Site icon La Dépêche de Kabylie

Les cortèges du bonheur

Les chefs de familles s’organisent, planifient dans le temps imparti le déroulement de la fête dans le moindre détail, mobilisant les moyens nécessaires, attribuant des tâches précises aux membres de la famille et aux bénévoles de confiance, comptent et classent les participants.Les invitations sont adressées selon la proximité des alliances. Gare à l’erreur dans les priorités ! Les parents, les oncles paternels et maternels, les beaux-parents, les cousins passent avant les amis et les voisins. Les susceptibilités sont tenaces. La hogra est impardonnable. “Kaci ne m’a pas invité parce que je n’ai pas de véhicule, pourtant je suis plus proche de lui que Mohand avec qui il n’a aucun lien de parenté. Il est vrai que ce dernier possède une Mercedes climatisée ! On invite les voitures et non les personnes”, entendons-nous des citoyens fulminer sur les terrasses de cafés.Les joyeuses et interminables réjouissances sont parfois entrecoupées par l’enterrement d’un proche. L’usage veut que les parents de la victime délivrent après les trois jours de deuil, l’autorisation aux cousins et aux voisins de reprendre le cours normal de la vie : “On ne peut rien contre la volonté de Dieu, célébrez votre mariage comme si de rien n’était. Votre tristesse ne ramènera pas notre mère”, dit solennellement Abdelkrim à son neveu Boualem qui pensait reporter son mariage par respect à ses oncles ! Toute la contrée compatit à la douleur de celui qui perd un être cher, mais la vie ne doit pas s’arrêter pour autant.Gênés, les fêtards sacrifient le côté ostentatoire et démonstratif, on s’abstient de klaxonner de lancer des youyous, sans annuler le mariage.

Fleurs, klaxons et cornemuseConvoyer un cortège nuptial de Bgayet, la ville aux 99 mausolées, jusqu’à Tazmalt à l’extrême ouest de la wilaya n’est pas une sinécure !“Nous avons 180 km à faire. Nous devons être de retour au plus tard à cinq heures pour faire la fête. Quatre heures de route entre l’aller et le retour et une demi-heure pour sortir la mariée. Nous devons donc partir à onze heures pile”, telle est la projection du grand frère du marié, chargé du cortège. La fête relève des compétences du père et de la mère, responsables de tout le déroulement des préparatifs, de la liste des invités, du dîner, Kamel est donc le maître du cortège qui ramènera la mariée.Le cortège sera formé de véhicules puissants et sûrs. Il ne faut surtout pas tomber en panne en cours de route. Vingt véhicules rutilants sont sélectionnés. Trois voitures climatisées partiront vides pour transporter les parents de la mariée et leurs invités.Le fils aîné propose un cortège réduit : “Bougie est bien loin et il fait trop chaud, nous emmenons juste deux véhicules en plus de la voiture pour la mariée. Le reste du cortège nous attendra, à une heure convenue, à l’entrée du village que nous sillonnerons dans un tintamarre assourdissant”. Le père est cependant intransigeant “ : “Autrefois, on ramenait la mariée avec une cinquantaine de fusils. Ce n’est pas une vulgaire poupée ! Il y va de notre honneur, plus on est nombreux mieux ça vaut. Et puis, ne faut-il pas faire un tour dans la capitale des Hammadites, histoire de prendre notre part d’embouteillage ?”Les deux fils s’inclinent et se rangent à l’avis du père. Le cortège sera le plus long possible, il comportera une trentaine de véhicules et non plus une vingtaine. Il est onze heures trente. Nous avons déjà une demi-heure de retard sur l’horaire imparti ! Kamel est le chef du cortège.Il conduit la fourgonnette qui précède la procession de véhicules, les portes arrière largement ouvertes.Le jeune Hmidou, cameraman à l’occasion, filmera de son camescope le défilé des voitures, l’entrée dans la grande ville, l’arrivée bruyante et impressionnante chez les beaux-parents ! Là est toute l’essence, la nature des futures relations entre les deux familles. Il faut dès le début montrer ses muscles, l’épaisseur de son portefeuille, la puissance familiale ! Autrefois, c’était le nombre de fusils et de chevaux qui accompagnent la mariée, de nos jours c’est la qualité des véhicules de luxe et d’invités de marque que l’on peut réunir qui fait office de paramètre démonstratif sur l’échelle de valeurs sociales !