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50e anniversaire de l’assassinat de Mouloud Feraoun: legs et présence : L’homme et l’auteur par-delà le roman

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Cela fait maintenant un demi-siècle que Mouloud Feraoun est tombé sous les balles assassines de l’Organisation de l’armée secrète (OAS). Ce fut le 15 mars 1962, soit quatre jour avant l’entrée en vigueur du cessez-le-feu qui allait mettre fin à plus de sept ans d’une guerre atroce.

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En se faisant un point d’honneur de commémorer régulièrement la disparition tragique de cet écrivain humaniste kabyle, notre journal a eu l’occasion de revenir ainsi sur sa vie, ses écrits littéraires, particulièrement les romans, et l’actualité relative à l’héritage feraounien (traduction en kabyle de ses œuvres, film biographique sur l’auteur, séminaires et journées d’études sur sa vie et son œuvre,…). A l’occasion de ce 50e anniversaire de la disparition de l’auteur du Fils du pauvre, nous proposons au lecteur un retour sur certains écrits et dits de Feraoun qui ne font pas partie de la fiction romanesque. Une partie de ces écrits constitue un segment intime de la création de l’écrivain du fait qu’il a été fixé dans les livres (comme Le Journal et Lettres à ses amis) ; d’autres obéissent sans doute à la tradition qui invite les écrivains à s’exprimer dans la presse, soit par le canal d’entretiens classiques (questions-réponses), soit par la moyen d’articles publiés dans les journaux et dont certains finissent pas être fixés dans un livre sous forme de recueil. Victor Hugo avec ses ‘’Choses vues’’, Le ‘’Journal’’ des Goncourt et celui de Jules Renard, sont des exemples d’un genre qui a fait florès dans l’histoire littéraire occidentale. De même, l’art épistolaire a connu de belles années de gloire aussi bien en Occident que dans d’autres contrées du monde. Ces deux moyens d’expression- journal et échanges de lettres- n’ont pas été abordés par Mouloud Feraoun d’une façon, disons, ‘’préméditée’’. Il n’avait pas l’intention de faire une carrière d’écrivain en réalisant un journal ou en écrivant du courrier à des amis ou des proches. L’on peut dire que la chose s’est presque imposée à lui, d’abord par les événements rapides et cruels qui le poussaient à remplir des feuilles dont il ne voyait pas tout de suite le destin, ensuite par l’insistance imparable de ses amis, à la tête desquels on retrouve Emmanuel Roblès, pour mettre au propres ses écrits et les envoyer à l’édition. La réticence de Feraoun n’est pas due à un manque d’ambition littéraire, mais, on serait tenté de penser que l’auteur du Fils du Pauvre a amplement trouvé sa voie dans le genre romanesque qui, manifestement, le comble par les éloges qui lui furent adressés par la critique littéraire et par les prix qu’il reçut à l’occasion de la publication de certains de ses ouvrages. Nonobstant cette façon de voir, Feraoun a réussi magistralement deux documents importants en écrivant Le Journal et Lettres à ses amis. Le premier ouvrage cité est le rassemblement des notes presque quotidiennes qu’il entreprit le premier novembre 1955 à 18h 30 (soit une année après le début de la guerre de Libération) et qui se termineront brusquement le 14 mars 1962, la veille de son assassinat.

