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Une fête pour les émigrés

Le vaste mausolée du marabout Sidi El Moufak sis à Ourthène, entre trois villages de la commune d’At Melikèche, a connu une forte affluence dès les premières heures de la matinée, malgré les nombreux mariages qui retiennent les familles dans d’interminables préparatifs et de bruyants cortèges.Couscous géant et prières rituelles ont été servis aux convives jusque tard dans la soirée. L’accueil chaleureux, l’organisation impeccable ont réconforté les centaines de visiteurs arrivés par grappes familiales successives durant toute la journée.Trois cortèges nuptiaux sont même passés s’incliner devant le tombeau et se recueillir devant la mémoire du guide moral de la région. Les futurs mariés ont eu droit, contre une substantielle obole, aux bénédictions et aux suppliques spécialement prodiguées par Hadj Sghir, le rapsode au turban de soie jaune, maître de l’Agraw, le cercle des bénédictions.Les très nombreuses femmes venues se recueillir sur le tombeau du saint ancêtre ont même eu droit à leur propre service de vigilance composé de jeunes collégiennes, spécialement préparées à l’accueil et à l’assistance aux personnes âgées ou en difficulté motrice.Pourquoi une veillée spéciale pour les émigrés ? Meziane Mehana, membre de l’association, répond à cette interrogation : “D’habitude, nous organisons Tevyita, la veillée rituelle annuelle qui donne le départ à l’année agraire le premier vendredi du mois d’octobre. Sur proposition de nombreux émigrés originaires de nos villages, nous avons jugé utile de leur ouvrir l’espace du mausolée pour qu’ils se recueillent dans la ferveur collective. L’idée s’est donc concrétisée en forme de sacrifice rituel en une fête de recueillement.Nous avons eu le consentement des vieux sages de l’Agraw, et le consensus dans l’association au grand bonheur des émigrés qui ont besoin de retrouver des repères identitaires après une longue absence. Ils sont en quête d’assistance morale pour recharger leurs batteries et pouvoir affronter de nouveau les rigueurs morales de l’exil”.Pourquoi le mausolée de Sidi El Moufak attire-t-il autant de monde ? Si chaque petit hameau de Kabylie a son cercle de recueillement, sa koubba, son lemqam, le arch des At Melikèche composé d’une dizaine de villages avec plus de 20 mausolées ne déroge pas à la règle ! Sidi El Moufak est par contre le fédérateur, le lieu où se déroulent les rituels culturels annuels, les grandes fêtes de solidarité villageoise, les retrouvailles communautaires, l’endroit d’expiation des multiples inhibitions, rixes et colères populaires.

Sidi El Moufak, protecteur des voyageursLes émigrés de toute la région ont pour habitude de visiter le tombeau de Sidi El Moufak, le marabout dont la famille a été chassée d’Espagne vers l’an 1500, venu s’établir dans les contreforts méridionaux du Djurdjura en même temps que les At Melikèche, fondateurs d’Alger avec les Béni Mezeghna, chassés de la Mitidja par les Beni Merin et les Taâlba. Avant chaque départ, on vient quémander la protection du saint andalou (Laânaya n’ Sidi El Moufak ithedoune ed yeghrivène). Une légende locale établit que “l’esprit et la baraka de Sidi El Moufak accompagnent et protègent les voyageurs. En terre étrangère, il suffit d’invoquer Sidi El Moufak et l’on est sorti de l’impasse dans laquelle ont est fourvoyé !” La cour (Afrag) où trône un immense figuier et un palmier tricentenaire et le parvis (azriv) dominé par la source intarissable sont immenses, pouvant contenir des milliers de personnes. Ils sont récemment prolongés par un parking aménagé pour une cinquantaine de véhicules. Un mur de soutènement, dont la construction en moellons de pierre grise a été achevée à la fin du mois passé, délimite par le nord le melk du mausolée aux sept légendes. L’association présidée par Zoubir Badji a décidément bien travaillé ! Le ravalement des murs, la réfection des sanitaires, la nouvelle peinture de tous les murs, l’alimentation en eau, la dotation en nouvel ameublement sont des actes accomplis en un temps record. “C’est une très bonne idée d’avoir ouvert l’association à tous les citoyens du arch, alors qu’elle était du seul monopole des descendants de Sidi El Moufak. Un grand bond qualitatif est observable depuis l’avènement de cette nouvelle équipe”, affirme un citoyen que le désordre des années précédentes avait fait fuir des lieux.Ce mausolée, propriété inaliénable de toute la tribu fondée au XVIe siècle, abrite le tombeau de l’ancêtre, du guide spirituel, du fédérateur du arch. Dans la cosmogonie berbère où se mêlent des vieilles croyances païennes avec des dogmes de la religion musulmane et des vestiges de foi chrétienne, le mausolée abrite les âmes des bienfaiteurs et continue ad vitam aeteman l’œuvre de constitution et de consolidation entreprise par l’ancêtre. Totem de la tribu et du clan aux fonctions unificatrices et protectrices, tombeau d’un saint personnage de la lignée du prophète de l’islam, ou institution socioculturelle motrice de maintien et de reproduction du pouvoir politique local ? Le mausolée est tout ça à la fois et même plus ! C’est le lieu de guérison des âmes !

