Dans le système universitaire algérien, ce sont les sciences humaines et sociales qui souffrent le plus de réceptivité et d’assimilation de la part des étudiants. Non seulement les disciplines y afférentes ne donnent pas lieu à des débouchés clairement identifiés, du moins dans l’étape actuels du développement du pays, mais aussi le niveau des prestations au niveau de l’université demeure l’un des plus médiocre conquérant les disciplines des sciences humaines et sociales. Formateur de la citoyenneté dans toutes ses dimensions, ce faisceau de disciplines englobant l’anthropologie/ethnologie, la sociologie, l’histoire, la littérature, l’économie,…etc. est l’un des moins considérés aussi bien par les élèves que par leurs professeurs.
Pourtant, dans la phase actuelle de son développement, l’Algérie a besoin des sociologues, des anthropologues, des traducteurs, des hommes de lettres, comme elle a aussi besoin des hommes de sciences versés dans les nouvelles technologies.
Il y a trois ans, le président Bouteflika a émis une ‘’opinion’’ à l’université de Tlemen selon laquelle les sciences exactes sont l’avenir du pays tandis que les sciences humaines seraient peut-être une ‘’coquetterie intellectuelle’’ pour quelques ‘’attardés’’ ou nostalgiques.
L’intellectuel marocain Abdessalem Cheddadi, présent l’année passée au Salon du livre d’Alger, n’a pas manqué de désigner du doigt les obstacles et les retards qui obèrent encore la réflexion dans le monde arabo-musulman. Dans la foulée de ses explications, il prendra l’exemple même de la langue arabe que ses prétendus promoteurs n’arrivent pas à placer au diapason des défis qui se posent aux peuples de l’aire culturelle arabo-musulmane. Lui, le traducteur de Kitab El Ibar du penseur Ibn Khaldoun, ne cesse d’appeler à la modernisation de l’outil linguistique, particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales de façon à pouvoir appréhender dans toute leur profondeur l’ensemble des concepts sur lesquels sont bâties ces disciplines. Dans le vaste champ de la connaissance des sciences humaines et sociales, A.Cheddadi pense que les auteurs et les chercheurs arabes et maghrébins sont encore au stade de l ‘’enfance’’. Cela suppose, soutient-il, que tout travail mené dans ce domaine est sujet à critique.
Dans sa traduction des extraits de Kitab El Ibar (éditions Sindbad- Paris1986), il écrit en préambule : « Depuis déjà fort longtemps, et sans doute avec un peu moins de conviction aujourd’hui, court cette pensée : puisque jusqu’ici l’histoire a été écrite du point de vue de l’Occident, puisqu’il est aujourd’hui admis que toute société passée et présente, produit un discours où se maintient sa présence à elle-même, qu’elle s’arroge le droit de se dire et de dire l’homme, pourquoi ne pas lui opposer une autre histoire, une histoire des autres par les autres ? Et le târîkh, traduction de l’histoire dans le langage de l’autre, ne serait-il pas le mieux placé pour remplir pareil office ? Cependant, on se rend assez vite compte que ce genre de projet n’est pas une simple question de désir et de volonté ; il suppose que le langage où les sociétés se disent soit directement transparent de l’une à l’autre ; il suppose aussi que soyons ouverts et libres de tout préjugé vis-à-vis des manières et des procédés toujours originaux dont chaque société use pour découper, classer, penser, exprimer les divers aspects des réalités de son monde-et du Monde-que nous ayons le capacité la culture et la patience nécessaires pour écouter ses voix.
L’histoire et l’anthropologie modernes ont largement montré que ces suppositions sont malheureusement- mais aussi, heureusement- mal fondées. Les diverses cultures sont justement construites sur l’affirmation des différences et des limites, et celles-ci s’expriment peut-être le plus profondément dans le langage de façon générale, et dans ces langages particuliers que sont les diverses manifestations de la culture que nous classons dans les rubriques de l’Art, de la Littérature ou de la Science. Il n’est pas donné de lire à livre ouvert, de comprendre, d’admettre une histoire des autres par les autres ».
Loin des fertiles réflexions
À l’échelle de l’aire géographique et culturelle du Maghreb, de grands travaux ont été menés dans le domaine des sciences sociales et humaines pour traduire le regard des Maghrébins aussi bien de leur propre culture que de la culture des autres : Mouloud Mammeri, Mohamed Arkoun, Mostefa Lacheraf, Abdelmadjid Meziane en Algérie ; Abdallah Laroui, Mohamed Aziz Lahbabi, El Djabiri, El Mandjara au Maroc ; Tahar El Haddad, Hicham Djaït Moncef Chelli en Tunisie.
