Par Moumouh Icheboudène*
“… Cet homme de fer, ce brave homme, dont l’énergie et la colère n’ont pas été émoussées par l’adversité ni par les souffrances de toute nature, se jette dans la montagne, où, avec l’aide de son neveu El Bachir Abdoun, il organise une bande de partisans, dont il laisse la direction à son frère aîné Mohamed Abdoun, évadé pour la deuxième fois…”
Deux familles, rivales, se disputaient la présidence du douar d’Agraredj. La famille Achabo accuse la famille Abdoun, d’être derrière l’assassinat d’un des leurs, qui venait d’être élu président du douar.
Malgré les multiples témoignages qui viennent innocenter les accusés, le parquet de Tizi Ouzou arrête les Abdoun. Après une instruction erronée du procès, le parquet envoie les Abdoun devant la cour des assises d’Alger, qui les condamne à mort.
Les frères Abdoun ont sans cesse crié leur innocence. Mais, après le verdict et malgré les encouragements de leurs avocats, les supplications de leurs parents, ils refusent de se pourvoir en cassation : “Vous nous croyez coupables, exécutez votre sentence, disent-ils… Nous sommes entre les mains de Dieu.”
Sur rapport du parquet d’Alger, le prédisent de la République commua la peine de mort en peine de travaux forcés à perpétuité. Les deux frères s’évadent après leur envoi à Cayenne, puis, à la montagne d’argent en 1888 et reviennent en Kabylie.
Pourquoi le parquet d’Alger pria-t-il le chef de l’Etat de laisser la vie à ces deux condamnés, qui avaient refusé de se pourvoir en cassation et de signer leur recours en grâce ?
Parce que le parquet avait la certitude que les magistrats de son ressort avaient commis un énième égarement judiciaire : qu’ils avaient agi avec une grave légèreté en recevant les témoignages de la famille rivale et leurs alliés. Et faire abstraction des témoignages des caids, des présidents de douar, des notables de villages, qui tous présentaient les Abdoun comme une famille d’intègres, honnêtes et incapables d’une lâcheté d’un abject assassinat.
Chose jamais vue en Kabylie : les amis et les alliés ne furent pas les seuls à témoigner pour les Abdoun : des miséreux, des gens qui appartiennent à des çoffs partie ennemis, des mendiants, prirent, pieds nus, d’interminables voyages, descendirent de la montagne, émergèrent de la broussaille, surgirent des ravins, pour apporter leurs témoignages, vrai, désintéressé. Ce fut une incessante procession : pour épargner leurs marabouts vénérés, de mettre en liberté des innocents.
Le juge de paix d’Azazga, un magistrat soucieux de l’accomplissement de son devoir, en cherchant la vérité découvre et déjoue l’intrigue et envoya au procureur de la République d’Alger, le Corse Pompéï le rapport explicatif suivant :
“Les Abdoun et les Achabo étaient, avant 1883, les familles les plus puissantes de Beni Djenad Cherg (Est).
Les Achabo avaient El Bachir Ou Mazari, comme Amin et détenaient le pouvoir au village d’Agraredj résidence commune des deux familles. Par ses vexations, El Bachir Ou Mazari s’était attiré l’hostilité de ses administrés et de nombreuses plaintes furent portées contre lui à l’administration, notamment par les deux frères Abdoun.
A cette époque, Mohamed Sadik El Mazari ou Achabo était président des Beni Djenad. Lui aussi n’était pas aimé de ses concitoyens. Un nombre de ses administrés résolurent de se débarrasser de lui. Parmi lesquels ne figuraient pas les frères Abdoun. Ils se cotisèrent et payèrent Mohamed Ould Mahfoud et Ahmed Ben Mohamed Sadik Ou Amar. Ces deux autochtones s’acquittèrent consciencieusement de leur besogne. Mohamed Sadik El Mazari Ou Achabo est venu un jour afin d’être confronté devant l’Administration, avec les Abdoun, témoins dans une plainte portée contre lui, il fut tué en plein village d’Azeffoun. Il ne mourut pas sur le coup, et son frère, l’Amin d’Agraredj, qui arriva le premier auprès de lui, lui conseilla d’accuser ses ennemis, les frères Abdoun. Le mourant suivit le conseil. C’est ainsi que fut ouverte une information sur les deux frères Abdoun, accusés par les Achabo. Le cafétier Belkacem ou Moussa, chez lequel les inculpés se trouvaient au moment du crime, fut acheté à grand prix, et c’est à la suite de tous ces faits que les frères Abdoun furent condamnés à mort, le 24 février 1884.
