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«La double vacation est une faillite intersectorielle»

AHMED TESSA, pédagogue et cadre de l’Éducation à la retraite

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Ahmed Tessa est pédagogue et ancien normalien ayant longtemps travaillé sur les thèmes de la pédagogie et de l’éthique scolaire. Ancien cadre du ministère de l’Éducation nationale, il compte dans sa bibliothèque plusieurs ouvrages qu’il a édités. Il s’agit, entre autres, du «Bouquet numérique de la scolarité». En 2014, il édite «Pour une éthique éducative au service des élèves», puis «L’impossible éradication : l’enseignement du français en Algérie», sorti en 2015. Dans cet entretien, le pédagogue revient sur les origines et raisons ayant amené les responsables de l’Éducation à instaurer un système qui pénalise l’écolier et ses parents.

La Dépêche de Kabylie : La double vacation pose d’énormes problèmes aux parents. Pouvez-vous nous expliquer l’origine et les raisons qui ont amené les responsables de l’Éducation à instaurer ce système ?
Ahmed Tessa
: Les raisons sont simples. Quant à la raison principale, elle a trait à l’impossibilité de construire en temps réel des infrastructures scolaires, en fonction des besoins réels du secteur qui sont en croissance continue à cause, notamment, de la démographie galopante. Un taux de natalité qui défie toute raison et annihile toute planification. Ces constructions sont du ressort des collectivités locales (APC pour le primaire et wilaya pour les collèges et lycées). Des collectivités qui connaissent des difficultés parfois énormes pour trouver les entreprises performantes qui respectent les délais de réalisation. Aussi, on ne peut passer sous silence les tracasseries administratives que connaissent ces entreprises. D’autres raisons existent également.

Par exemple, la mauvaise planification des besoins qui, souvent, est biaisée par l’imprévu des mouvements massifs de population (exode, recasement, relogement…). Cela est surtout visible dans les grandes villes. En tout état de cause, la double vacation existe depuis la première rentrée scolaire de l’Algérie indépendante. Étant chronique et persistante, elle est considérée comme un révélateur de la faillite intersectorielle des politiques menées jusque-là par les gouvernements qui se sont succédé.

Les parents en souffrent à tel point qu’ils sont dans l’impossibilité d’aller au travail…
Bien sûr que la double vacation pose problème, pas seulement aux parents mais aussi aux enfants. Ces derniers voient leurs habitudes quotidiennes chamboulées. Leur classe est sensée être l’un des éléments de leur identité collective. Chaque élève y a ses repères : sa table, sa chaise, etc. Or, il se voit dans l’obligation de les partager avec un autre élève. Le professeur aussi est contrarié par ce partage. Tout le monde est perturbé. Concernant le fait de faire sortir les élèves dans l’intermède matinée/après-midi dans les écoles sans double vacation, il s’agit là d’une décision gravissime prise par les directeurs d’école.

La réglementation est stricte : dès l’entrée le matin à l’école, l’enfant est sous la responsabilité de l’institution scolaire jusqu’à la fin de l’horaire officiel de la journée. Il appartient donc à l’équipe pédagogique de s’organiser pour occuper sainement les élèves pendant cet intermède. Des activités récréatives peuvent être organisées et elles sont très appréciées par les enfants. Aucun argument n’est recevable pour justifier une entorse à cette réglementation. Lâcher les élèves dans la nature pendant une heure de temps a des conséquences nocives surtout dans les grandes villes. Maintenant, il y a lieu de donner à l’équipe pédagogique les moyens d’organiser cette prise en charge : les former aux activités récréatives périscolaires, (bien lire périscolaires svp), recruter des éducateurs spécialisés pour cela, et ce dans le cadre des emplois de jeunes, recruter des universitaires en chômage et les former en conséquence, rendre opérationnelles les cantines. L’essentiel est que l’enfant soit occupé sainement. En tout état de cause, il appartient aux parents de s’organiser collectivement pour peser dans la gestion des établissements scolaires dans le respect de la réglementation bien entendu. Venir en aide s’il le faut, aux efforts de l’équipe pédagogique, participer aux activités périscolaires. Ici, les retraités peuvent jouer un rôle cardinal, s’associer à l’entretien et l’embellissement de l’établissement… Là encore, il faut revoir les textes régissant le fonctionnement des écoles.

Sur un autre chapitre, les changements apportés chaque année aux contenus des livres empêchent les élèves de les passer à d’autres pour aider les familles financièrement. Pourquoi, selon vous ?
L’intention est bonne quand elle contribue à améliorer les contenus des manuels et corriger les précédents. Mais ces changements doivent être l’aboutissement d’une évaluation d’impact sur les apprentissages. Une évaluation scientifiquement réfléchie et gérée de façon à traquer les imperfections d’ordre méthodologique du manuel, pas seulement au niveau des erreurs de frappe, appelées coquilles, ou concernant les concepts, ce qui est grave. Ce type d’évaluation d’un manuel possède ses critères, ses normes. Il faut les connaître. Une autre façon d’agir a eu des conséquences nuisibles sur la qualité de ces manuels : la précipitation avec laquelle ils sont élaborés.

Le ministère est toujours sous pression pour régler des problèmes de gestions matérielle et organisationnelle : grèves, surcharge, délabrement des écoles, cantines … Cela se fait au détriment d’une saine gestion pédagogique. Pas le temps de bien évaluer les mesures prises pour améliorer les apprentissages, telles les méthodes et programmes d’enseignement, les manuels, la formation ! Toujours concernant les manuels, ici aussi, et à cause du toujours pressé, en Algérie, nous avons la fâcheuse habitude de ne pas respecter la norme qui sont le temps et le processus qui conditionne la qualité d’un manuel scolaire. Cette norme exige une période de 12 à 14 mois pour l’élaboration d’un manuel, entre l’idée de départ et la mise en circulation. Le processus est le suivant : la conception intellectuelle, la conception typographique, l’évaluation à petite échelle, les correctifs, la validation, l’impression et la diffusion.

Entretien réalisé par A. N.

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