“Nous nous retrouverons à Bir Slam, l’entrée ouest de Bgayet, Nous formerons le cortège pour entrer en ville.Il ne faudra pas se perdre !” Telles sont les recommandations de Kamel. “Toi tu colleras à la voiture de la mariée”, ajoute-t-il à l’adresse de Saïd qui conduit un gros Van, véhicule indispensable pour transporter les affaires de la mariée.Nous sortons de Tazmalt au ralenti, dans un déchirant tintamarre de klaxons. Nous croisons à hauteur de la mairie un cortège déboulant du quartier “L’horloge”.Ils ont fait dans l’original. Leurs sirènes et leurs cornemuses jouent dans une bonne harmonie, à croire qu’ils ont fait des répétitions avant le démarrage !“Ils ont fait plus fort que nous ! Ils ont dû décorer leurs véhicules à Akbou. Le nôtre nous l’avons décoré chez le jeune Naït Benali de Tazmalt pour 2000 DA”, remarque avec une pointe d’envie, le père du marié qui a squatté mon véhicule au grand dam de ma femme qui a renoncé au voyage. Un vacarme de klaxons assourdissants déchire le ciel alourdi par des nuages de poussières de sable qui remontent du désert. C’est l’enfer dans les véhicules qui ne possèdent pas la climatisation.

Motards et Mercedes décapotablesNous ne sommes pas au bout de notre surprise, pris en étau dans les mailles d’un déconcertant défilé, un troisième cortège sort de la cité des Martyrs en direction de Bouira.“Impressionnant. C’est le top ! L’idée nous a échappé”, dit Da Mahmoud mon envahissant oncle, qui ne laisse personne s’exprimer. Deux grosses motos joliment fleuries précédent la rutilante Mercedes, le capot paré d’une fouta des Ouadhias et d’un bouquet de véritables fleurs ! Deux voitures décapotables vertes enrubannées de guirlandes rouges et blanches, suivent la voiture nuptiale.C’est beau et génial “Ils n’ont pas peur du mauvais œil”, clame mon oncle qui ne peut contenir sa jalousie. Avec notre bouquet de plastique et notre Peugeot 406 on ne fait pas le poids. On ne peut soutenir la comparaison. Du coup, Da Mahmoud renonce à la tournée à l’intérieur de la ville de Bgayet.Il appelle son fils de son portable pour lui suggérer des raccourcis. Un premier embouteillage nous surprend à hauteur du passage à niveau “Tamozonit”. Un poids lourd s’est empêtré entre deux troncs d’eucalyptus laissant sa remorque chargée de gravier en travers de l’asphalte. La fébrilité et l’indiscipline des usagers ont vite fait de créer un goulot infranchissable. Nous perdons une bonne demi-heure que nous espérons rattraper sur la route si la circulation n’est pas trop dense. Même scène à Sidi Aïch où nous nous mélangeons à une impressionnante procession de véhicules, précédée d’une troupe de tambourinaires (idhebalène) qui jouait l’ancien air de cheikh Nordine “Allo Tricity” repris par le jeune Mohamed Alloua dans son dernier CD qui tient la dragée haute aux chebs du raï. Nous croisons une bonne dizaine de cortèges qui, comme le nôtre, s’en vont chercher une mariée, voire deux à la fois, dans un vacarme de klaxons, avec une cohue d’enfants chargés sur des 404 bâchées, de nombreux fourgons d’où sortent des youyous stridents et des clameurs féminines d’applaudissements rythmés.Après une légère halte à Rmila que beaucoup n’ont pas observée, le cortège se reforme une deuxième fois comme prévu à Bir Slam, l’entrée