Charnelle et féconde intimité

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Douze ans après la disparition de Matoub Lounès, peut-on prétendre avoir épuisé le sujet à force de commémorations et de célébrations ? Rien n’est moins vrai. Après avoir entamé un travail de deuil qui peine à prendre fin, après avoir dit combien Lounès manque à la jeunesse kabyle, à l’ambiance et aux horizons qu’elle veut imprimer à sa marche et après avoir déploré la disparition du verbe fougueux et rebelle qui fut le sien, nous nous rendons compte que le vrai travail sur Matoub Lounès- le poète, l’artiste, le musicien- n’est pas encore réalisé ou bien il l’est très peu.

C’est en tout cas le sentiment de beaucoup de ses fans, les vrais, qui ne se contentent pas des hosannas d’anniversaires et des pures images symboliques. Parce que, en vérité si l’esprit de rébellion dont on affuble Matoub n’est pas une illusion d’optique, il se trouve que la substantifique moelle de cette esprit gît d’abord dans le verbe du chanteur, un verbe juste et enflammé à la fois, pertinent et porteur, émouvant et engageant. En tout cas, il ne peut en être autrement lorsque tous les ingrédients se trouvent réunis pour révolutionner le texte poétique kabyle. Le contexte est, en fait, celui de la fin des années soixante-dix du siècle dernier, avec tout cela suppose comme situation politique d’autarcie, de tyrannie et d’arbitraire. Il est aussi celui d’un jeune kabyle, Lounès, dont tout le monde s’accorde sur son parcours d’enfant rebelle y compris dans ses relations les plus familières et les plus domestiques. La situation de dictature que vivait le peuple algérien d’une façon générale et la répression dont a souffert la région de Kabylie en particulier allaient réaliser une mixture explosive avec le caractère taillé dans le roc de Matoub Lounès. L’une des premières blessures symboliques que le jeune Lounès allait vivre avant l’âge de douze ans est l’état de guerre civile imposée par la répression qui a frappé les partisans du FFS à partir de 1963. Ce mouvement politique qui voulait s’opposer à la politique de Ben Bella et revendiquer un régime démocratique a été réprimé dans le sang au point de contraindre ce parti, constitué de maquisards survivants, à choisir l’opposition armée, une aventure qui se soldera par la mort de 400 de ses militants et l’emprisonnement du leader, H.Aït Ahmed. Dans plusieurs de ses chansons, Matoub reviendra sur ce douloureux épisode en dénonçant aussi bien le pouvoir tyrannique de l’époque que ce qu’il voit comme étant des manœuvres d’accès au pouvoir. La direction du pays avait réussi, contre logique, à donner du combat du FFS l’image d’une rébellion sécessionniste destinée à ‘’arracher’’ la Kabylie au reste du pays. Sur ce fonds, le chanteur a composé de belles et émouvantes strophes où sont passés en revus les quatre-cent martyrs du parti, les nouvelles veuves et l’humiliation de la Kabylie deux ans après une guerre anti-coloniale qui a épuisé toutes ses énergies. Sur cette guerre et les désenchantements qu’elle n’a pas manqué de charrier quelques années après 1962, Matoub a écrit d’immarcescibles épopées en déplorant que les héros fussent oubliés ou reniés et que les tard-venus, ceux de la 25e heure, soient portés aux nues, adulés et vénérés. Cet état de fait allait trouver sa pleine expression dans les privilèges rentiers auxquels avait droit cette caste qui dirigeait le pays. Les franges les plus abhorrées de ce qui allait prendre le nom de ‘’système’’ étaient, sans contredit, le parti du FLN- héritage prestigieux accaparé par des rentiers- et la sécurité militaire (SM) [Matoub disait :  » deux lettres qui constituaient le pinacle de la peur « ].