En écrivant, par exemple, Algérie, Nation et société en 1965, Mostefa Lacheraf s’efforcera de démontrer la permanence et la continuité de l’Algérie à travers l’histoire en tant qu’entité autonome qui se distingue aussi bien des amalgames ‘’orientalisants’’ que des tentatives d’assimilation colonialiste. Au sein d’une maghrébinité aux contours dessinés depuis la plus haute antiquité l’Algérie, à travers ses différentes phases historiques, constitue un continuum alimenté par des brassages aboutissant à la formation d’une personnalité propre qui n’est ni orientale ni occidentale.
Dans l’état actuel de l’enseignement des sciences sociales et humaines en Algérie, il est difficile de trouver un terrain de fertile réflexion auprès des étudiants où l’on assisterait par exemple à une sorte d’émulation dans la production d’articles ou de menues recherches. La lecture elle-même est réduite en peau de chagrin. Les noms des chercheurs algériens ou maghrébins dans ce domaine ne sont pas connus de tous les étudiants.
Il est vrai que l’enseignement des sciences sociales a subi le sort commun à l’ensemble des disciplines situées hors des secteurs dits techniques (sciences exactes, médecine). Depuis le collège- où les matières (histoire, géographie, éducation civique, langues) censées préparer l’élève à la connaissance des sciences humaines et l’armer sur le plan de la culture générale pour assumer son futur statut de citoyen- jusqu’aux facultés, l’axe qui fonde les éléments des sciences humaines et sociales est, le moins que l’on puisse dire, sous-estimé et ravalé au rang de ‘’bavardage’’ ou d’inutile péroraison.
Les matières enseignées au collège et au lycée n’ont jamais permis l’accumulation d’un background culturel qui aurait permis à l’étudiant à l’université d’aborder avec assurance les modules plus élaborés qu’on lui présente. Sur ce plan, le seul regard jeté sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie nous renseigne amplement sur le désastre pédagogique provoqué dans les sciences humaines. En effet, comment pourra-t-on aborder les thèmes de la division internationale du travail, la genèse, les mécanismes et l’évolution des conflits sociaux, les rapports entre la croissance et le développement, la mobilité sociale, les flux migratoires, le chômage, le produit intérieur brut,…lorsque, pendant toute sa scolarité l’élève n’a eu droit qu’à du ‘’par-coeurisme’’ consacré comme mode d’enseignement de matières aussi précieuses que la géographie et l’histoire ?
En tant que matières participant à la préparation des cadres de la nation pour prendre en charge, demain, les questions économiques et sociales du pays, et en tant que domaine faisant partie de la culture de la citoyenneté et de la formation des élites, ces matières ont été à dessein, dévalorisées par les décideurs des pays arabes. C’est, en quelque sorte une conséquence logique- voire même un axe fondamental- du travail de soumission des peuples à la volonté des princes, travail qui exige l’anéantissement de toute pensée critique et de réflexion citoyenne.
Le sociologue Laddi Lahouari, dans une contribution au Soir d’Algérie du 28 novembre 2010 écrit à ce sujet : « Les sciences sociales ne se sont pas développées en Algérie malgré la création de nombreuses universités et l’accroissement du nombre des enseignants et des étudiants depuis l’indépendance (…) La première cause est la volonté de l’administration de marginaliser et dévaloriser les sciences sociales, cherchant à promouvoir et encourager une sociologie militante et apologétique produite par des intellectuels organiques dont la tâche est de construire des discours idéologiques justifiant ou occultant les mécanismes de domination politique ».
Pourquoi la sécheresse intellectuelle ?
Sous le règne du parti unique, la soumission des sciences sociales à l’ordre politique du parti avait entraîné une véritable sécheresse intellectuelle. Laddi Lahouari ajoute : « Mais l’administration, s’accommodant de cette aridité universitaire, se souciait tout de même de décourager toute tendance féconde, tout frémissement annonciateur. À cette fin, étaient nommés, à la tête de du ministère de l’Enseignement supérieur et des universités des enseignants de sciences dures ou parmi les médecins, pharmaciens, dentistes,…qui véhiculaient des préjugés défavorables à l’endroit des sciences humaines considérées comme du bavardage inutile dans un pays qui se construit ».
Des analystes du système éducatif algérien et d’autres intellectuels ont vu dans l’arabisation précipitées des sciences humaines et sociales une volonté de les dévaloriser et de neutraliser leur versant critique.