ouest de la ville aux 99 mausolées, après la laborieuse traversée du barrage de police de oued-Ghir.R.A.S ! Pas de gros bobos, à part quelques petites fatigues et des vomissements d’enfants trop secoués dans les virages. Un léger vent marin s’est levé. Les femmes descendent des voitures, des boutilles d’eau changent de mains. Les véhicules sont en bon état.Le bouquet de fleurs de la voiture nuptiale est en place, les rubans et les guirlandes également. Ultimes vérifications, petites retouches sur les maquillages, les dernières recommandations sont données. Notre cortège entre en ville par la route de l’université.La salle des fêtes de la Cité douanière est pleine de monde. Des hommes attendent à côté de leurs véhicules, les uns entrent alors que d’autres quittent la salle, une double célébration de mariage sans aucun doute. Plus haut à droite la salle des fêtes qui touche l’établissement Bougie Viande déborde elle aussi. Les trottoirs sont noirs de monde. De très nombreuses femmes parées de leurs beaux atours entrent dans une file anarchique. A hauteur du lycée Ihaddaden, nous croisons un luxuriant cortège sétifien reconnaissable au fameux 19 des plaques d’immatriculation. Nous épuisons nos batteries dans une sublime rivalité de klaxons et de sirènes. Le facétieux Errouje, a installé sur son avertisseur une sirène qui émet des sons d’animaux. Si Mahmoud qui trouve la plaisanterie de mauvais goût lui ordonne par portable, de ne plus user de son instrument : “Nous sommes chez des citadins, tu veux qu’ils nous prennent pour des bœufs ? Garde tes braiements pour la campagne”.

Attention aux sortilègesLa voiture de Smaïl a chauffé à maintes reprises. Mourad est chargé de le secourir et de transporter les jeunes filles qui l’accompagnent et qui pour rien au monde ne rateraient la sortie de la mariée et l’émouvante cérémonie de sa prise en charge par sa belle-famille. Nous contournons le rond-point d’Aamriou, avant de nous engager dans le quartier qui jouxte sur la droite l’hôpital Khellil-Amrane. La famille de la mariée habite une large impasse après une rue toute en virages. Il est une heure trente ce jeudi 11 août. Par chance nous sommes les seuls à prendre une mariée dans tout le quartier, à cet instant. Les citadins ont un autre rapport au temps. L’accueil, est chaleureux.Des rafraîchissements sont servis par de gentils adolescents bien habillés.La musique crève les tympans.Un DJ débite des CD non stop. Hassiba Amrouche, qui plagie l’immortelle Hnifa et le fantasque Oulahlou rythment les danses juvéniles intra muros.La sortie de la mariée est difficile. Ses affaires, une dizaine de valises et trois grosses malles sont chargées dans le gros fourgon. Kamel me convoque “Ton break est spacieux, je te confie, les deux plateaux de baklaoua et les précieuses corbeilles de gâteaux de la mariée”, dit-il en chargeant les friandises dont j’ai désormais la responsabilité. La communication est laborieuse entre les villageoises et les citadines.Quelques larmes sont versées par les parentes de la mariée. Le concert de youyous paysans chasse de l’air pollué par la mauvaise musique, du rai essoufflé et approximatif. Une jolie brunette filme de son numérique la mariée quittant le domicile familial, sa montée dans la voiture nuptiale, les pans de la longue robe blanche tenus par deux demoiselles d’honneur.La marié est belle. Elle fait de nombreuses jalouses.Rachida, une cousine éloignée qui s’est invitée toute seule n’arrive pas à cacher sa jalousie : “Elle est trop grasse et le maquillage n’est pas réussi”, rumine-t-elle visiblement envieuse.Les cousines et les sœurs sont aux aguets. Elles sont chargées de la protection de la mariée. Des gardes du corps en somme ! Aucune personne ne doit approcher la mariée, lui parler, la