"L'humanisme est un point de départ et un point d'arrivée"

Partager

Après avoir passé des années dans les prétoires puis assuré de hautes responsabilités à l’Unesco, Wassyla Tamzali jette un regard sévère sur le monde d’aujourd’hui, particulièrement sur la condition féminine dans la pensée des intellectuels européens, auxquels elle vient dernièrement d’adresser un message sous la forme d’un essai intitulé  » Une femme en colère ». Pour en savoir un peu plus sur les griefs portés à la figure de l’humanité la féministe algérienne s’est confiée à la Dépêche de Kabylie à cœur ouvert.

La Dépêche de Kabylie : Pourquoi tant de colère ?

Wassyla Tamzali : Je suis en colère devant les dérives ethnicistes, pour ne pas dire racistes aujourd’hui en Europe dans certains discours quand on parle de l’Islam et des personnes qui s’identifient à la foi musulmane. Il y a des amalgames entre des revendications identitaires, cultuelles, sexistes, archaïques et l’adhésion à une foi, une croyance. Cette confusion vient en partie des croyants musulmans eux-mêmes, du moins de ceux qui s’expriment en leur nom. Hélas! Je regrette que l’on entende et retienne pour la vérité cette conception sectaire (salafiste) de l’Islam. Rappelons une palissade : l’Islam, comme n’importe quelle religion, n’est que ce que les hommes (et les femmes) en font. Il faut le dire, et insister là dessus. Ainsi, en France, et en Algérie de plus en plus, on ignore l’Islam ancré dans l’Histoire des peuples maghrébins. Je suis bien placée pour voir la différence, parce que j’ai été élevée dans une famille musulmane algérienne. Ce que l’on nous présente aujourd’hui comme faisant partie du dogme musulman, n’est pas la vérité mais une interprétation qui conduit à une forme de comportementalisme édicté au nom du Divin, si éloigné de la métaphysique, de la spiritualité toute chose qui concerne les croyants comme les non-croyants d’ailleurs. Ce comportementalisme est une des causes de l’appauvrissement de l’Islam populaire.

D’après vous, il existe un Islam maghrébin, certains disent qu’il a existé un Islam des lumières, d’autres disent qu’aujourd’hui nous sommes face à un Islam obscurantiste, d’autres disent encore qu’il existe un Islam français. Alors au nom de quoi refuser l’Islam tel qu’il est revendiqué aujourd’hui, par les jeunes filles qui portent le voile, et même la burqa ?

Vous avez raison, le monde change, alors nous devons accepter que les pratiques religieuses changent aussi. Mais cela veut dire aussi que nous ne sommes plus devant du sacré et que nous pouvons le passer au crible de la raison. On a le droit d’élaborer sa propre conception de la religion. La jeune fille peut se voiler, je comprends ce désir. Ce que je refuse c’est que l’on peigne cet acte avec les couleurs de la liberté. Puisque nous sommes devant des pratiques sociales, nous devons rester vigilants et nous interroger sur les rapports de pouvoir et de domination qui sont en jeu dans l’élaboration des règles de conduite, d’obéissance à des règles. Pendant mon adolescence quand on m’interdisait certaines sorties, c’était au nom des convenances sociales et pas au nom de Dieu. Ça fait une grande différence. Mon propos est de montrer que nous ne sommes pas devant du sacré mais qu’il s’agit de construction sociale.

Votre colère s’adresse solennellement aux européens. Objectivement, qu’attendez-vous comme écho ?