L’islamologue algérien Mohamed Arkoun, disparu le 14 septembre 2010, constate que « l’arabisation qui a été très poussée par exemple en Algérie. Elle a abouti à une coupure de nos étudiants par rapport à toutes les publications qui se font dans les langues européennes. Si un étudiant algérien veut s’informer sur l’état actuel de l’anthropologie, il doit connaître l’anglais, le français, l’allemand, éventuellement l’italien et l’espagnol, parce que dans la bibliothèque en langue arabe, il n’y a rien à cet égard » (El Watan du 18 novembre 1992). Il ajoute aussi : « la politique de l’escamotage des cadres sociaux de la connaissance qui soutiendraient les œuvres de la pensée critique a favorisé en Algérie et ailleurs dans le monde musulman ce que j’ai appelé depuis longtemps l’ignorance institutionnalisée ».
L’exemple de Mammeri : un amusnaw hors pair
Au regard de l’ampleur du travail accompli par Mouloud Mammeri, une tâche titanesque qui s’est étendue sur plus d’un demi-siècle de labeur, au regard aussi de la profondeur intellectuelle de son œuvre et, surtout, face au projet qu’il incarnait- à savoir la réhabilitation de tout un pan de la civilisation de l’Afrique du Nord en la lançant sur la trajectoire de la modernité-, les analystes et tous ceux qui se sont penchés sur l’auteur de ‘’La Colline oubliée’’ ne savent par quel côté présenter l’homme à la polyvalence accomplie et au destin confondu avec son peuple. Ethnologue ? sociologue ? linguiste ? anthropologue ? Il est sans doute tout cela à la fois tout en sachant que, chez beaucoup de gens, il demeure l’auteur de La Colline oubliée, c’est-à-dire un romancier et un homme de lettres.
Un ami, pour schématiser un peu et se donner du même coup un bréviaire de la quintessence de la pensée de Mouloud Mammeri, nous avoue avoir choisi un texte court et une déclaration concise et prophétique de notre intellectuel pour en faire un missel de chevet. La Lettre à Mohand Azouaou sur la connaissance qui introduit Poèmes kabyles anciens et les derniers mots que l’auteur a prononcés dans le corps de l’entretien avec Tahar Djaout en 1987 : « Quel que soit le point de la course où le terme m’atteindra, je partirai avec la certitude chevillée que, quels que soient les obstacles que l’histoire lui apportera, c’est dans le sens de la libération que mon peuple (et avec lui les autres) ira. L’ignorance, les préjugés, l’inculture peuvent, un instant, entraver ce libre mouvement, mais il est sûr que le jour inévitablement viendra où l’on distinguera la vérité de ses faux-semblants. Tout les reste est littérature ».
Concernant La Lettre à Mohand Azouaou, notre ami se sert du texte original en kabyle et d’une traduction en français réalisée par M.O. Medjber (in ABC Amazigh n°39). Des passages- pleins de vérité de vie, de sagesse et d’élan qui transcende le futile et le conjoncturel- le mettent dans une indicible extase, comme par exemple : « Ne vous laissez pas leurrer, impressionner. Ne soyez pas de ceux qui vivent de chimères, de mirages, d’artifices, de tape-à-l’œil ; de ceux qui prennent des vessies pour des lanternes ; de ceux qui croient que tout ce brille est or et qui préfèrent le vernis, aussi éclatant soit-il, au soleil brûlant ou à l’or caché sous une chape de poussière ».
En effet, l’envergure de l’homme dont nous commémorons régulièrement la mort déroute par son ampleur, son étoffe et son ‘’ubiquité’’. Il a intervenu pratiquement dans tous les domaines des lettres et des sciences humaines, investissant des disciplines qu’il sait faire converger vers le noble idéal de la réhabilitation de la culture berbère de façon à ne la vivre plus comme un simple et exotique patrimoine de pacotille mais comme un instrument et un souffle puissants immergés dans la vie d’aujourd’hui. Une culture qui joint l’authenticité la plus harmonieuse à la modernité la plus impliquée dans la vie des gens.
Les rédacteurs du Dictionnaire biographique de la Kabylie (Edisud, 2001) proposent la biographie et l’analyse des œuvres de Mouloud Mammeri par grilles de lectures ou domaines d’intervention, tellement la tâche n’est guère aisée de cerner, dans un même texte, la grandeur de l’anthropologue et du linguiste, l’engagement du militant et la profondeur de l’écrivain. Les auteurs se sont enfin résolus à présenter Mammeri le berbérisant, le directeur du CRAPE, l’écrivain, l’anthropologue et le linguiste sur des fichiers séparés. Salem Chaker et Rachid Bellil expliquent la démarche choisie en disant que Mammeri est un personnage central dans la (re) construction de l’identité berbère de la Kabylie eu 20e siècle.