toucher, verser un quelconque liquide, vaporiser un spray à proximité, ou faire miroiter une glace. Attention aux sortilèges (Ihechkoulen) ! Avant de quitter la maison familiale, la mariée passe sous le bras de son père qui se tient dans l’embrasure de la porte ! Encore une vieille croyance perpétuée par la crédulité de la gent féminine ! Nos braves campagnardes ont fini malgré tout par cueillir la tendre Amina, l’introduire dans la 406 climatisée. “Faites attention à la coiffure ! Elle a été faite par madame Oulebsir du salon Nawal. C’est de la haute esthétique” ordonne l’une de ses soeurs.Comme par enchantement, Samir le marié est là. Au moment où on ne l’attendait pas, il sort du néant pour s’installer à côté de sa future épouse. Da Mahmoud, le père, à l’esprit large, prend la place de devant comme le veut l’usage depuis que les mariées ne sont plus transportées à cheval.Kamel organise le départ. Deux heures plus tard, notre cortège avec ses quarante voitures caracole en plein village, le fourgon du caméraman en tête, suivi de la voiture nuptiale richement décorée, alors que la troupe d’Ihebalen donne de la cornemuse (Elghita). Un arrêt en face de la mairie qui depuis une dizaine de jours n’a plus de maire, un concert de klaxons, de sirènes, assourdit les badauds qui regardent passer la vie et la joie. “C’est le vingtième cortège aujourd’hui et la journée est encore longue !” affirme l’un d’eux. “Ce sont les cortèges du bonheur (Ezhou)” réplique son ami qui nous salue de la main.

Un couscous au clair de luneNous entrons à la maison, sains et saufs, la mariée bien vivante. La mission est accomplie. Place au couscous, et la fête durera toute la nuit. Le cortège est accueilli dans un joyeux tintamarre, une folle anarchie. Une jeune étudiante filme l’arrivée, les véhicules livrent une fournée de costumes bigarrés. La grande maison de campagne enfouie sous de luxuriants oliviers s’anime. Des familles arrivent en grande nombre. Les femmes parées de leurs plus beaux atouts sont splendides. “Les Kabyles sont les plus belles femmes du monde !”, affirme Errouji le comique. Elles accueillent la mariée dans un brûlant concert de youyous. Avant de franchir le seuil de la maison, la coutume veut que la mariée jette vers l’arrière, par-dessus la tête trois poignées de friandises et arrose d’eau fraîche l’entrée de la maison.Les enfants se ruent sur les cacahuètes et les amandes qu’ils ramassent dans la poussière. Amina est installée sous bonne garde familiale dans sa propre chambre pour qu’elle se repose des désagréments du voyage. Il est bientôt 6 heures. Le soleil décline sur le majestueux Tamgout. L’orchestre des tambourinaires (Idhebalen) ne joue toujours pas ! On l’annonce pour 20 h après le manger. En attendant, Toufik, l’indispensable, organise le dîner. Le repas est servi par cinq adolescents. L’indétrônable seksou, tient la place centrale dans ce patchwork gastronomique kabylo-arabo-français. Viande et dessert à volonté. La chorba est également servie chaude. Les invités passent à table à tour de rôle. L’honneur et la priorité à la belle famille et à ses propres invités qui ont escorté la mariée. Quelques invités de marque leur tiennent compagnie.La nuit s’installe subrepticement. Quatre guirlandes d’ampoules illuminent les deux ailes de la grande maison. “Un couscous sous l’olivier au clair de lune, voilà une sensation que j’ai oubliée. Tout est mélangé et c’est bien comma ça. On se construit une nouvelle identité avec ce qui nous reste de mémoire et les acquis arrachés à l’Orient et à l’Occident”, constate El Hadi l’informaticien parisien. Le café est pris sous l’olivier éclairé d’une guirlande multicolore où des convives assis sur l’herbe bavardent.