Écrivain algérien de langue française, Mouloud Feraoun était instituteur et engagé à ce titre dans les centres socio-éducatifs, structure d’alphabétisation et d’action sociale envers les plus défavorisés en Algérie. Il fut assassiné avec cinq de ses collègues par un commando de l’OAS le 15 mars 1962, soit quatre jours avant l’entrée en vigueur ducessez-le-feu. Près de quarante ans plus tard, cet assassinat oriente la réflexion vers une question d’actualité : comment un individu à l’identité plurielle peut-il vivre l’engrenage d’une guerre qui radicalise les positions à l’extrême et tend à forcer chacun à choisir irréductiblement son camp ?
LA QUESTION IDENTITAIRE
Mouloud Feraoun est né en Kabylie en 1913. Ses parents l’ont déclaré à l’état civil le 8 mars, mais il serait né en février. La colonisation marque dès sa naissance l’identité du futur écrivain, car le nom de famille, Feraoun, a été imposé par des officiers des Affaires indigènes chargés de donner un état civil aux populations kabyles après l’insurrection de 1871. Traditionnellement, sa famille porte le nom d’Aït Chabane. Ce sont des fellahs pauvres, qui ont eu huit enfants donc cinq seulement ont survécu. Mouloud Feraoun est leur troisième enfant et le premier fils. Depuis 1910, le père a pour habitude d’émigrer périodiquement en France pour subvenir aux besoins de sa famille et ce, jusqu’en 1928, date à laquelle il est victime d’un accident et vit d’une pension d’invalidité. Cette origine familiale, sociale et culturelle, est prépondérante pour Mouloud Feraoun qui intitule son premier roman autobiographique Le fils du pauvre et fait de la culture kabyle la principale composante de son identité : «Sachez que je suis instituteur « arabe », que j’ai toujours vécu au coeur du pays et depuis quatre ans au coeur du drame. Le mot « arabe » n’est d’ailleurs pas très exact. Pourquoi ne pas préciser après tout ?… Mettons que vous recevez aujourd’hui une lettre arabe d’un kabyle et vous aurez toutes les précisions désirables», écrit-il à Albert Camus en 1958. Il aurait pu ajouter, ce qu’il ne fait pas, que sa «lettre arabe d’un kabyle» est écrite en français.
Ce maniement du français par Mouloud Feraoun est le résultat de la deuxième période de sa vie, celle de sa scolarisation et de son acculturation. Il est en effet reçu au concours des bourses à l’entrée en 6e et quitte sa famille pour aller étudier au collège de Tizi-Ouzou. L’internat du collège étant trop cher, il loge à la mission Rolland, une mission protestante où les pensionnaires sont initiés à l’Évangile et au scoutisme. Mouloud Feraoun se décrit cependant dans Le fils du pauvre comme un adolescent studieux qui se consacre exclusivement à son travail scolaire, un travail fructueux puisqu’en 1932, à l’âge de 19 ans, il entre à l’École normale d’instituteurs de Bouzaréa, dans la banlieue d’Alger. Il y est le condisciple d’Emmanuel Roblès, futur écrivain lui aussi, en contact avec les milieux littéraires algérois et notamment Albert Camus. Cette période de scolarisation marquée par les premiers contacts avec la culture française trouve son aboutissement avec l’intégration de Mouloud Feraoun dans l’administration. Son acculturation est double du point de vue linguistique puisqu’il y apprend la langue française et que son style d’écriture, d’expression simple, porte l’empreinte de cette formation scolaire ; mais aussi du point de vue religieux, ses écrits témoignant d’une morale laïque acquise à l’école de la Troisième République. D’ailleurs, il loge dans une mission protestante et la religion n’apparaît pas dans ses écrits comme un élément fondateur de son identité. Socialement, cette période de scolarisation lui permet de connaître une promotion dont bénéficient peu d’Algériens. Il a d’ailleurs le sentiment d’avoir acquis un statut de privilégié comme il l’avoue à Albert Camus : «Il y avait parmi nous des privilégiés, ou des instituteurs, par exemple. Ils étaient satisfaits, respectés et enviés».