Ces divers renseignements sont de notoriété publique, et il n’est pas un Kabyle du Djurdjura, qui ne soit persuadé de la parfaite innocence des Abdoun, dans le meurtre de Mohamed Sadik El Mazari ou Achabo”.
Le parquet général, bien que sûr de l’innocence des Abdoun, n’ose pas demander la révision du procès ; c’eût été une énième mauvaise note, ajoutée à tant d’autres et qui eût certainement retardé l’avancement de ses membres. Il n’osa pas, non plus, compléter…son erreur première par l’Assassinat légal des condamnés. Il demanda la communion de peine et l’obtint.
Au bagne de Cayenne, les deux Abdoun se firent souples, s’adaptent adroitement aux exigences de la situation, ils se montrèrent résignés. Une idée fixe les obsédait : s’évader, retourner en Kabylie, pour se venger des accusateurs, tuer les témoins achetés, supprimer les ennemis.
Malgré leur soumission apparente, ils furent envoyés par les Corses brutaux dans les marais pestilentiels qui avoisinent Cayenne. Un jour, Mohamed ou El Hadj Abdoun, le chef qui tient encore la forêt, avec une douzaine de ses partisans, s’enfuit avec dix de ses partisans. Poursuivis pas les soldats, quatre furent tués, trois autres moururent de faim, seuls trois purent arriver à la Guyane anglaise, où ils embarquèrent. Le vieux Abdoun, revenu en Kabylie, fut presqu’aussitôt repris, réexpédié au bagne d’où il échappa une nouvelle fois. Après la première évasion de son frère aîné Ahmed ou Essaîd ou Abdoun, fut transféré à la montagne d’argent par mesure disciplinaire où il passe deux atroces années. Un soir en regagnant sa paillote, un codétenu lui glissa dans l’oreille-“veux-tu fuir” ? Nous sommes cinq et nous avons confiance en toi… si tu acceptes, viens à minuit. S’il voulait fuir ? C’était son unique préoccupation, le tourment perpétuel, l’idée fixe. Ils naviguent au gré des flots, sans provisions ni eau douce, depuis déjà trois jours, le soir du dix-septième jour de pénibles efforts nautiques, ils aperçurent un bateau anglais. Le capitaine du bateau recueillit les naufragés et les conduits à Panama. Là Abdoun Essaïd se fait embarquer par un entrepreneur du canal en construction. Après dix-huit mois de sueur, il économise la somme nécessaire pour se rendre en Angleterre.
Il reste quelque temps à Londres, puis va à Manchester, où il est employé au percement d’un tunnel. Quelques mois plus tard, il s’embarque à Gibraltar. Il arrive au Maroc, séjourne à Tanger, faisant tous les métiers, portefaix, Kaouadji, marchand de tapis, économisant centime après centime, ce qui lui permet de traverser les provinces d’Oran et d’Alger sans attirer l’attention. Enfin, il arrive à Agraredj, cet homme de fer, ce brave homme, dont l’énergie et la colère n’ont pas été émoussé par l’adversité ni par les souffrances de toute nature, se jette dans la montagne, où avec l’aide son neveu El Bachir Abdoun, il organise une bande de partisans, dont il laisse la direction à son frère aîné Mohamed Abdoun, évadé pour la deuxième fois… Tel fut le récit lamentable que fit, à l’audience, cette malheureuse victime une malencontreuse… erreur judiciaire (?). Cet homme d’une sincérité absolue, vers lequel convergent toutes les sympathies. Essaïd ou Abdoun assume l’entière responsabilité de la mort de Mohamed Achabo. “Depuis mon retour de Cayenne, je leur avait fait savoir que je suis revenu pour me venger et je tenais à commencer par Mohamed qui avait recruté les deux faux témoins pour nous faire condamner mon frère et moi.”
M. I.*
écrivain
Documentation :
Le banditisme en Kabylie (E. violar).
– DBK