Attaché très tôt à l’ambiance de la tragédie grecque, il constitua une bibliothèque composée des grands classiques de la collection Garnier qui, dit-il, coûtent moins du tiers des éditions contemporaines. On y retrouve la fine fleur des lettres grecques : Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristiphane, Virgile,… il note dans son “Journal” (19 janvier 1939) : “Richesse inouïe de mon cœur à l’époque 1911-1912 dans la première rencontre de ce pays et des grands Grecs. Né le 30 mars 1895 à Manosque, dans la Haute-Provence, il sera définitivement marqué par les fragrances et les paysages méditerranéens. C’est à Manosque que Giono a accueilli chez lui pendant deux ans, à la fin des années 1940, Taos Amrouche, son mari et leur fille Lurence Bourdil. “La découverte des lettres grecques est liée à celle du pays manosquin”, écrit Georges Bafaro dans “Analyses et réflexions sur Le Moulin de Pologne, ce qui est fondamental” (éditions Ellipses – 1983). Il ajoute : “Giono sera pénétré toute sa vie par l’idée que la Haute Provence, si proche du monde méditerranéen, est le pays définitivement enseveli sous l’ombre des dieux”. Dans son livre écrit en 1932 sous le titre “Jean Le bleu”, il évoque avec vivacité et fraîcheur la figure de son père, cordonnier, son enfance sur les bords de la Durance, un séjour auprès des bergers de la montagne, puis sa lecture enthousiaste des Grecs et des Latins comme des lyriques américains (Melille, Whitman). Il traduira même quelques œuvres universelles qui répondent aux rêves et à l’esthétique de l’auteur : “Moby Dick” d’Hermann Melville et “L’Expédition d’Humphry Clinker” de Tobias G. S. Smollet. Il adoptera, lui aussi, tour à tour, le ton lyrique et épique pour célébrer la vie paysanne, les paysages agrestes, le monde provençal et le mode de vie provinciale ; toutes ses œuvres en sont marquées. “Si l’on a ce don du ciel d’avoir de beaux sens, il n’y a qu se servir de ces instruments-là pour pénétrer le monde”, soutient Jean Giono. Fleurs et herbes follesEntre 1928 et 1930, il publie trois titres qu’il dénomme la Trilogie du Pan : “Colline” (1982), “Un de Baumugnes” (1929, porté au cinéma par Marcel Pagnol sous le titre Angéle) et “Regain” (1930).Le père de Giono était cordonnier et sa mère était repasseuse. Il dira dans un entretien avec Pierre de Boisdeffre : “je tiens de mon père le goût du romanesque et de ma mère le sens de l’équilibre”.Dans “Colline”, Giono nous transmet la brise agreste des paysages de Provence, nous humecte de la rosée des fleurs et des herbes folles, comme il rend vivant chaque pierre, chaque petit recoin de cette terre qui se confond avec la simplicité des hommes qui y vivent. Le style y est sobre, la phrase courte et l’image puissamment prégnante : “Quatre maisons fleuries d’orchis jusque sous les tuiles émergent des blés drus et hauts. C’est entre les collines, là où la chair de la terre se plie en bourrelets gras. Le sainfoin fleuri saigne dessous les oliviers. Les avettes dansent autour des bouleaux gluants de sève douce. Le surplus d’une fontaine chante en deux sources. Elles tombent du roc et le vent les éparpille. Elle pantèlent sous l’herbe, puis s’unissent et coulent ensemble sur un lit de jonc. Le vent bourdonne dans les platanes. Un débris de hameau, à mi-chemin entre la plaine où ronfle la vie tumultueuse des batteuses à vapeur et le grand désert lanvandier, le pays du vent, à l’ombre froide des monts de Lure. La terre du vent. La terre aussi de la sauvagine : La couleuvre émerge de la touffe d’aspic, l’esquirol, à l’abri de sa queue en panache, court, un gland dans la main, la belette dard son museau dans le vent ; une goutte de sang brille au bout de sa moustache ; le renard lit dans l’herbe l’itinéraire des perdrix”. La scansion des phrases de Giano tient de la nature même, poétique, vivante et alerte, qu’il nous décrit dans ses menus détails.