“Est-ce que les enfants ont été servis ?” s’inquiète Da Mahmoud. Le geste affirmatif de Toufik le rassure. Il entre faire un tour de danse avec sa femme Zahra. Si Mahmoud est un homme heureux !Des gâteaux aux cacahuètes, aux amandes, des sucreries orientales ont remplacé les beignets et les “macroutes” d’autrefois. Plus de cent personnes auront dîné chez Samir le jeune travailleur émigré ! De nombreux cadeaux lui ont été offerts à l’occasion. Les tambourinaires annoncent les premières notes. Une scène de danse est immédiatement improvisée par un groupe de jeunes qui entament un déhanchement désordonné.El Hadi l’émigré rejoint un groupe d’adultes sous les oliviers. Son épouse Rosa est depuis longtemps parmi les femmes, avalée par le tourbillon magique de l’événement. “La culture locale n’a pas résisté à l’invasion des produits de beauté occidentaux. Seuls quelques produits locaux tiennent encore grâce à leur haute utilité”, constate-t-elle Agoussim, l’écorce de noyer que les jeunes femmes mâchent pour ce purifier l’haleine et se rougir les lèvres est encore usitée à une large échelle malgré le nombre et la variété des pâtes dentifrices. Tazoult, le rimmel noir qui dessine le contour des yeux est d’usage très répandu. C’est un pigment obtenu en pilant l’antimoine, une roche noire vendue par les herboristes des marchés hebdomadaires. Le henné, inévitable durant les fêtes religieuses s’impose encore avec sa charge symbolique et esthétique. Timmi, la tige de genêt brûlée, que les anciennes utilisaient pour tracer l’arcade sourcillère, a totalement disparu, sauf peut-être chez certaines coquettes montagnardes. La parure d’At Yenni, les ceintures (agous), les fibules d’At-Abbas (tikhelal) et les anneaux d’argent (ardif) sont déclassés par les sautoirs, les gourmettes, les bracelets et les colliers d’or fin. La ceinture de louis d’or est le signe de richesse le plus ostensible adopté par les paysannes nouvellement enrichies. La quantité de bijoux renseigne sur le niveau de vie de la famille, la qualité vient après. De nombreuses femmes louent des bijoux pour une soirée ou deux. Les jeunes filles préfèrent investir dans le portable, gardant des parures bien personnalisées.

Les papiers, il n’y a que ça de vrai !Samir, l’ouvrier de Courbevoie, a offert deux bouteilles de whisky à ses proches amis, les anciens camarades de classe du lycée Boudiaf et du technicum d’Akbou. Ils les dégustent sous le grand figuier de Tamazirt loin du tintamarre de la fête. L’alcool aidant, le groupe des huit privilégiés vite rejoint par trois initiés, dégorge sa malvie dans un registre d’insultes ordurières à haute charge sexuelle. Les symboles du pouvoir d’Etat son traînés dans la boue. Ce chômage qui ronge la jeunesse, ces inégalités, ces émigrés qui se pavanent avec leurs grosses cylindrées, cet argent qu’ils multiplient par douze, ces logements qui reviennent toujours aux mêmes enfants de riches. “Il faut tout brûler, nous serons enfin à égalité, nous leur démolirons tout ce qu’ils ont acquis par la servitude, l’aplaventrisme et la prostitution”, fulmine Lotonomi, qui supporte mal l’alcool. La nuit de révolte est partie jusqu’à l’engourdissement total. Toutes les frustrations sont étalées sous le figuier à même le sol, les injustices, les hogra diverses et variées, l’inconséquence des révoltes juvéniles, les échecs répétés du Mouvement citoyen, la régressin intellectuel et le déclin de la citoyenneté.El Hadi, armé d’un petit dictaphone, enregistre la logorrhée intarissable des jeunes frustrés. Salim “le chômeur professionnel”, introduit le débat sur le mariage et la double nationalité. “Louisa est une fille handicapée, un vrai laideron de surcroît, mais elle a de nombreux prétendants. Le dernier de ses soupirants est venu des lointaines contrées d’At-Si Braham dans la wilaya de M’sila. La