Au moment où le Festival de Timgad bat son plein sur un site “artificiel” -heureuse innovation destinée à mieux préserver le site originel-, les réflexions sur la production et l’animation culturelles sont censées s’élargir à tous les domaines, qui contribuent à faire émerger les valeurs de notre culture et à mieux fixer les éléments de la citoyenneté.
Sur l’ensemble des phénomènes qui ont, peu ou prou, contribué à une régression certaine de l’“engagement” culturel dans notre pays, l’on ne peut pas faire l’impasse sur la grave dérive de l’industrie du piratage. Révélatrice de la décrépitude du champ culturel algérien et de la situation de non-droit dans laquelle évolue l’industrie y afférente, la réaction, il y a quelques années, du chanteur tlemcénien Nouri Koufi face au piratage de ses chansons, écoulées comme de futiles fripes sur les trottoirs de la ville sous forme de disques MP3, a été une abdication face à la politique du fait accompli le poussant même à penser à l’inanité de continuer à produire des albums, qui seront destinés à alimenter le marché informel au détriment de la maison d’édition et du chanteur. Le phénomène a pris une ampleur si inquiétante qu’elle menace l’activité artistique dans ses fondements même. En effet, qui, parmi les chanteurs, les réalisateurs de cinéma ou autres hommes de culture peuvent se sentir à l’abri de la duplication clandestine ? Le phénomène a été aggravé et propulsé en avant par la nouvelle technologie de compilation MP3, DVD et DIVX qui permet de compresser dans un seul disque des centaines de titres de chansons ou des heures de bande vidéo, le tout cédé pour une bouchée de pain (entre 70 ou 100 dinars). On a poussé l’“ingéniosité” jusqu’à mettre sur le marché des disques de chanteurs qui n’ont jamais produit pour le commerce.
Pour assouvir les attentes légitimes des fans d’un chanteur ou des inconditionnels supporters de l’équipe nationale tout en remplissant grassement les poches de ceux l’exercent, le marché parallèle des produits artistiques a aussi pu accaparer les photos et autres gadgets à l’effigie de ces idoles sans que les services de la répression des fraudes, des droits d’auteur ou du recouvrement fiscal aient pu lever le petit doigt.
En tout cas, l’activité de piratage s’est donnée en Algérie une telle envergure qu’elle n’a laissé aucun produit d’art sans en faire une pâture facile et combien dommageable à la production culturelle nationale. Elle a pris les proportions d’un phénomène commercial et social qui n’a sans doute jamais eu de précédent en Algérie.
Ce qui est valable pour la chanson l’est également pour l’ensemble des arts et du matériel didactique disponible en CD. Dans une virée faite dans certaines agences FNAC en France, nous prîmes la “mercuriale” de certains produits culturels. Un album de sept chansons de Bahidja Rahal ou d’Idir est écoulé pour un équivalent de 2 000 DA.
L’encyclopédie Encarta, cédée chez nous à 240 DA, vaut l’équivalent de 8 000 DA. L’ordre de grandeur de la différence est tout simplement astronomique, à tel point qu’un autre phénomène a vu le jour : l’exportation, à partir de l’Algérie, de produits piratés vers l’Europe.
Hormis une action velléitaire sans lendemain au début des années 2000, les pouvoirs publics montrent dans ce domaine une inertie coupable des plus dommageables à la culture et au Trésor public. Partout, le règne de la falsification, de la contrefaçon et des faussaires paraît solidement établi et a pignon sur rue. Au moment où l’opinion publique, la presse et le monde de la culture s’émeuvent du sort réservé à certains artistes -qui, en ultime recours, font intervenir le président de la République pour les faire évacuer à l’étranger afin d’y suivre des soins médicaux-, aucune voix autorisée n’est venue appeler à mettre de l’ordre dans le domaine des droits d’auteurs qui aurait pu servir de véritable “maison” des artistes et des hommes de culture dans leur jours fastes comme dans leur situation d’infortune.
Quant au manque à gagner causé au fisc, il commence du petit transporteur clandestin du quartier et s’étend jusqu’aux gros faux importateurs. Dans tous ces segments de la vie économique, on sent l’odeur de la rente et le remugle du clientélisme. La seule différence lorsqu’il s’agit du monde de la culture, ce sont l’âme et la mémoire du peuple qu’on maltraite, qu’on avilie et qu’on essaye de dissoudre.
De Charybde en Scylla ?
Cette situation de “non-droit” qui règne dans le déjà peu florissant monde de la culture algérienne se greffe à une certaine forme de divorce dangereux entre la jeunesse et sa propre culture. Nul besoin de s’embarrasser de lourdes statistiques pour jauger du degré de la non-immersion de notre jeunesse dans l’animation et la création culturelles. Un regard critique jeté sur l’état de la culture en tant qu’industrie et activité quotidienne-parce que la culture, en tant qu’élément abstrait de l’anthropologie constituant l’identité d’une personne ou d’un peuple, est une donnée historique et sociologique qui échappe aux griffes de l’administration et des pouvoirs- laisse l’impression d’un vide effarant, particulièrement dans les régions intérieures du pays.