L’expérience de ContadourGrand pacifiste, l’écrivain sera emprisonné à deux reprises (en 1939 et en 1944). C’est en 1937 qu’il écrivit “Le Refus d’obéissance” en 1931, il a déjà dénoncé la guerre dans “Le Grand troupeau”. Son roman “Les Vraies richesses (1936) fustige la vie citadine et le machinisme qui y domine. La montée du fascisme l’amène à prendre une décision politique : adhérer à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires et abandonner le jury littéraire en raison du rapprochement franco-allemand. Il se rapproche de Barbusse, d’André Gide et de Louis Aragon. Ses articles sont publiés dans Vendredi, un hebdomadaire très engagé à gauche, fondé par Guéhenno et Chamson.En 1935, il publie une œuvre majeure chez Grasset : “Que ma joie demeure” au style poético-rural. Dans une brève biographie de Giono, Yves Stalloni rappelle que ce livre a valu à son auteur un courrier abondant et des visites. Giono, qui passe ses vacances à Lalley, accepte de conduire un groupe de jeunes gens venus spécialement dans le Midi, sur les lieux de ses œuvres. Le groupe gravit les montagnes de Lure puis, forcé de séjourner sur place, invente une vie commune improvisée qui durera dix jours, à l’issue desquels il est décidé d’acheter collectivement une vieille ferme et une tour en ruine. Ce plateau — conforme à celui de Grémone dans Que ma joie demeure” — s’appelle Contadour. Le premier séjour sera suivi de plusieurs autres qu’on appellera “premier, deuxième, troisième… Contadour.Au Contadour, Giono, parfois involontairement, fait figure de modèle, de guide, d’inspirateur. ses idées pacifistes, son hostilité au modernisation industriel servent de point de départ à des discussions amicales avec des fidèles venus de toutes parts. Des cahiers seront publiés qui racontent l’expérience et recueillent les écrits des participants. Il faut un manifeste à ce mouvement spontané : ce sera “Les vrais richesses”, recueil de préceptes écrits sur un ton parfois sentencieux qui définissent les orientations contadouriennes : réhabilitation des valeurs rurales ; dénonciation du gaspillage et des abus de la civilisation, méfiance à l’égard de l’urbanisation, de l’intellectualisme, de l’argent de la technique. Ce mouvement a duré jusqu’à la guerre de 1939 et n’a pas eu d’aboutissement concret.Après la Seconde Guerre mondiale et les emprisonnements de Giono, l’écrivain va marquer la scène littéraire par deux ouvrages : “Un roi sans divertissement” (1947) et “Le Hussard sur le toit” (1951) et par deux distinctions : Le Prix Rainier de Monaco et l’entrée à l’Académie Goncourt (1954). La critique distingue souvent le Giono d’avant la guerre et le Giono d’après la guerre. L’élection à l’Académie Goncourt oblige Giono à se rendre régulièrement, mais son enthousiasme, à Paris. De cette année, datent les entretiens qu’il a accordés à Taos et Jean Amrouche pour la radio française et la montée en flèche de la notoriété de l’auteur.Dans un entretien recueilli par Claudine Chonez, il raconte : “J’adore écrire. Ma première pipe allumée, je m’installe. Tous les jours, c’est le même bonheur. J’aime les mots. Ecrire, c’est être libre”. Giono a publié une cinquantaine d’ouvrages et plusieurs autres textes (articles, préfaces, contributions). Il est mort à Manosque le 9 octobre 1970.