Les chemins vers avril 1980

La dictature des années soixante-dix, faite d’arabo-islamisme mâtiné d’une parodie socialiste à la soviétique, avait recouvert le pays d’une chape de plomb, généreusement alimentée par le produit de la rente pétrolière. Néanmoins, les limites historiques de la ‘’démocratie populaire’’ commencèrent à s’effilocher à partir de 1978, année de la mort du président Boumediene. Déjà une année auparavant, la jeunesse kabyle qui vivait sa culture presque dans la clandestinité avait pu défier Boumediene au stade du 5 Juillet d’Alger lors de la finale de la coupe d’Algérie de football ayant opposé l’équipe kabyle de la JSK au NAHD d’Alger. Houspillé interpellé aux cris d‘’Imazighen !’’ le président ne put que ravaler sa colère et prendre note. L’équipe de la Jeunesse sportive de Kabylie a déjà subi les foudres d’un pouvoir qui voulait diluer les valeurs de l’authenticité culturelle dans un bel anonymat castrateur. La lettre ‘’K’’ de Kabylie va s’appliquer à un extravagant substantif ‘’Kawkabi’’. Le club portera le nom de Jeunesse sportive Kawkabi. Après la coupe d’Algérie de 1977, et non contents des dénis qu’elles font subir à la Kabylie, les autorités politiques du pays, et sous les apparences d’une politique de réforme sportive, transforment la JSK en JET (Jeunesse électronique de Tizi Ouzou). Matoub fulminera contre cette énième humiliation dans une chanson :  » kksen-egh la JSK yerna awal ur-d egh-d yuli  » (on nous a enlevé la JSK sans que nous puissions riposter). C’est en 1980 que le monde entier se mit à l’écoute des plus importantes manifestations populaires de l’Algérie indépendante. La jeunesse kabyle investit les rues de Tizi Ouzou, Bouira, Bejaia et Alger pour crier franchement sa colère contre la dictature du parti unique, son rejet de l’arabo-islamisme et la revendication d’une véritable démocratie où la culture et l’identité berbères trouveraient leur place naturelle. Le facteur déclenchant d’une révolte qui s’étendra sur plusieurs mois était l’interdiction d’une conférence du célèbre écrivain Mouloud Mammeri à l’université de Tizi Ouzou portant sur la poésie kabyle ancienne. Dans une panique générale, le pouvoir n’avait pour seule réponse qu’un surcroît de répression. C’est ainsi que, après avoir violé nuitamment les franchises universitaires par le moyen de gendarmes, il procédera à l’arrestation et l’incarcération de 24 personnes considérées comme le cerveau de la révolte. Cette épopée historique dont les secousses et les répliques s’étendront sur plusieurs mois, voire une année, a été y compris par ses aspects ‘’ratés’’ ou inaboutis, la source intarissable pour la presque totalité des poètes et chanteurs de Kabylie tout au long des deux décennies postérieures. Matoub a composé des chansons directement liées à l’événement et d’autres dont les strophes sont irriguées en filigrane par l’esprit de 1980. Sont alors convoqués tous les éléments de l’histoire et tous les lieux de la géographie pour inscrire dans les mémoires cette révolte historique qui a pris les allures d’une renaissance de la culture et de l’être berbères. « Yehzen l’Oued Aïssi » et « Si Skikda it n id fkan, tchabin silfen », sont, entre autres, deux titres qui renvoient aux aspects événementiels de la révolte mais dont la composition est loin de s’arrêter sur un récit ‘’factuel’’. C’est un lyrisme haut en couleurs, plein de tension émotive et de métaphores évocatrices. Ce sont même des poèmes de mobilisation et de d’appel à continuer le combat.