mère du prétendant a été d’une grande clarté : “Nous cherchons une fille qui a la nationalité française pour permettre à notre fils de s’installer là-bas, au pays des Roumis.” C’est un mariage convenu, arrangé entre les deux familles, avec chacune ses intérêts. Comme ces mariages blancs très répandus en Europe. Pour la fille, c’est l’occasion de quitter le domicile conjugal, avec une substantielle dot, traverser la Méditerranée et s’installer en France aux frais du mari et de sa famille. Pour le jeune homme, ce mariage est le sésame du bonheur, la clef de la réussite rêvée ! Certaines de ces alliances bien négociées réussissent, d’autres finissent dans de lamentables drames.“Tout récemment, la jeune Fatiha, mariée selon les règles de la Sounna et la coutume locale en présence d’une centaine d’invités, a vu son fiancé rompre la future union, parce que les papiers tardent à venir à cause d’une erreur dans l’état-civil qui aurait obligé les autorités françaises à rejeter le dossier de naturalisation de Fatiha”, ajoute Ali Cheveux-longs un jeune menuisier qui rêve de partir en Amérique.

Mixité intra murosDe jeunes et graciles créatures habillées de toilettes suggestives éveillent la libido des jeunes mâles. La mixité dans les fêtes kabyles est de plus en plus tolérée. Ce ne sont pas des saturnales ! Mais le tabou est rongé doucement, on s’achemine vers une mixité assumée. De nombreuses futures unions émaneront probablement de ces regards lubriques, ces postures provocantes, ces mimiques, ces gestes faussement discrets, ce charmant petit jeu érotique Naïma est chargée d’organiser les sorties de la mariée, un défilé entré dans les moeurs festives depuis quelques années. “Assedar” consiste pour la mariée à revêtir toutes ses tenues durant la soirée, les unes après les autres et esquisser un ou deux pas de danse avec la chanson qui va avec le costume, cela dure tard dans la nuit. La robe kabyle des Ouadhias, la tenue berbère avec des motifs tifinagh du Hoggar, le karakou algérois, le kaftan marocain, la robe à dorures “fergani” de Constantine, la robe bleue oranaise, la longue robe sétifienne au généreux décolleté, et la dernière dite tenue hindou, sont des toilettes que la mariée a revêtues avec les musiques appropriées. Les tenues de soirée à l’européenne avec décolletés, fentes et bretelles sont les plus remarquées chez les invitées. Le disc-jockey anime avec tonus et force décibels. “L’Ourar”, la chorale des femmes a totalement disparu. Quelques vieilles tentent de créer un groupe traditionnel avec Bendir et derbouka mais en vain, leur requête n’a pas d’adeptes. Le répertoire kabyle ancien est oublié. Les chants de Djamila, Hnifa et Cherifa ne sont plus de mode. Le raï a tout balayé sur son passage. Le moderne kabyle a un strapontin malgré tout au hit des fêtes. Mohamed Allaoua et Oulahlou imposent de jolies mélodies dansantes.La vieille Tassadit n’est pas contente malgré une bonhomie de circonstance. Tadhebalt, la femme coryphée n’a pas été invitée. Les femmes âgées sont scandalisées. “Qui entamera Ahiha et Asvoughar, les épithalames obligatoires pour accompagner la mariée vers la couche nuptiale et légitimer le mariage par la consommation de la virginité ?” s’interroge la vieille Marjana, l’initiée dans l’appréciation de la défloration des hymens. On se passera sans doute de ses services !Les tambourinaires jouent harmonieusement, donnant l’envie de bouger, de danser avec les jeunes. Dehors à côté du café et des gâteaux au miel, une dizaine de retraités de l’émigration jasent : “Les noces, c’est pour demain en principe” s’interroge Saïd l’ancien mineur de Forbach. “Attendons pour voir, j’ai l’impression que le jeune Samir va nous surprendre”, affirme Allaoua le manutentionnaire des usines Moulin de Paris.

