Après avoir signé Le sang de mars, qui a connu un franc succès, couronné par le Premier Prix Bougie d’Or 2009, le deuxième roman de Tarik Djerroud était très attendu, et finalement, il arrive en ce mois de juillet caniculaire suite à de longs mois de mûrissement.
Gibran Khalil Gibran donne le ton en épigraphe : «Nous sommes comme des noix, nous devons êtres brisés pour être découverts» et l’entame du roman se veut des plus captivantes. «Entre nous, c’est fini !», annonce Olivia à son fiancé assis en face d’elle à l’heure du déjeuner, une annonce assassine, péremptoire, cruelle qui enclenche une sorte d’enquête interne, vaste randonnée dans les arcanes des «Moi» masculin et féminin. Le narrateur, Paolo, mécanicien de profession, est un jeune solitaire, abandonné par ses parents, la perte de sa grand-mère n’a fait qu’accentuer le malaise. Au moment le plus inattendu, il se trouve lancé sur les traces de sa fiancée silencieuse, ayant quitté son emploi sans préavis pour ne plus donner signe de vie. Porté par une écriture épurée, J’ai oublié de t’aimer offre l’impérative expérience humaine de se regarder dans la glace, à l’heure d’une épreuve cruciale, pour mieux distinguer les zones d’ombres des recoins éclairés au prix d’une impérieuse chevauchée où les souffrances s’entassent pêle-mêle. Souffrances accrues par un double dilemme ; sa fiancée qui le quitte et sa fiancée qui pleure sa propre décision. Illogique, est-on tenté de dire ! Mais pourquoi se comporte-t-elle ainsi ? Question désarçonnante pour le narrateur et passionnante pour le lecteur, rapidement plongé au cœur d’un suspense insoutenable, où l’on se perd dans une multitude de conjectures sans qu’aucune ne fasse vraiment long feu ! J’ai oublié de t’aimer se lit comme un thriller où il n’y a pas de policier ; c’est une introspection sans concession, foudroyante, souvent sagace et rarement stérile. Question de vie ou de mort, question qui mérite une réponse immédiate, juste et qui n’admet guère de demie mesure telle qu’elle nécessite un branle-bas de combat planétaire. Que faire quand la fiancée, l’âme sœur, est atteinte du sida à six mois du mariage ? Le souffle humaniste de l’auteur se ressent dans chaque page, et chaque chapitre constitue un chemin de vie ou une adresse qui mène inéluctablement vers les fondements de notre humanité là ou se brassent les meilleurs sentiments humains qui se dressent, avec sagesse et philosophie, comme de solides remparts face aux turpitudes de l’ego. La morale et la raison se trouvent sur un terrain propice pour offrir à l’humanité une meilleure approche du sida et de ses victimes, avec des éclairages incandescents qui conjurent la haine par la tolérance et le rejet par la compassion. Et par les interstices de l’espoir, l’avenir adopte les résonances des belles promesses. « Jadis, il y eut une pandémie qui avait ravagé bien des pestiférés. Avec le temps, la médecine l’a vaincue. De même, la pandémie du sida sera battue un jour ou l’autre. L’avenir est une aventure. Mais le propre de la vie, c’est l’espoir. Ou si tu préfères c‘est la vie elle-même. Tu sais Paolo, contre le sida : agir est nettement mieux que de réagir », écrit l’auteur de la bouche d’un docteur en médecine, chercheur ès sida. Sur le plan purement littéraire, J’ai oublié de t’aimer répond admirablement au moins à trois exigences ; l’agréable style, la virtuosité des verbes et le lyrisme des phrases se conjuguent pour en faire une sommité de prose comme un ruisseau alléchant et savamment épicé par de nombreux voltes faces (ou méandres) déroutants qui laissent le lecteur sur sa faim jusqu’à la dernière phrase qui boucle en larmes un roman qui a commencé avec autant de larmes. Cette écriture photographique (concept de Faulkner) sied également à l’adaptation cinématographique d’un roman ou l’utile le dispute à sa perspicacité. Aussi fort que Les souffrances du jeune Werther, de Goethe, aussi profond qu’Adolphe de Benjamin Constant, aussi bouleversant que Love Story d’Erich Segal, ce deuxième opus de Tarik Djerroud ne laisse guère indifférent ; la thématique continuerait à tarauder le lecteur bien après avoir achevé la lecture tant les questions bourdonneraient avec acuité et resteraient mémorables dans l’esprit de chacun, face à un sida qui n’arrive pas qu’aux autres.
S. B.
