Il lui a fallu un an et demi pour découvrir incidemment qu’il a été condamné en appel. Selon ses propos, ce jugement ne lui a été notifié ni à lui ni à son avocat, Mokrane Aït Larbi. Ce jugement en appel fait suite à une condamnation à quatre mois de prison ferme prononcée à son encontre le 4 février 2008. Il était poursuivi par deux anciens ministre, celui des Moudhahidine, Mohamed Djeghaba, et celui de l’Intérieur, Mohamed Salah Mohammedi, pour diffamation dans l’affaire dite des “magistrats faussaires”. Des proches de ces deux ex-responsables ont été cités par Mellouk dans la liste de ces faux moudjahidine.
Réagissant à la nouvelle de la condamnation de M. Mellouk, son avocat, Mokrane Aït Larbi, dans des propos rapportés par le quotidien El Watan du 25 janvier dernier, déclare: “On aurait dû notifier la condamnation à mon client par le biais de la police judiciaire ou par un huissier de justice, mais cela n’a pas été fait (…) Nous allons introduire une opposition par défaut pour refaire le procès en appel.”
L’opinion publique, les médias et les acteurs de la société civile étaient persuadés que le dossier des faux moudjahidine allait rebondir un jour ou l’autre après les dernières convocations de M. Benyoucef Mellouk par le juge d’instruction au courant de l’année 2007. Deux années de silence. Du moins, l’opinion ne sait rien de l’évolution de cette affaire de justice.
Bien avant le remue-ménage que la famille révolutionnaire a connu en 2006, dans une entreprise presque désespérée de débusquer d’une façon officielle et publique les faux moudjahidine infiltrés dans leurs rangs, un fonctionnaire du ministère de la Justice avait, à peine quelques années après que les enfants d’Octobre 1988 eurent arraché la liberté de parole, lancé un pavé dans la mare des rentiers de l’époque. Rente symbolique consistant à se prévaloir des qualités de moudjahide et rente réelle se matérialisant par des privilèges, prébendes et autres traitements de faveur.
Ce dossier a été, dès le début des années 2000, étoffé par les recherches et les déclarations de l’ancien colonel de la gendarmerie, Ahmed Bencherif, soutenant que, dans sa seule wilaya d’origine, à savoir Djelfa, il y aurait pas moins de 1 000 faux moudjahidine. Il allait créer une coordination nationale pour débusquer les faux moudjahidine à l’échelle du territoire national. Il a eu même à proposer de supprimer les structures de l’ONM et du ministère des Moudjahidine. Des considérations politiques assez complexes ont mis en veilleuse la poursuite d’une telle entreprise.
Nœud de vipères
Comme l’ensemble du peuple algérien spolié de sa souveraineté à l’aube de la nouvelle ère qui devait consacrer l’œuvre de reconstruction nationale, la frange des moudjahidine a été entraînée dans les errements de la gestion chaotique du pays. Au nom de l’“historicité” et des constantes nationales, beaucoup de tort a été fait à l’image de la révolution de Novembre 1954 et aux idéaux censés justement être défendus et promus par les survivants de ce grand mouvement de l’histoire du pays. Le clientélisme, la corruption et le copinage installés par le pouvoir politique rentier comme mode de gouvernance n’ont pas, loin s’en faut, épargné cette catégorie de la société si bien que l’image du moudjahide a été froissée, brocardée et, pour tout dire, altérée. Le silence autour de cette question a duré ce que durent les dictatures et les tyrannies ayant installé soumission et phobie au sein de la société. Ce n’est qu’au début des années 1990 que des bruits et chuchotements commencèrent à sourdre chez quelques bonnes âmes touchées par ce qui a fini par prendre la tournure d’une grave dérive historique. En donnant la parole à un fonctionnaire du ministère de la Justice, en l’occurrence Benyoucef Mellouk, pour rapporter les cas de “magistrats faussaires” (qui se prévalaient de titre de moudjahid), l’ancien magazine le Nouvel Hebdo jeta le pavé dans la mare. Mellouk deviendra un pestiféré, l’homme infréquentable par qui le scandale arriva. Il paiera même de sa liberté sa tentative de toucher au “nœud de vipères” qui enserre et salit les meilleurs symboles de l’Algérie. Il soutint pourtant que ses affirmations ne sont pas des paroles en l’air. Il détiendrait des dossiers solides vu la position privilégiée qui était la sienne au sein du département ministériel où il exerçait (chef du service contentieux). L’omerta qui suivit l’ouverture de cette boîte de Pandore n’avait d’égale que l’ampleur des enjeux que soulevait cette affaire.