Le sociologue Pierre Bourdieu, mort en janvier 2001, disait de Mammeri : « Comme ceux qui ont réalisé en l’espace d’une vie, l’extraordinaire passage d’une culture à une autre, du village de forgerons berbères au sommet de l’enseignement à la française, Mouloud Mammeri était un être dédoublé divisé contre lui-même, qui aurait pu, comme tant d’autres, gérer tant bien que mal sa contradiction dans le double jeu et le mensonge à soi-même. En fait, toute sa vie aura été une sorte de voyage initiatique qui, tel celui d’Ulysse, reconduit par de longs détours au monde natal au terme d’une longue recherche de la réconciliation avec soi-même, c’est-à-dire avec les origines ; un difficile travail d’anamnèse qui, commencé avec son premier roman, La Colline oubliée, mènent aux derniers travaux consacrés aux pètes et aux poèmes berbères anciens, ces chefs-d’œuvre qu’il avait patiemment recueillis, transcrits et traduits (…) Héritier d’une longue lignée de poètes, il se fait porte-parole de toute une civilisation aujourd’hui menacée de disparition. En se retrouvant, il retrouve son peuple ».
Une entreprise aux dimensions de l’histoire
En mobilisant les mots, ajoute Bourdieu, il mobilise son peule. Les travaux de recherche en ethnologie et en linguistique concernant le monde berbère réalisés antérieurement à Mammeri par des Français ou des Algériens ont été judicieusement exploités par lui ; mais, il a su les dépasser par la rigueur scientifique par laquelle il les a conduits et par le prolongement pratique qu’il leur a donné dans le projet de réhabilitation de la culture berbère. Pour Mammeri, une recherche ne doit pas être une tour d’ivoire ou une entreprise de quête du ‘’sexe des anges’’. Elle est censée aboutir à un projet réel, palpable auquel il importe de donner les moyens juridiques et administratifs pour le concrétiser. Il en est ainsi de Tajarrumt (manuel de grammaire berbère élaboré par Mammeri). Pour cela, et dans le cadre de ses recherche en linguistique et en anthropologie culturelle, il a essayé de retrouver les profondeurs de la culture commune, le ‘’tronc commune’’ en quelque sorte, ayant caractérisé le monde berbère ancien avec ses différentes ramifications actuelles pour pouvoir se projeter dans un futur de (re) construction identitaire en harmonie avec les données actuelles de la société.
Tous les travaux de Mammeri, particulièrement après l’Indépendance, sont réalisés et présentés au public dans un climat d’adversité générale dû aux négateurs de la culture berbère. Que ce soit des publications (romans, anthologies poétique kabyles, grammaire berbère,…) ou des conférence, l’interdit l’a poursuivi jusqu’à l’ ‘’ouverture démocratique’’ de 1989. « Au moment des plus belles récoltes, quand ses idées ont trouvé enfin droit de cité il nous quitte comme il s’était imposé par effraction », écrivait l’avocat Miloud Brahimi dans Révolution africaine du 10 mars 1989. N’est-ce pas l’une de ses conférences programmée à l’Université de Tizi Ouzou, annulée par la suite par le wali en mars 1980 qui fut l’origine directe des historiques manifestations d’avril 1980 ? El Moudjahid de l’époque le diffama et le traîna dans la fange dans un brûlot intitulé ‘’Les donneurs de leçons’’. La réponse de Mammeri, pleine de sérénité et de pondération, n’a pas eu le droit à la publication.
Impliqué totalement dans le destin de son peuple par la parole, la militance, l’écrit, la recherche, Mouloud Mammeri demeure un personnage exceptionnel dont l’œuvre littéraire, ethnologique et anthropologique doit être décryptée, analysée et vulgarisée pour faire tendre les efforts des nouvelles générations vers l’objectif essentiel et sacré que visait notre savant : la réhabilitation, la promotion et la modernisation de la langue et de la culture berbères.
« Je considère que le destin, la vocation de l’homme est justement d’être désaliéné d’être celui qui se propose un projet et tend à le réaliser. Ce projet est évidemment celui qui tend vers le mieux. Une véritable authenticité est une authenticité qui se renouvelle chaque fois. C’est une authenticité qui vit avec le siècle. On ne peut pas arrêter une culture. Une culture arrêtée est une culture morte. Au contraire, ce qu’on peut reprocher justement au folklore, c’est de donner d’une culture une image non seulement frelatée, mais aussi arrêtée. En ce sens, il est stérile », déclare Mouloud Mammeri trois mois avant sa mort dans une interview à Algérie-Actualités du 13 novembre 1988.
Amar Naït Messaoud
iguerifri@yahoo.f