Il y a huit ans, le 2 mai 2003, disparaissait Mohamed Dib, l’une des plus grandes figures de la littérature algérienne de langue française. Il meurt à Paris à l’âge de 83 ans après une carrière, une vie doit-on dire, consacrée entièrement à la littérature. Mohamed Dib est considéré comme le romancier le plus prolifique et le plus novateur en Algérie. Il s’est surtout imposé par ses deux trilogies : la première dénommée «Algérie », qui regroupe La Grande maison, L’Incendie et Le Métier à tisser ; la seconde, appelée la «trilogie nordique » regroupe Les Terrasses d’Orsol, Le Sommeil d’Ève et Neiges de marbre.
Pourtant, l’auteur a touché à tous les genres littéraires avec la même passion et le même bonheur : le théâtre, avec Les Fiancées du printemps(1963) et Mille hourras pour une gueuse(1979), le conte, avec Baba Fekrane(1959), L’Histoire du chat qui boude(1974), Salem et le sorcier(2000), L’Hippopotame qui se voulait vilain(2001), et les nouvelles : Au Café(1955) et Le Talisman(1966). D’autres textes ‘’inclassables’’ produits par l’auteur, tenant à la fois de la nouvelle, du conte et de la prose poétique parsèment les pages de certains revues littéraires.
Mohamed Dib est aussi un grand poète. Il n’a jamais cessé de composer des vers tout en donnant au reste de ses textes en prose des couleurs et des fragrances toutes poétiques. Nous revisitons ici quelques œuvres et strophes dibiennes par lesquelles il exalte l’amour de la vie, l’absurdité de l’existence, l’étrangeté des hommes ainsi que leurs pitoyables envies.
Sept recueils poétiques de Dib ont été publiés : Ombre gardienne(1961), Formulaires(1975), Omnéros(1975), Feu, beau feu(1979), ô vive(1985), L’Aube d’Ismaël(1997), L’enfant-jazz (1999) et Le cœur insulaire(2000).
Processions de mots et d’images
Le monde poétique de Mohamed Dib explore les labyrinthes les plus reculés de notre sensibilité en y envoyant des processions de mots nimbés par la magie du rythme et du de la mesure. Le texte de ‘’Feu, beau feu’’, caractérisé par une écriture brève et dense, se donne comme but primordial le flux simple et mesuré de paroles traduisant des situations ordinaires pleines de candeur et de modestie :
« S’asseoir
Comme un inconnu
Poser les mains
sur la table
du regard
simplement
demander asile
et permission
user du pain
et du feu
qu’on n’a pas faits
soi-même
Ramasser les miettes
A la fin
pour les porter
aux oiseaux
ne dire
qui l’on est
d’où l’on vient
ni pour quoi
réserver la parole
à autre chose
et mettre sa chaise
à la fenêtre »
Son premier recueil de poèmes, ‘’Ombre gardienne’’, publié en 1961 est préfacé par le grand poète français Louis Aragon qui écrit : «De la douleur naît le chant. D’abord étonné de soi-même. Puis on dirait que pour mieux se reconnaître, l’homme assure mieux dans sa main le miroir. Ayant comparé le monde et sa parole, s’il poursuit, sur cet instrument donné c’est comme au premier moment pour ne retrouver que ce qui est de sa gorge. Longtemps il écoutera mourir et écho des profondeurs.
Choisir…Est-ce qu’on choisit ce transfixement du cœur, ou ce mal qui vous fait les yeux fous ? Je ne sais vraiment si l’on chante pour s’apaiser, apaiser en soi quelque flamme. Mais pourquoi chanter ceci, et non cela ? C’est là l’interrogation terrible du poète devant lui-même, ce miroir intérieur ».
«Mais je chanterai à peine
Pour que ne se mêle guère
La peine à votre sommeil ;
Paix à vous, mères, épouses,
Le tyran buveur de sang
Dans vos vans sera poussière.
Je marche sur la montagne
Où le printemps qui arrive
Met des herbes odorantes ;
Vous toutes qui m’écoutez,
Quand l’aube s’attendrira
Je viendrai laver vos seuils.
Et je couvrirai de chants
Les ululements du temps’’
Le souffle évocateur de L’Ombre gardienne
Poésie aux formes pures, écrite dans une langue déliée, nous abreuvant de belles sonorités et d’images chatoyantes. Écrit en pleine guerre de libération, ‘’Ombre gardienne’’ porte aussi la voix de son pays d’origine et de ses hommes. ’’A cette heure des mutations profondes, des hommes ainsi trouvent en eux-mêmes les accents inattendus de la lumière extérieure’’, ajoute Aragon .
« Ce matin entrouvre ses bras
Dans la brume, la solitude
Et les quelques fleurs de la steppe.
(…)Je regarde ces terres rouges
Et pense : c’est peut-être tout
Ce qui me fait un cœur tenace.
Une voix s’élève soudain
Qui me répond dans la lumière
Infinie et toute tremblante :
‘’Au fil des saisons que les ans
Passent mais jeune je demeure
Jeune je renais, aussi jeune
Que ce jour trempé de rosée
Et tout froid encore. Aime-moi !’