Les journées du Journal

Dans la réédition du Journal en 1998 aux éditions ENAG de Réghaïa, Christiane Achour Chaulet écrit dans sa présentation : ‘’S’il est un texte de Mouloud Feraoun bien délicat à présenter, c’est bien celui du Journal. Texte vivant, écrit par bribes, par fragments, non remanié dans une structure de fiction qui construirait une cohérence, il heurte et bouscule ceux qui le lisent. Seul l’événement central est unificateur : c’est un journal sur la guerre, tout le reste passe au second plan (…) C’est une œuvre écrite sur le vif et qui tranche dans le vif. Le discours autobiographique qui, jusque-là était voilé biaisé se donne à lire ‘’en direct’’, pourrait-on dire. ‘’Le Journal, ajoute-elle, est le texte d’un homme qui observe, meurtri et écartelé son pays livré à la violence’’. Feraoun écrit lui-même qu’il est’’ un observateur attentif qui souffre toute la souffrance des hommes et cherche à voir clair dans un monde où la cruauté dispute la première place à la bêtise’’ (6 janvier 1957).’’Un peuple habitué à recevoir les coups, qui continue d’encaisser mais qui est las, las, au bord du désespoir (…) Il fait pitié le peuple de chez nous et j’ai honte de ma quiétude’’ (9 septembre 1956)’’ ; et Christiane Achour note que ‘’l’on est bien loin de l’image positive d’une littérature de propagande ou d’autres récits de vie d’acteurs de la lutte, d’un peuple en lutte par conviction et nécessité historique. Dans une page écrite le 12 janvier 1957, Feraoun fait une lecture du journal clandestin El Moudjahid publié par le FLN : « J’ai pu lire d’un bout à l’autre le numéro spécial du Moudjahid. J’ai été navré d’y retrouver pompeusement idiot, le style d’un certain hebdomadaire régional. Il y a dans ces trente pages beaucoup de foi et de désintéressement mais aussi beaucoup de démagogie, de prétention, un peu de naïveté et d’inquiétude. Si c’est là la crème du FLN, je ne me fait pas d’illusions, ils tireront les marrons du feu pour quelques gros bourgeois, quelques gros politiciens tapis mystérieusement dans leur courageux mutisme et qui attendent l’heure de la curée. Pauvres montagnards, pauvres étudiants, pauvres jeunes gens, vos ennemis de demains seront pires que ceux d’hier’’. Le 14 mars, veille de son assassinat, Feraoun écrit la page qui sera la dernière de son Journal et de sa vie : « A Alger, c’est la terreur. Les gens circulent tout de même et ceux qui doivent gagner leur vie ou tout simplement faire leurs commissions sont obligés de sortir et sortent sans trop savoir s’ils vont revenir ou tomber dans la rue. Nous en sommes tous là les courageux et les lâches, au point que l’on se demande sous tous ces qualificatifs existent vraiment ou si ce ne sont pas des illusions sans véritable réalité. Non, on ne distingue plus les courageux des lâches. A moins que nous soyons tous, à force de vivre dans la peur, devenus insensibles et inconscients. Bien sûr, je ne veux pas mourir et je ne veux absolument pas que mes enfants meurent, mais je ne prends aucune précaution particulière en dehors de celles qui, depuis une quinzaine sont devenues des habitudes : limitation des sorties, courses pour acheter en ‘’gros’’, suppression des visites aux amis. Mais, chaque fois que l’un d’entre nous sort, il décrit au retour un attentat ou signale une victime ». L’édition du Seuil a annexé au Journal, juste après sa dernière page, une lettre écrite par le fils de Feraoun à l’ami de son père, Emmanuel Roblès, après la mort de l’écrivain. C’est une grande lacune dans l’édition algérienne ENAG qui devrait être comblée un jour par respect à la mémoire de Feraoun et par égard au lecteur à qui elle apportera des éléments d’informations précieux. Il y est, entre autres, écrit : « Mardi, vous avez écrit une lettre à mon père qu’il ne lira jamais…C’est affreux ! Mercredi soir nous avons- pour la première fois depuis que nous sommes à la villa Lung- longuement veillé avec mon père dans la cuisine, puis au salon. Nous avons évoqué toutes les écoles où il a exercé (…) C’était la dernière fois que je le voyais. Je l’ai entendu pour la dernière fois le matin à huit heures. J’étais au lit. Il a dit à maman :’’Laisse les enfants dormir.’’ Elle voulait nous réveiller pour nous envoyer à l’école. ‘’Chaque matin tu fais sortir trois hommes. Tu ne penses pas tout de même qu’ils te les rendront comme ça tous les jours !’’. Maman a craché sur le feu pour conjurer le mauvais sort. Vous voyez ! Le feu n’a rien fait. Papa est sorti seul et ils ne nous l’ont pas ‘’rendu’’. « Je lai vu à la morgue. Douze balles, aucune sur le visage. Il était beau, mon père, mais tout glacé et ne voulait regarder personne. Il y en avait une cinquantaine, comme lui,, sur les tables, sur les bancs, sur le sol, partout. On avait couché mon père au milieu, sur une table. A Tizi Hibel nous avons eu des ennuis avec l’autodéfense et l’armée française et nous avons dû nous sauver après l’enterrement. Il est enterré à l’entrée de Tizi Hibel, en face de la maison des Sœurs blanches. » Le Journal de Mouloud Feraoun reste un document essentiel sur la guerre de Libération et sur certains aspects de la vie de l’écrivain. C’est le témoignage d’un être tiraillé et profondément angoissé. « N’ai-je pas écrit tout ceci au jour le jour, selon mon état d’âme, mon humeur, selon les circonstances, l’atmosphère créée par l’événement et le retentissement qu’il a pu avoir dans mon cœur ? Et pourquoi ai-je ainsi écrit au fur et à mesure si ce n’est pour témoigner, pour clamer à la face du monde la souffrance et le malheur qui ont rôdé autour de moi ? Certes, j’ai été bien maladroit, bien téméraire, le jour où j’ai décidé d’écrire, mais autour de moi qui eût voulu le faire à ma place et aurais-je pu rester aveugle et sourd pour me taire et ne pas risquer d’étouffer à force de rentrer mon désespoir et ma colère ? Et maintenant que c’est fait, que tout est là consigné bon ou mauvais, vrai ou faux, maintenant que nous entrevoyons la fin du cauchemar, faudra-il garder tout ceci pour moi ?