Après l’École normale, il est nommé dans sa région natale, puis se marie avec une de ses cousines dont il aura sept enfants. A la fin des années 1930, une fois son installation dans la vie accomplie, il entame la rédaction de son premier roman Le fils du pauvre. Mais l’écriture en est laborieuse car il ne l’achève qu’en 1948. À cette époque, il retrouve Emmanuel Roblès mais n’ose lui présenter son manuscrit et publie finalement son roman à compte d’auteur en 1950. Il connaît alors la consécration avec l’obtention du Prix littéraire de la ville d’Alger. C’est la première fois qu’un auteur non européen le reçoit. En 1954, ce roman est réédité au Seuil, où travaille Emmanuel Roblès, et devient un des livres les plus lus de la littérature maghrébine.
Le début des années 1950 ouvre une période d’ascension pour Mouloud Feraoun : en 1952, il devient directeur d’école élémentaire à Fort-National, commune dont il est élu conseiller municipal. Il publie trois ouvrages clans la foulée : en 1953, La terre et le sang (Le Seuil) qui reçoit le Prix populiste ; en 1954, Jours de Kabylie (Alger, Éditions du Braconnier) ; en 1957, Les chemins qui montent (Le Seuil). Cette même année, alors que la guerre fait rage, il est muté à Alger où il dirige l’école du Nador et c’est en 1960 qu’il intègre la structure des centres socio-éducatifs. C’est cet engagement qui provoque son assassinat le 15 mars 1962 par un commando de l’OAS, assassinat au cours duquel cinq de ses collègues trouvent également la mort : Max Marchand, Marcel Basset, Salah Ould Aoudia, Ali Hammoutène et Robert Aimard.
La difficulté à définir Mouloud Feraoun vient de la superposition des différentes phases de sa vie : né en Kabylie et attaché à cette terre, il connaît une promotion sociale grâce à la France, puissance coloniale, qui applaudit ses romans et meurt assassiné par l’OAS, hostile à l’indépendance algérienne. Il est donc lié à la fois à la Kabylie, à la France et à l’Algérie. De plus, sa biographie ne mentionne aucun engagement nationaliste et sa littérature est dénuée de tout caractère politique ou nationaliste, ses thèmes de prédilection restant la description de sa Kabylie natale et de ses habitants. Alors, qu’en est-il ? Mouloud Feraoun serait-il un écrivain dénué de toute préoccupation nationale ?
UNE LITTÉRATURE DE COMPLAISANCE ?
Son premier roman, Le fils du pauvre, est un récit autobiographique dans lequel il relate son enfance et son adolescence, le héros étant son anagramme, Menrad Fouroulou. Mouloud Feraoun y décrit successivement la Kabylie, son village, la maison familiale où il a grandi, sa famille et les événements familiaux, notamment le décès de sa grand-mère qui pose le problème de savoir quelle femme, de sa mère ou de sa tante, va désormais prendre la direction de la maisonnée. Les femmes ont une place importante dans le livre, en particulier ses tantes, ainsi que le travail de l’argile ou le tissage de la laine qu’elles réalisent. Il insiste bien sûr sur sa scolarité et, en contraste avec la misère de sa famille, il donne une leçon de morale aux jeunes lecteurs : le travail scolaire permet de réussir dans la vie. L’écriture du roman est très simple. En Allemagne, le livre reçut d’ailleurs le Prix du meilleur ouvrage pour la jeunesse.