Et le vent reprend : aime-moi… »
Chanter la terre natale, glorifier la glèbe nourricière, héler les monts et les vaux, susurrer amoureusement à l’air familier le bonheur d’être là entre les éléments de notre sublime et rebelle nature et au milieu des hommes humbles et laborieux de l’Algérie. Mohamed Dib a porté le pays dans son cœur et dans ses vers :
« Quand la nuit se brise,
Je porte ma tiédeur
Sur les monts acérés
Et me dévêts à la vue du matin
Comme celle qui s’est levée
Pour honorer la première eau ;
Étrange est mon pays où tant
De souffles se libèrent,
Les oliviers s’agitent
Alentour et moi je chante
(…)Moi qui parle, Algérie,
Peut-être ne suis-je
Que la plus banale de tes femmes
Mais ma voix ne s’arrêtera pas
De héler plaines et montagnes ; »
‘’A vrai dire, écrit Georges Pompidou dans son ‘’Anthologie de la poésie française’’ (Hachette, 1961), les vers ne sont qu’une des multiples expressions possibles de la poésie. Celle-ci est ou peut se trouver partout. Dans un roman comme dans un tableau, dans un paysage comme dans les êtres eux-mêmes, se manifeste parfois je ne sais quelle puissance de rêve, parfois encore une pénétration singulière, une sorte de plongée dans les profondeurs provoquant chez le lecteur ou le spectateur une joie mélancolique, une tristesse complaisante ou désespérée, ou encore une jubilation soudaine, qui sont quelques-uns des effets de la beauté poétique.’’
A propos de sa première œuvre poétique, M. Dib, dans un entretien à la revue ‘’Afrique Action’’ en date du 13 mars 1961, s’exprime ainsi : ‘’C’est mon premier recueil de vers, mais je suis essentiellement poète et c’est de la poésie que je suis venu au roman, non l’inverse. Mes premiers poèmes ont été publiés sporadiquement dans des revues et des journaux. J’en ai écrit des centaines. Mais il arrive un moment où la recherche poétique verbale aboutit à l’impasse, à force de vouloir donner à chaque mot une force particulière. Il faut donc, si l’on veut poursuivre l’œuvre créatrice, changer de domaine, nouvelle, roman(…) Ce thème principal (d’Ombre gardienne) qui donne sa couleur et son ton à l’ensemble est celui de l’exil. Essentiellement un exil intérieur, un peu comme ‘’L’Albatros’’ de Baudelaire’’.
Jacqueline Arnaud, en soumettant à l’analyse le recueil ‘’Omnéros’’, écrit :’’pour Mohamed Dib le poème n’est pas expression, mais exploration au moyen du langage. L’écriture ouvre un espace imaginaire, hors du réel, et donc ce qui est à dire n’a pas de nom : l’écriture ne peut être que périphrastique. Elle ouvre sur le mystère du sens (thème essentiel déjà dans ‘’Formulaires’’). Le poète ne peut que ramener des signes : il est écrit dans et par l’écriture, sans qu’on sache qui est le destinateur, ou le sujet. La seule évidence est la femme : elle est le lieu de la totalité et de la partie, du cosmique et de l’humain, du dicible et de l’indicible, matière de désir, objet de rêve, en qui- par qui- l’homme est rêvé. Dans le rêve, l’homme apprivoise son destin.
La quête de la Toison d’or
Une voix parle, qui fait remonter des profondeurs l’inceste, l’innocence. Cette parole vient des territoires de la femme, du fond du rêve de retour à l’origine, et elle est en même temps hors du rêve.
L’homme qui entre en écriture est sans repère, perdu. Dans les péripéties du désir le signe deviendra-t-il sens ? La quête du sens est pour le poète une quête de la Toison d’or. Certains abandonnent, d’autres attendent’’ (in revue Kalim, 1985).
« se reposer dans ces froncements
ces palpitantes levées de temps
ou tu fais tache de converger
vers les litanies du sommeil
capturer la source fertile
sous une moisson de cris
sous une moisson de cils la raison
propagée de tes gîtes d’air » (in Formulaires)
Les compositions de ‘’Formulaires’’ sortent déjà du moule conventionnel de la rime et de la métrique et rejoignent les préoccupations esthétiques modernes faites de surréalisme et de vision onirique. Sur ce plan, Dib semble faire évoluer sa poésie avec la même tendance novatrice que celle qu’il a conférée à son écriture romanesque en passant du réalisme de la première trilogie au mysticisme exploratoire de ses dernières productions. ‘’On peut reconnaître dans cette conception de la poésie des éléments rimbaldiens : la vraie vie, et surréalistes : l’importance accordée au rêve, la primauté de la femme liée au cosmos, l’idée aussi, moderne, d’une exploration, d’une quête de l’essentiel à travers le langage’’, note J. Arnaud. Poète d’une grande sensibilité enveloppée dans le halo d’un langage où le ludique et le fantastique se côtoient, Mohamed Dib a réussi à ouvrir de nouvelles voies à la poésie algérienne de langue française, même si, actuellement, le lectorat fait cruellement défaut. L’école algérienne n’a rien fait pour inculquer à ses enfants les valeurs esthétiques pouvant exalter l’émotion, la sensibilité le rêve et le sens de la condition humaine. À propos de langue d’écriture, Mohamed Dib semble montrer la même conscience lucide et sereine à la fois que, par exemple, Taos Amrouche et Mouloud Mammeri. Une dualité assumée y compris dans ses désagréments pour la dépasser par un travail de création, par une esthétique particulière qui doit ‘’faire sonner les deux idiomes en sympathie’’, selon la belle expression de Dib.
Amar Naït Messaoud