(…)Je sais combien il est difficile d’être juste, je sais que la grandeur d’âme consiste à accepter l’injustice pour éviter soi-même d’être injuste, je connais, enfin, les vertus héroïques du silence. Bonnes gens, j’aurais pu mourir, depuis bientôt dix ans, dix fois j’ai pu détourner la menace, me mettre à l’abri pour continuer de regarder ceux qui meurent. Ceux qui ont souffert, ceux qui sont morts pourraient dire des choses et des choses. J’ai voulu timidement en dire un peu à leur place. Et ce que j’en dis, c’est de tout cœur, avec ce que je peux avoir de discernement et de conscience ». (17 août 1961).

Des amis et des lettres

Le second ouvrage qui a également une valeur documentaire certaine, c’est Lettres à ses amis, un ouvrage édité par Le Seuil en 1969, soit sept années après la mort de l’auteur, et qui rassemble une bonne partie de la correspondance que l’auteur entretenait avec ses amis. Ces lettres s’étalent de 1949 à 1962 et ne répondent à aucune périodicité particulière.

La réédition par l’ENAG de Réghaïa de Lettres à ses amis en 1998 est présentée par Christiane Achour Chaulet. ‘’Découvrir un écrivain de l’autre côté du miroir…de son écriture est un plaisir toujours renouvelé : celui que nous procure la correspondance rassemblée par Emmanuel Roblès et les éditions du Seuil dans le volume, publié pour la première fois en 1969, Lettres à ses amis. Aujourd’hui où la communication épistolaire a tendance à disparaître, la lecture de ces lettres rappelle la saveur des mots ancrés dans un moment et un lieu précis, encrés par l’écriture et fixant un geste, une pensée, une anecdote aurait transmis dans l’instant mais que la mémoire aurait oubliés. La lecture de ces lettres fait aussi partager le plaisir certain de celui qui les écrit : Feraoun tisse de son ‘’bled’’ des liens et des réseaux et s’il espace ses feuillets d’écriture et d’amitié il sent l’isolement l’enserrer davantage (…) Par correspondance, Feraoun semble combattre cette solitude qui, bien souvent, lui pèse et qui influe sur son écriture’’. Lettres à ses amis nous révèle une partie importante de la personnalité de Feraoun, ce montagnard kabyle fière de ses origines, cet humaniste déchiré qui appelle les gens à plus de fraternité et ce père de famille simple et consciencieux. ’’Dans la correspondance, nous retrouvons aussi l’intervention incessante de la vie de tous les jours, des petits riens qui continuent même en pleine tragédie, même au cœur de la tragédie ; des petits riens aussi qui font la saveur des relations humaines ou familiales. Le style plus allusif de l’art épistolaire demande un effort d’information de la part du lecteur sur le contexte familial, amical, social et professionnel : treize années feraouniennes, treize années algériennes par lesquelles l’écrivain inaugure une notoriété littéraire jamais démentie depuis et confirme une pratique professionnelle qui est sa vie’’.

La presse : un prolongement de l’acte d’écrire ?