“Chahut de gamins’’ et aventure démocratique

Le mouvement d’avril 1980 a charrié aussi bien des espoirs que des déceptions. Des remises en cause et de nouvelles visions allaient dominer la scène durant quelques années. Ce ne fut, en effet, que partie remise puisqu’en 1985, des universitaires et des intellectuels kabyles tenteront une structuration quasi légale de l’opposition populaire. Deux organisations allaient en émerger : la Ligue des Droits de l’homme et l’Association des enfants de chouhadas. En cette année du 23e anniversaire de l’indépendance du pays, ces formes d’organisation et les cérémonies qu’elles voulaient organiser pour commémorer cet événement (dépôt des gerbes de fleurs sur les carrés des martyrs) furent accueillis par une répression féroce qui se solda par l’arrestation de toute l’intelligentsia kabyle entre juillet et septembre 1985. Le régime de Chadli Bendjedid usera des moyens les plus pernicieux et les plus machiavéliques pour venir à bout de la contestation ; et l’instrumentalisation de la mouvance islamiste pour contrer toute forme de revendication démocratique- à l’université dans les entreprises publiques et au sein de l’administration- n’était pas des moindres. L’un des moments phares de cette dangereuse et ignoble stratégie est sans aucun doute l’assassinat de l’étudiant Kamal Amzal sur le campus de Ben Aknoun le 2 novembre 1982 par des barbus armés de poignards, de chaîne à vélo et de barres de fer. En 1986, Matoub sortit deux albums dans lesquels il revient sur les événements de l’été 1985. Il y dénoncera les interférences politiques venues de l’opposition clandestine installée à l’étranger et célébrera les héros qu’on a traînés devant la Cour de sûreté de l’État pour avoir revendiqué la démocratie et l’État de droit. Deux ans après, ce fut les journées sanglantes d’octobre 1988. Les effets de la crise des prix du pétrole de 1986- manipulés par groupes occultes de la nomenklatura- ne tardèrent pas à se manifester dans la rue. Ce fut alors la grande explosion lors de laquelle un millier de jeunes algériens furent tués par l’armée. La révolte d’octobre 1988 consacra la faillite sanglante du système politique algérien. Subodorant une manipulation sophistiquée à grande échelle, les élites kabyles avaient tout fait pour ne pas impliquer la Kabylie dans une aventure dont on ignorait les tenants et les aboutissants. Mais cela n’empêcha pas que Matoub Lounès fût mitraillé à Michelet par un gendarme alors qu’il transportait dans sa voiture des tracts appelant au…calme ! C’est une étape de l’histoire du pays qui inspirera puissamment Matoub d’autant qu’il est touché dans sa propre chair. Après plusieurs semaines d’hospitalisation et d’opérations chirurgicales, le chanteur nous reviendra avec  » Ma dersas ig neqqen, aqli ur mmutegh-ara  » (si ce sont les balles qui tuent, voilà je suis vivant !) ; une chanson qui a valeur de défi et de provocation permettant à Matoub de se surpasser et de surmonter cette dramatique situation. Travaillée au corps par l’intégrisme islamiste- entretenu par l’école, la mosquée et le sous-développement culturel du pays-, la société algérienne sera sommée de vivre le multipartisme instauré par le régime de Chadli dans une version entachée d’un péché originel, le fondamentalisme religieux. Les déchirements du camp démocratique, parallèlement à la montée en puissance de la mouvance islamiste, ont nourri l’œuvre de Matoub dès le début des années 1990. Notre chantre a  » torpillé haut et bas « , comme il le dit dans une chanson, tous ceux qui manœuvraient à contresens des intérêts du peuple et de l’esprit de justice. Pouvoir, opposition et individus, personne n’a échappé à ses flèches acérées. En même temps, il en appelle à la fraternité à la construction d’un État moderne et juste et à la consécration officielle de la culture berbère. Il sera de toutes les manifestations et marches appelant à la liberté et à la libération culturelle. C’est pendant la ‘’grève du cartable’’ en Kabylie (1994) qu’il sera kidnappé sur la route de Takhoukht. Les efforts des citoyens appelant à sa libération ont été couronnés de succès puisqu’il sera relâché quelques semaines après. Son combat contre l’intégrisme et le pouvoir politique ne fera que se renforcer et s’étoffer au fur et à mesure de la montée des périls. Quatre ans après son kidnapping, la marche chaotique du pays et le destin de Matoub se rencontreront à Tala Bounane un certain 25 juin. Quel aurait été l’apport de Matoub pour le Printemps noir et pour le Mouvement citoyen de Kabylie s’il était encore de ce monde en 2001 ? C’est la question que n’ont pas manqué de se poser des émeutiers qui ont participé à ces journées sanglantes pendant lesquelles 126 jeunes manifestant furent assassinés par les gendarmes. Lui, l’éternel révolté lui qui a été de tous les combats de la Kabylie, se serait certainement jeté dans les arènes, aurait offert son corps aux balles comme il l’a fait en 1988. Des fils solides, imputrescibles et charnels lient Matoub Lounès à l’histoire récente de la Kabylie et de l’Algérie. Ces fils font des va-et-vient entre la vie privée du chanteur et l’histoire tourmentée du pays au point où dans plusieurs chansons on a du mal à discerner les limites entre les deux. C’est dans ce fécond creuset où se mêlent destin individuel et destin collectif, par une espèce de fatum invisible, que s’est construite la relation charnelle et insécable entre Matoub et l’histoire de son pays.

Amar Naït Messaoud

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