Au lieu que le nombre de moudjahidine diminue selon la logique du cycle biologique des acteurs – et des faux acteur –, paradoxalement, il a vertigineusement augmenté depuis le recensement de 1963. Ici, comme dans d’autres domaines, l’acte de falsification n’a pour seul mobile que le désir d’octroi de privilèges matériels issus de la rente. Plus de 45 ans après l’Indépendance, cette catégorie de la population qui est censée constituer la précieuse mémoire du peuple algérien est encore secouée par l’actualité tourmentée du pays. La presse a fait état en 2007 d’un “conclave” de moudjahidine à… Genève pour dénoncer les faussaires infiltrés dans leurs rangs. Le Conseil de l’ONM a décidé, en 2008, de réactiver les commissions de validation de la qualité de moudjahide. Elles ont été mises en veilleuse pendant plusieurs années en raison de la confusion et des incertitudes qui pesaient sur ce dossier. Partout dans le monde, le dossier des anciens combattants sont réglés juste après la fin du conflit qui leur a donné naissance (recensement, pensions, privilèges en nature…). La nation leur doit reconnaissance et considération. En participant à l’effort de clarification et d’assainissement de leurs propres rangs, les survivants de la guerre de Libération auront accompli un travail de mémoire et de devoir national en fidélité à leurs anciens compagnons tombés les armes à la main et au bel idéal révolutionnaire pour lequel ils se sont sacrifiés.
Soustrait un certain moment au feu de l’actualité, ce dossier de faux moudjahidine a rebondi en 2007 lorsque Benyoucef Mellouk a été arrêté 30 septembre chez lui par des policiers pour être conduit chez le procureur près le tribunal de Blida, qui l’interrogera pendant trois heures. Il était censé se présenter le lendemain au tribunal de Sidi M‘hamed (Alger) pour y être de nouveau entendu. La séance a enfin été reportée.
L’objet de ces auditions est relatif à une plainte datant de 2001 déposée contre Mellouk par l’ancien ministre des Moudjahidine, Mohamed Djeghaba, et l’ancien ministre de l’Intérieur, Mohamed Salah Mohammedi, suite à l’insertion de noms de leurs proches dans la liste de faux moudjahidine que Benyoucef Mellouk a rendue publique en mars 1992. A l’époque déjà, cette révélation par le truchement d’un journal hebdomadaire, L’Hebdo libéré, a valu à Mellouk et au directeur du journal, feu Abderrahmane Mahmoudi, une dizaine de jours d’incarcération. “Je n’ai rien à perdre, pour la simple raison que j’ai déjà perdu 13 années de ma vie, ma liberté et ma carrière”, confie-t-il à El Watan (édition du 1er octobre 2007) ; et il ajoute : “Dans cette affaire, il y a beaucoup d’intérêts et certains clans ont tout fait et feront encore plus pour empêcher les traitements des cas des faux moudjahidine. J’ai en ma possession 132 dossiers qui concernent des “magistrats faussaires” ainsi qu’une liste de 328 noms dont les dossiers ont disparu bien que j’en aie fait part, en 1992, au juge d’instruction de la Cour d’Alger.”
Débusquer les faussaires
“Après la mort de Boumediene, le nombre de moudjahidine était de 75 000”, soutenait en 2006 l’ancien colonel Ahmed Bencherif, qui avait pris son bâton de pèlerin pour sensibiliser tous ses coreligionnaires à cette grave dérive historique, alors que l’Organisation nationale des moudjahidine (ONM) compterait actuellement dans ses rangs 100 000 anciens combattants de la guerre de Libération. Même si elle est atténuée, cette énorme “marge” de calcul n’est pas tout à fait démentie au niveau officiel puisque le ministre des Moudjahidine avait avancé un chiffre de 10 000 faux moudjahidine. La wilaya de Djelfa en abriterait, à elle seule, quelque 1 000 cas. Si la polémique a atteint un tel pinacle, c’est que la mal qui ronge la “famille révolutionnaire” a dégénéré en métastases avariant et souillant de larges pans du corps social algérien.