De l’Indépendance jusqu’à l’ouverture politique de 1989, la culture était régentée par le parti-Etat et en a fait un moyen idéologique d’embrigadement et de caporalisation de la société. Après les premières mesures de libéralisation de l’économie, l’on a eu l’impression comme si un extrémisme était destiné à en nourrir un autre.
En effet, la conception débridée du nouveau libéralisme économique a grevé d’une façon asphyxiante le secteur de la culture. L’édition, l’importation des produits culturels et des matériaux contribuant à la fabrication de ces produits en Algérie sont dangereusement hypothéqués par une politique fiscale et douanière, qui assimile la culture à n’importe quelle autre marchandise. Les énergies les plus déterminées ont fini par être découragées et désenchantées par le nouveau cours des choses. Il semble en effet, qu’en la matière, on soit tombé de Charybde en Scylla : à l’ancien système jdanoviste, sustentant tous les faussaires par le système de rente, est substituée une culture soumise au pouvoir de l’argent.
Les citoyens désargentés, frappés de plein fouet par la crise économique -et que même le système scolaire n’a pas préparé à la dépense culturelle- sont de plus en plus exclus des biefaits de la culture qui pourraient réconcilier l’homme avec lui-même et avec les valeurs humanistes universelles.
La politique d’exhibition de circonstance-comme les salons du livre, les galas et les festivals qui consomment de lourds deniers publics- ne pourra jamais remplacer une politique culturelle basée sur des institutions permanentes et des dispositifs stimulateurs à même de rendre accessibles les produits et les prestations de la culture (relance des bibliothèques municipales et scolaires, réhabilitation des salles de cinéma, détaxation des livres importés…). Moins on fait dans la culture des occasions, et des circonstances, plus et mieux on se donne la chance et les moyens de toucher au joyau de ce qui fait le fondement même de l’homme et des valeurs de la citoyenneté : l’éducation et la culture. Au fait, en quoi un “Mois du patrimoine’’ peut-il prendre la place d’une politique constante de promotion de la culture muséale ? Dans quelle mesure un bref et pompeux séminaire sur le patrimoine immatériel saurait-il intéresser des jeunes évincés du système scolaire, rongés par le chômage et happés par une fausse modernité qu’alimentent les nouvelles technologies non encore intériorisées ni intégrées à notre système de valeurs ?
Sortir du conjoncturel
Ayant hérité de la période coloniale de quelque 420 salles de cinéma- le parc le plus important d’Afrique et du Moyen-Orient selon le spécialiste du grand écran Ahmed Béjaoui, l’Algérie tourne actuellement avec un nombre ridicule de salles qui se comptent -celles qui comptent bien sûr, sur les dix doigts. Comment peut-on reprendre l’activité cinématographique dans un pays qui a oublié le grand écran et boudé la cinémathèque depuis déjà un bail ? “Nous avons les intelligences et le savoir-faire ; nous avons des moyens financiers exceptionnels. Alors, que manque-t-il ? La volonté politique est encore absente et, sans elle, nous sommes condamnés à devenir les derniers de la classe», regrette Béjaoui.
Une grande partie des anciennes salles se trouvent dans un état de dégradation avancé tandis que d’autres ont carrément changé de vocation, plus lucrative et moins instructive s’entend. Cela dit, il faut rappeler qu’un grand nombre d’anciennes salles souffrent aussi d’un litige juridique portant sur la propriété sachant que la période de nationalisation a laissé des séquelles.
Avec les grandes manifestations culturelles qui ont eu lieu au cours de ces dernières années dans notre pays (Panaf, festivals annuels,…), l’on ne peut pas prétendre en tout cas qu’une “révolution culturelle’’ s’est produite chez nous. Si une action redorant le blason du ministère de la Culture pouvait être enregistrée sur le compte de ce département au cours de la décennie passée, c’est sans conteste la reconversion des anciennes galeries algériennes en Musée d’art moderne. Un beau geste qui nous fait oublier un instant la transformation de certaines librairies en pizzerias.
On ne peut faire la fine bouche devant aucune activité culturelle qui viendrait secouer la torpeur dans laquelle est plongé le pays depuis des lustres. Néanmoins, le commun des citoyens aurait souhaité que, au moins, la même énergie et les mêmes dépenses consacrées aux festivités et manifestations culturelles limitées dans le temps, sinon plus, soient aussi consentis au réveil culturel de tout genre. Entre l’authenticité de l’acte culturel et la superficialité de l’entracte, les termes du choix ne sont véritablement pas nombreux. A quoi rime un Salon du livre dans un pays dont le système éducatif ne forme plus de lecteurs et dans un système économique qui, le restant de l’année, considère le livre comme n’importe quelle marchandise confinée à sa valeur vénale au moment où, dans le cadre de l’OMC, des pays européens font valoir l’exception culturelle qui va d’une simple statuette ou banal silex jusqu’à la production cinématographique ? Jusqu’à quand continuera-t-on à considérer que la culture est un fait conjoncturel, sporadique, dont la seule “vertu’’ est de faire du boucan et de s’entourer d’un terne halo de faux prestige ?
Amar Naït Messaoud