Dans ce livre, quand je m’adresse aux intellectuels européens, je leur reproche de renoncer aux idées pour lesquelles ils se sont battus : la liberté l’égalité devant la loi de tous les êtres humains. Aujourd’hui, devant les revendications anti-féministes et sexistes des islamistes, ou de certains musulmans plus largement, qui sont présentées comme religieuses, ils abdiquent de leur raison, au non du respect de l’autre. Leur raison qui avait déconstruit les discours d’oppression des femmes, notamment les discours religieux ; et identifier ces discours comme partie intégrante d’un système patriarcal de la société où les femmes sont dominées par les hommes. Aujourd’hui, ils acceptent d’entendre, et ils défendent l’idée que ce système patriarcal est une religion qu’il faut respecter. Quel retournement chez les européens !! C’est inattendu de la part d’intellectuels, hommes et femmes, qui ont réalisé un grand travail de déconstruction sur leur société ce travail que l’on peut appeler «modernité» ! Rappelons que les grands principes qui fondent la modernité européenne sont nés de la sortie, du moins de la mise à distance de la religion. C’est dans ce travail de déconstruction que nous, féministes, sommes engagés ici en Algérie, au Maghreb, pour ne parler que des pays qui nous sont proches et semblables. C’est la légitimité de ce travail que les Européens nient aujourd’hui quand ils soutiennent des pratiques sociales qui veulent imposer une vision religieuse des rapports humains. Ce qu’ils ont fait pour eux, ils refusent que nous le fassions pour nous. Au nom de quoi sommes-nous condamnés à re-sucer notre culture jusqu’à la fin des temps ? Ils nous condamnent à une essentialité et gardent pour eux le droit à l’Histoire. J’ai le sentiment d’assister de l’orientalisme.

Mais en quoi ce qui se passe en Europe peut nous intéresser ?

Ce qui se passe en Europe m’intéresse pour ses effets par ricochet chez nous. Aujourd’hui c’est en Europe, à Barcelone pour citer une base importante de cette mouvance où s’est propagée l’existence d’un féminisme islamique, un pseudo-féminisme ; également à Paris jusqu’au cœur du savoir français. J‘ai assisté médusée à une conférence à Sciences Politiques à Paris qui faisait le panégyrique des mouvements dit féministes islamiques. Non seulement c’est un oxymore qu’il faut dénoncer, mais de plus, il nie tout un pan de la lutte des femmes dans les pays désignés comme arabes et musulmans. Si on considère qu’est féministe l’obéissance à un dogme religieux, alors comment désigner la pensée qui essaie de libérer les femmes de leur assignation patriarcale ?

Si là il y a un féminisme islamique cela veut dire que nous féministes maghrébines faisons du féminisme chrétien ? Cette démarche totalement dénudée de fondement historique et conceptuel, est de plus meurtrière. Je mesure bien mes mots. Nous, féministes algériennes, nous avons sans cesse besoin de faire reconnaître et de réaffirmer notre appartenance légitime à notre nation, je veux dire en tant que féministes, non pas en tant que femmes bien évidement.

L’Humanisme (avec un grand H) est-il réellement une utopie ?

L’humanisme est une réalité un point de départ et un point d’arrivée. En dehors de cette conviction ; qui êtes-vous, qui suis-je ? Comment se définir soi et son rapport à l’autre en dehors de cette pensée ? L’erreur qui fait que beaucoup sont suspicieux à l’égard de l’humanisme c’est qu’on pense à tord que l’humanisme est fixé et immuable, Sartre disait que l’humanisme reste à faire. Il est tous les jours à faire, à parfaire. Pourquoi ? Parce que je change, mais en gardant toujours la liberté comme mode de changement. C’est d’ailleurs ce qui inquiète et révulse ceux qui s’accrochent à une pensée unique, une identité figée, un dogme religieux fixé pour l’éternité.

Lorsque l’on sait que la laïcité est peu ou guère prisée dans les pays musulmans, d’où peut venir le schisme révolutionnaire nécessaire à l’éclosion de cette matrice incontournable qu’est la liberté de conscience ?

D’abord des croyants. Le paradoxe et la difficulté viennent de l’idée de laïcité c’est-à-dire de la liberté de conscience qui trace son chemin au cœur des religions. Le défi du monde musulman est d’être capable de recevoir des expériences de liberté au sein de la foi.

Entretien réalisé par T. D.

Partager