Benyoucef Mellouk se disait “très content d’être une nouvelle fois convoqué par la justice, car, je suis prêt à apporter mon témoignage conformément au dossier et aux documents qui sont en ma possession et qui exposeront au scandale des personnalités de premier plan de l’Etat devenues aujourd’hui des donneurs d’ordre dans des secteurs sensibles y compris la justice. Je crois qu’il y a des personnes derrière la réactivation de l’affaire. Ce sont des hommes de l’ancien ministre de l’Intérieur, Mohamed Salah Mohammedi. Ce dernier fut le premier qui a déposé plainte contre moi au niveau de la justice. Il y a des conseillers au ministère de la Justice et des magistrats proches de l’ancien ministre qui prêtent toujours allégeance à M. Mohammedi. A ceux-là, il faut ajouter des proches du président de la commission de reconnaissance de la qualité de moudjahide, Mohamed Djeghaba, qui, lui aussi, a déposé plainte contre moi” (El Khabar du 7 octobre 2007).
Benyoucef Mellouk rappelle dans le même entretien, les péripéties ayant émaillé ce dossier de “magistrats faussaires” depuis 1992. Lorsque l’Hebdo libéré publia une liste de magistrats faux moudjahidine, le syndicat national de la magistrature, dirigé à l’époque par l’actuel ministre du Travail, Tayeb Louh, et le magistrat Kharroubi, président d’une chambre à la Cour d’Alger, ont déposé plainte contre Mellouk et contre feu Abderrahmane Mahmoudi. Le premier a eu droit à une dizaine de jours de prison et le second à 15 jours. C’était sur un ordre du président Boudiaf qu’ils ont été libérés. Mellouk écopera par la suite de trois ans de prison avec sursis.
En 2001, une plainte contre lui sera déposée par Mohammedi et Djeghaba ; le premier en sa qualité de secrétaire général du ministère de la Justice et le second en tant que président de la commission de reconnaissance de qualité de moudjahid relevant du ministère des Moudjahidine. Les chefs d’accusations étaient : “subtilisation de dossiers administratifs confidentiels et divulgation de leur contenu (secret professionnel)”. “Le dossier fera du surplace après que le juge d’instruction de la 4e chambre eut constaté que j’étais en possession de tous les documents qui démontrent la véracité de mes propos. Une confrontation aurait dû avoir lieu entre moi et les deux plaignants. Mais, cela ne s’est pas passé de cette façon”, explique Mellouk.
Le président Bouteflika s’est proposé de prendre en charge le problème de Benyoucef Mellouk. Ce dernier prit attache avec les conseillers du président et leur proposa le dossier complet. Faute de vouloir lui délivrer un accusé de réception, l’intéressé reprit avec lui le dossier. “Même leur promesse de me faire réintégrer dans mon poste de travail et de débloquer ma mensualité n’a pas été tenue”, révèle Mellouk.
A la question de savoir s’il y a des gens qui croient en la cause qu’il défend, Mellouk se montre optimiste : “Oui. Il y a la presse indépendante, les hommes dignes de ce pays et des magistrats intègres en qui j’ai une grande confiance.” Au sujet de la commission créée par le colonel Bencherif en 2006 pour, disait-on, assainir les rangs des moudjahidine, Mellouk dira : “Cette commission comptait en son sein le fils du chahid Ben Boulaïd et le colonel Abid. Cependant, elle s’est volatilisée pour des raisons que j’ignore. Il est certain que cette commission a été effectivement soumise à de fortes pressions.”
L’espoir de connaître un jour, la vérité sur ce dossier explosif de faux moudjahidine est, pour l’ancien cadre du ministère de la Justice, bien réel. “La vérité finira par éclater. Les documents existent des CD et sont entre des mains sûres (…). Je n’ai rien à perdre. J’ai perdu mon travail et suis contraint au chômage. Je suis prêt à affronter le pire”, conclut Benyoucef Mellouk.
Amar Naït Messaoud