Le Moulin de Pologne et la marche du destinRoman écrit à la première personne, “Le Moulin de Pologne” (1952) intègre le “je” qui parle comme “un témoin dans l’action, même dans la deuxième partie où il se rapproche des personnages”, constate Francine Ninane de Martinoir dans son étude intitulée “Destin et narration dans Le Moulin de Pologne (Ellipses -1983). Qui dit “destin” dit puissance décidant de façon irrévocable le cours des évènements. Au début de la narration, la condamnation est présente. de même que la peinture grossièrement coloriée sur du papier et que le narrateur voit sur un des murs du Moulin est une sorte de “mise en abîme” du récit, ce que déclare le premier des Coste annonce la suite des évènements, anticipe sur la suite. Il demande en effet, au petit bossu si les deux garçons, prêts à épouser ses filles, sont des “gens oubliés de Dieu”. “Il est, lui, Coste, un homme que Dieu n’oublie pas. Dieu se sert constamment de lui pour des épreuves d’endurance ou de fermeté ou de tas de choses semblables…” Pour ce qui le concerne, lui, il a accepté la force du destin, mais il souhaite que ses filles soient en dehors de cette malédiction, qui frappe plutôt les êtres exceptionnels que les gens ordinaires. La menace, l’affirmation d’un ordre des choses dépendant d’une volonté délibérée de condamner se trouvent donc au début de la narration. La question de l’action de Dieu se trouve elle aussi, au début du récit. On la retrouvera au chevet de M. Joseph au moment où il va mourir. Les premiers coups de la fatalité, Coste les a éprouvés pour sa femme et ses fils. Ces événements tragiques et spectaculaires, les morts accidentelles à quelque temps d’intervalle ne s’apparentent pas, pour lui, au “sort commun” et sont évoqués de façon vague : pour les catastrophes qui suivront, beaucoup de détails seront donnés. Pour les premiers de la liste, ce qui sera décrit, c’est “l’appareil” de la mort, une “sorte d’aurore boréale”, une “exception rouge et théâtrale”. Ces malheurs seront, dès lors, les points de repère chronologiques de la narration. Entre ces malheurs, le temps va s’écouler ; mais, le chroniqueur commente l’attitude de Coste en remarquant qu’il avait bien compris une des constantes du destin, à savoir qu’on ne le prend “dans aucune malice” et que le plus terrible est “d’attendre”. Sa ruse, pourtant, c’est la médiocrité à laquelle, dans le théâtre tragique, les dieux ne s’attaquent jamais.“Cet affrontement de l’être et du destin, note F. de Martinoire, ce fut, durant longtemps le sujet de la tragédie. Des êtres choisis, broyés par une machine infernale dont un des caractères importants était la rapidité de l’action, rendant inutile tout combat, tel était l’aspect qu’offrait l’action tragique. Devant ce spectacle d’une famille en proie à la colère des dieux ou de forces obscures, des voix s’élevaient, dans la tragédie grecque du moins, celle du chœur et du coryphée. Ces voix, nous les retrouvons dans “le Moulin de Pologne”, ainsi que la famille vouée à la malédiction et le combat de plusieurs de ses membres face à un destin hostile et à une condamnation sans doute inévitable”.Le tragique qui empreint de sa force les personnages du “Moulin de Pologne” tient sa raison d’être, son essence, d’une sorte de sombre prédestination qui enchaîne les personnages principaux du roman. Tout en se mouvant dans les décors classiques connus dans les autres œuvres de Giono, “les actants” ici présents subissent la loi du fatum que même une résistance homérique ne dissuaderait pas. Les jeux des hommes pour empêcher la fatalité s’en trouvent trop brouillés pour pouvoir arrimer le libre arbitre au destin terrestre, même si “les révoltes à l’échelle de l’individu sont aussi passionnantes et passionnées que les autres”, comme l’écrit Giono dans “le Moulin de Pologne”. Et il ajoute : “le destin n’est que l’intelligence des choses qui se courbent devant les désirs secrets de celui qui semble les subir, mais en réalité provoque, appelle et séduit”.“Le moulin de Pologne” est une œuvre majeure qui, dans un style dépouillé et lumineux, combine les images et la psychologie propre aux autres œuvres de Giono à une recherche harassante mais exaltante des fils aussi secrets qu’inquiétants qui font mouvoir notre destin.
Amar Naït Messaoud