S’adapter au changementAu temps du portable, de la parabole et de l’Internet, le mausolée est plus fréquenté que jamais ! Comment l’institution mythique s’adapte-t-elle aux changements sociaux intervenus avec une grande célérité durant ces deux dernières décennies ? “En une dizaine d’années, nous sommes passés de l’ancien cercle des marabouts à une association moderne agrée par l’Etat. Nos émigrés ont droit de savoir tout ce qui s’est passé durant leur absence ! Ils reviennent puiser de l’énergie de leurs racines et se ressourcer à la baraka de l’ancêtre éponyme du arch”. Ainsi parle Ferhat Oulebsir, un citoyen qui a fait partie de plusieurs associations successives qui ont conduit la gestion du mausolée.On y pratique des rituels de recueillement et de méditation. On y sollicite la protection de l’ancêtre, sa baraka, persuadés qu’il est à l’écoute des multiples doléances, prêt à soulager les indicibles douleurs ! On y déverse alors contre une obole symbolique, toutes les inhibitions contenues, les souffrances excessives. On déverouille les cœurs, oubliant toutes les retenues, tous les codes de bonne conduite, toutes les normes sociales en vigueur ! On se relâche, avouant toutes les faiblesses, tous les manques, pour y exprimer les attentes le plus insolites, les désirs les plus refoulés, les objectifs secrets que l’on voudrait voir s’accomplir sous la bénédiction du saint homme, de sa baraka. On fait de l’ancêtre, le médecin aux baumes miraculeux, le confident à l’écoute attentionnée, l’allié sûr, l’ami indéfectible. On retrouve le père ou la mère que l’on n’a pas eu. On y donne libre cours à tous les fantasmes pour se vider et se reconstruire.“Le mausolée est le lieu de l’ultime libération, l’endroit du renouvellement des énergies vitales, le berceau de la renaissance individuelle et collective et nos émigrés ont plus que jamais besoin de notre soutien moral”, dit un marabout versé dans les suppliques les plus ésotériques.Les hôtes du lieu vénéré sont reçus et guidés dans leur visite par les bénévoles de l’association culturelle locale. Des bénévoles de tous les villages alentour viennent prêter main forte à l’association de la mosquée Sidi El Moufak qui a besoin de toutes les bonnes volontés.Le rituel immuable commence par le recueillement devant le tombeau, passe par la crypte où sont amassées les reliques (erda) de l’ancêtre éponyme pour se terminer par le don, l’obole (ouâda) auprès de l’assemblée des marabouts (agraw). Au sortir du cercle des bénédictions, on mange obligatoirement quelques cuillères de couscous pour la baraka, on avale des gorgées d’eau de la source bénite pour la purification.Les dons sont en argent, mais souvent en nature. Les boucs, les agneaux promis par les habitués des lieux touchés par “les miracles du lieu saint” sont très nombreux.On recense aussi des coupons de tissu, des cierges et des pierres de senteur, ambre, encens et benjoin. De nombreuses familles passent la nuit en ce lieu pour bénéficier de la protection future du saint tombeau et s’assurer de son intercession auprès des hautes divinités. Le cercle des marabouts se charge d’exprimer dans la ferveur la détresse des pèlerins qui quémandent les bénédictions. L’Hadj-Seghir, le rapsode aux épaisses prières, appelle de ses vœux le retour des émigrés (ighrivene), les pluies bienfaitrices, la paix dans le pays, la fin des difficultés et l’avènement de jours meilleurs pour tout le monde. A côté de ses prières d’ordre général, chaque personne qui dépose son obole aura droit à des suppliques bien précises. Un prétendant pour une vieille fille malchanceuse, un garçon pour un couple stérile, la guérison pour un diabétique, du travail pour un chômeur, du courage pour un drogué qui veut s’en sortir…La journée a été longue. La sécurité, assurée par la gendarmerie et la Garde communale a été totale. Les voyous qui autrefois dictaient leur loi n’ont pas trouvé la faille pour perturber la fête. Rendez-vous est donné aux visiteurs après le mois de Ramadhan, pour la veillée rituelle d’ouverture de l’année agraire. La fête annuelle pour les émigrés est désormais instituée.

Rachid Oulebsir

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