L’hymen a la peau dureSamir a fait ses calculs. Il refuse de se plier à l’ancienne mode de la fête à trois jours. De concert avec sa belle-famille et ses parents, il écoute les festivités. Assensi, la veillée chez les beaux-parents qui précède Tameghra, la fête proprement dite, est tout simplement supprimée.Aggouss, la nuit de noces ou troisième jour de la fête aura lieu la première nuit de la fête. Le mariage est donc contracté en 24 heures. C’est plus rapide, plus pratique et surtout moins dispendieux. Après calculs faits, à quelques euros près, Samir aura réussi son mariage pour trois mille euros. Une prouesse par les temps qui courent.“L’essentiel, c’est la virginité” énonce sentencieux le vieux Mokrane. “Je sens que l’émigré ne respecte pas la coutume en la matière” avance péremptoire, Lahlou, l’ancien commerçant de fruits et légumes du Quatre-chemins de Pantin. “Les jeunes d’aujourd’hui n’accordent pas d’importance à cette histoire de sexe, ils sont émancipés, le nif ça les intéresse pas. Seul l’euro compte”, s’insurge Hadj Mokrane qui raconte une énième fois le cas de Mustapha qui garde ses enfants à Tazmalt alors que sa femme travaille en France !“Sidérant, rien ne peut plus arriver après ce stade”, clame Aissa-le-chauve.“C’est un scandale, les mariés se sont éclipsés par une porte dérobée. On ne saura jamais si elle était vierge” s’indigne Achour qui vient d’apprendre le départ des mariés vers leur chambre retenue à l’hôtel “Les Hammadites” sur la côte béjaouie.“‘Je n’accepterai jamais de donner ma sexualité en spectacle. Tout, sauf ça” fulmine Samir qui vient d’avoir une altercation avec son père. Ce dernier veut s’en tenir à la tradition en la matière.“C’est une honte !” répètent les vieilles tantes assoupies que la nouvelle du départ du couple a réveillées. “On se doutait un peu, avec ces filles de la ville, tout peut arriver.”La coutume aurait voulu que le marié sorte des tamis de friandises après avoir défloré sa campagne et quitte le domicile conjugal, avant l’aube. La consommation des noces doit être annoncée et les draps tachés de sang exposés fièrement sur un fil à linge !Les jeunes filles jubilent : “C’est un as ce Samir ! Il ne s’est pas laissé faire. Amina st géniale. C’est leur vie, ça ne regarde qu’eux. Il était temps que l’on bouscule ces archaismes barbares”, enthousiastes, elles reprennent la danse sur un air d’Oulahlou qui chante la “Fête de Louisa”. Il est quatre heures du matin, le couple d’émigrés s’attarde à contempler les étoiles, la voie lactée que les Kabyles désignent par “le voleur de paille” (Amakour-walim). “Même à l’heure de l’Internet, on glorifie encore les dieux de la virginité. L’hymen a la peau dure” dit Rosa, accrochée au bras de son mari que la réflexion a fait rire aux éclats.“En Egypte on pratique encore l’excision, chacun ses coutumes. Tu as vu, les jeunes ne se laissent plus faire. Ils s’aiment, c’est l’essentiel. L’intimité doit être un domaine sacré. C’est là où commence le respect de la personne humaine” rétorque l’ingénieur qui apprécie la tournure prise par la fête.

Rachid Oulebsir

Quitter la version mobile