hommes. Le prix de l’honneur : dignité aux fondateurs de l’unique Algérie possible : l’Algérienne, réconciliée avec elle-même. Dépouillée de ses démons. Or, depuis la délivrance de l’été 1962, la quête kafkaïenne a fini par déposséder des pans générationnels : les ingénuités énigmatiques de la résistance de nos mères, et les rêves de grandeurs d’une jeune génération révulsée. Opprimée. Repoussée jusqu’à ses derniers retranchements dans les songes qu’elle fait sur elle-même ; de son pays. « Si tamarth ghar chlaghem », « Attaaqel Fadma argaz is », « Attetardak ma tedul », font écho à ce rêve enchaîné par la bêtise : les chairs des insurgés ne craignent plus aucun malheur, jusqu’à passer à trépas, pour avoir la bravoure anonyme d’en revendiquer la vitalité des ruptures.

Génération de l’incertain, pérennité du message et grandeur des immortels

Devant une telle violence que peut faire le poète ? Dire la rage du déni des identités ; témoigner du gâchis temporel dans un pays où la mort est ordinaire. Servir de porte- drapeau aux soulèvements justes. Sains. Compatir aux blessures du peuple : les porter. En cela la temporalité, l’immédiateté est légion chez Farid. Qu’on ne se souvienne des périlleuses menaces : l’irrévérence aveugle des “frères vigilants”, dans « Tamurt « . Ecrit de l’urgence. Chant de résistance devant l’inquisition et toutes les agressions : du « Printemps de Massinissa » avec la plus grande marche de l’histoire nord africaine (14 juin 2001), retracée dans « Edjtagh egeni », en passant par la mort de Matoub, Ferragui s’est distingué par l’hommage immédiat et l’impérieuse dénonciation du mal : l’autodafé des brigands. C’est le chroniqueur populaire. Sans pour autant jeter d’autres ‘’pavés’’ dans le brasier : la mare ensanglantée, en ébullition. Souvent. Ferragui ne montre de doigt que l’origine du péril pour mieux s’en protéger. Il interpelle l’histoire sans se prétendre la créer. Ni la réinventer. Le verbe n’a rien d’agitateur : il n’est pas schismatique. Il est rassembleur. Telle la fougue constructive, encore une fois, de Abane. S’y dégagent des interpellations profondes. Que de matière à l’analyse pour le sociologue, et l’authenticité du témoignage à l’historien. Avec, la grandeur des immortels, la pérennité du message. Parlant du « politique » l’artiste se dit ne pas vouloir y écrire à priori. Il ne veut aucunement chanter ce registre comme mode d’existence. Au fond, c’est l’actualité qui l’apostrophe. L’obsède. Son regard est fin, contemplateur ; le discours émancipé des connivences. Casuistique du factuel. Ardente. Interprétée avec hargne et l’imprescriptible authenticité que lui imprime l’urgence.

Le rassemblement, le projet : l’impossible ciment consensuel

Dans plusieurs chansons, la thématique de l’union, -la langue, l’identité, le projet sociétale comme toile de fond- est insistante. Au dérives politiques, Farid a toujours préféré le chant libre “Djtegh à nechnu tayri”. Courtisan du printemps démocratique, l’artiste y suggère les matériaux de l’affection rejetant d’un revers de main les fourberies des “politicards’’, « ceux qui ont étudié la politique ». La puissance de l’amour y est hissée au rang de rempart aux forfaitures des diviseurs. En fait, ne versant dans aucune homélie, Farid au lieu de fustiger la joute politique – attribut démocratique par nature-, met en garde, contre la perversion de l’expression souveraine. La confiscation des luttes citoyennes par l’instrumentalisation perfide et la censure arbitraire, le propre des Républiques bananières. A commencer par la quête majeure vers laquelle se déclinent toutes les autres : l’identité historique. Le combat, transparent, pour un monde de libertés. Au lieu des opacités aventurières, apanage des “fossoyeurs des lumières’’.

Justement, disait l’artiste, l’attachement aux racines, a survécu au bâton et aux zizanies réfractaires par l’insoupçonnable foi de quidam : la discrète bravoure citoyenne. Que ne le réécoute-t-on, vous y re (découvrirez) des fleuves- requiem aux roucoulements citoyens…

Tout le répertoire “politique” de Farid est ainsi : lucide, porteur ; une vision. Instructif, sans les raccourcis faciles. Sans concessions. Essaimé d’espoirs affranchis. Où gisent quelques réponses à nos perplexités déconcertantes : des voies salvatrices au pays qui fait naufrage. Offert aux folles incertitudes.

Le sauvetage ? Farid y croit. Il le redit dans son dernier opus. Mais voilà que, à la menace interne, la mondialisation s’ajoute comme pour fausser l’impossible projet. Avenir orphelin. Sans projection sûre.

Le devenir ? C’est avec le peuple. Et non contre lui ; sans lui. C’est ce basique précepte démocratique que s’est épuisé à chanter, à sa manière, Farid Ferragui, L’essentiel. Le minimum : l’Algérien a besoin du souffle ; de la paix ; le soleil des libertés est un sens à son destin. Voilà tout.

Ce sens-là, polémique, domine l’œuvre ferraguienne. Il s’en alarme car aucune bouée ne pointe à l’horizon. Ce sens-là, introuvable, c’est aussi la douleur inaltérable du chanteur, dans « Anida ttebwin ? ». Question de taille. Lancinante ! Alors, revisitons l’inventaire du barde pour nous-mêmes, pour notre propre histoire, dans son regard sur notre destin de damnés : nous, peuple libre, pourtant. La Kabylie surveillée, agressée jusqu’à l’étouffement, Algérienne pourtant. L’Algérie trahie, malmenée, officiellement ‘’ démocratique’’, pourtant… L’Algérie que vénère Farid est à reconstruire. En cela, la formule est tracée dans ‘’ Nebgha a tsegem’’ chantée en 1987 prélude à la secousse du 1988. Changement impérieux de surcroît, seul à même de conduire l’Algérie de Novembre aux sommets. Un nouveau pays qui dépasserait “Marikan’’.

Preuve de l’attachement viscérale de l’artiste à la terre de Jugurtha

Les odes socio- politiques de Farid sur la tragédie d’un peuple et d’une liberté confisquée, lectures décalées aux traits lyriques, donnent des couleurs savoureuses, indispensables, à ce combat-là : la mémoire d’une traversée chaotique. Qui persiste. L’art de dire autrement ce rêve fécond, chronique existentielle, que continue d’interpréter le journaliste…

M. A. K.

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