Ses deux autres romans, La terre et le sang et Les chemins qui montent, content les déceptions des mariages mixtes. Dans le premier, Amer, émigré kabyle marié à une jeune métropolitaine, Marie, revient vivre dans son village avec sa jeune femme. Mais à la suite du décès d’Amer, Marie est contrainte de vivre recluse sous l’autorité de sa belle-mère. Le malheur poursuit le fils du couple, personnage principal du second livre, car il connaît une série de déboires, notamment amoureux, et finit par se suicider. Ces deux romans abordent des thèmes profondément douloureux : l’émigration, que Mouloud Feraoun a connue par son père, et la position difficile de l’individu porteur d’une double culture. Le retour d’Amer, l’émigré du premier roman, à son village natal est révélateur de l’attachement que Mouloud Feraoun porte à la terre tandis que le suicide du fils témoigne du pessimisme de l’auteur face à la guerre qui a éclaté en 1954.
Dans l’ensemble, ces romans dressent un tableau des mœurs villageoises et familiales kabyles, faites d’honneur, de rivalités, de conflits… Cet aspect est encore plus flagrant dans Jours de Kabylie, recueil de textes décrivant successivement le village, le marché la fontaine, la récolte des figues… Christiane Achour, établit une analogie entre ce recueil et Les lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet. Ce type de description brosse le portrait d’une société kabyle qui vit en dehors du temps, en dehors du système colonial, absent, suivant des traditions ancestrales, suivant un rythme naturel immuable que la colonisation n’a pas bouleversé. L’opposition avec d’autres écrivains algériens, tels Mohammed Dib, Kateb Yacine ou Mouloud Mammeri, est donc facile. Mohammed Dib, par exemple, dans La grande maison publié en 1952, décrit la vie d’un jeune Algérien très marqué par la colonisation, pour qui l’école, avec ses leçons de morale républicaine et patriotique, est un lieu tout à fait insolite. Kateb Yacine, lui, est un militant qui participe aux manifestations du 8 mai 1945, ce qui lui vaut d’être arrêté et exclu du lycée. Il est membre du PPA et travaille pour Alger Républicain. Dans son roman, Nedjma, publié en 1956, il relate, entre autres, le séjour en prison d’un jeune nationaliste, Lakdar. Quant à Mouloud Mammeri, il publie en 1965 L’opium et le bâton dans lequel il relate la guerre d’indépendance.
La littérature de Mouloud Feraoun serait-elle une littérature complaisante à l’égard du système colonial ? Elle pose le problème toujours douloureux de la place du français dans la culture algérienne et de la signification de son utilisation par des Algériens, suspectés de bienveillance envers le colonisateur. Sur ce point, Christiane Achour apporte une réponse clairement négative : l’utilisation de la langue française par les écrivains algériens n’est pas une soumission, une concession faite à l’occupant. Elle est le moyen d’instaurer un dialogue avec l’occupant et de lui répondre. Le miroir, premier ouvrage de ce type, a été écrit en 1833 par Hamdan Khodja qui avait souhaité une traduction en français pour plaider la cause des Algériens devant l’opinion publique métropolitaine. L’utilisation de la langue française peut donc être une «résistance de fait», selon les termes de Christiane Achour. Du point de vue thématique, la littérature de Mouloud Feraoun a le mérite de mettre en scène la société kabyle, la vie des colonisés, absents des écrits des auteurs européens ou caricaturés comme des berbères qui, «primitifs», vivraient dans «l’archaïsme». Pour Christiane Achour, la littérature de Mouloud Feraoun est une «littérature de la rectification et non de la remise en cause». Mouloud Feraoun insiste lui-même sur cet aspect dans un texte sur la littérature algérienne. Il y constate l’absence des Algériens dans les romans de ses amis, Albert Camus et Emmanuel Roblès, et conclut, à propos des écrivains algériens de langue française : «Notre position n’est pas si paradoxale qu’on le pense. En réalité nous ne nous trouvons pas « entre deux chaises » mais bel et bien sur la nôtre».
Faire de Mouloud Feraoun un écrivain dénué de toute préoccupation nationale est donc rapide. C’est nier la place prépondérante de son origine kabyle dans son identité et le sens de l’utilisation du français dans ses oeuvres. De plus, son journal montre que la guerre fait évoluer cet homme déchiré par la violence vers la cause de l’indépendance.
Par Sylvie Thénault
(A suivre…)