Au cours de sa carrière d’écrivain, Mouloud Feraoun a eu plusieurs entretiens avec des journalistes ou des écrivains illustres à l’image d’Albert Camus. Il a même un enregistrement à la télévision (ORTF) datant de la fin des années 50. Pour un homme de lettres, cela fait partie des activités ordinaires liées au métier tendant à susciter débats et controverses et allant, aussi, dans le sens de la promotion de sa propre production. Pour Mouloud Feraoun, l’entretien journalistique n’obéit pas à une simple formalité dictée par ‘’le marketing’’, pourtant nécessaire, ni à un ludique échange de questions/réponses. C’est plutôt la continuité le prolongement de l’homme lucide, humble et humaniste qui s’était investi dans l’écriture, l’éducation des jeunes générations et la promotion des Centres Sociaux. Quatre jours avant le cessez-le-feu, il paya de sa vie sa générosité son engagement humaniste et son honnêteté intellectuelle. Mouloud Feraoun a été un témoin privilégié d’un des conflits les plus sanglants du 20e siècle après les deux Guerres mondiales. Témoin ? Pas seulement. Dans la tourmente indescriptible où il n’y a pas que des héros et des traîtres, l’écrivain devient acteur même si, par des efforts surhumains, il essaie de casser les ressorts de cette dichotomie et de ce manichéisme réducteurs. Pour cela, il suffit de feuilleter le ‘’Journal’’ que Feraoun avait tenu entre 1955 et 1962 pour se rendre compte des déchirements et de la lucidité précoce du fils de Tizi Hibel.

L’environnement journalistique, à la périphérie de la littérature, qui régnait pendant la fin des années 40 et tout le long des années 50 était caractérisé par le réveil de la conscience européenne faisant suite à la déchéance des valeurs humaines et morales ayant marqué la Seconde Guerre mondiale. Les écrits et témoignages relatifs à cette période ont, en quelque sorte, balisé le champs intellectuel de ce que sera l’Europe pendant les décennies suivantes (Coexistence pacifique, Humanisme, lutte contre le révisionnisme en histoire,…).

Les grands auteurs ayant marqué ce bouillonnement médiatico-littéraire étaient, entre autres, Jean Paul Sartre, Albert Camus, André Malraux, Simone de Beauvoir, Raymond Aron, André Gide et François Mauriac. Mouloud Feraoun, écrivain ‘’indigène’’, instituteur du bled ayant décroché une place au soleil, ne fait pas partie évidemment de cet ‘’aréopage’’ même s’il est pétri des mêmes valeurs humanistes, laïques et républicaines que ces illustres hommes et femmes de lettres. Comme il l’exprime dans ses œuvres et dans ses entretiens, Feraoun traite de l’homme kabyle, de la Kabylie et de la kabylité en les inscrivant dans la grande épopée de l’humanité avec ses hauts et ses bas, ses joies et ses grisailles, ses imperfections et son élévation. Cette spécificité/universalité n’est pas familière des esprits engoncés dans la vie mondaine et les airs de villégiature. M.Mammeri s’adresse à Feraoun en ces termes :’’Mais, vieux frère, tu en as connu d’autres ; tu sais que pour aller à Ighil Nezman, de quelque côté qu’on les prenne, les chemins montent. Et puis après ? Tu sais aussi que les hauteurs se méritent. En haut des collines d’Adrar n nnif, on est plus prés du ciel.». Tahar Djaout dira de lui : «Malgré cette carrière brisée (par la mort), M.Feraoun restera pour les écrivains du Maghreb un aîné attachant et respecté un de ceux qui ont ouvert à la littérature nord africaine l’aire internationale où elle ne tardera pas à inscrire ses lettres de noblesse. Durant la guerre implacable qui ensanglanta la terre d’Algérie, M.Feraoun a porté aux yeux du monde, à l’instar de Mammeri, Dib, Kateb et quelques autres, les profondes souffrances et les espoirs tenaces de son peuple. Parce que son témoignage a refusé d’être manichéiste, d’aucuns y ont vu un témoignage hésitant ou timoré. C’est, en réalité un témoignage profondément humain et humaniste par son poids de sensibilité de scepticisme et d’honnêteté. C’est pourquoi, cette œuvre généreuse et ironique inaugurée par ‘’Le Fils du pauvre’’ demeurera comme un sorte de balise sur la route tortueuse où la littérature maghrébine a arraché peu à peu le droit à la reconnaissance. C’est une œuvre de pionnier qu’on peut désormais relire et questionner».

Liberté et dignité humaine

Nous avons pu retrouver deux entretiens, séparés par 12 années d’intervalle, que Feraoun avait accordés au journal ‘’L’Effort algérien’’ du 27 février 1953 et à un numéro des ‘’Nouvelles littéraires’’ datant de 1961.

Dans un numéro de la revue ’Les Nouvelles littéraires’’ de 1961, Feraoun répond à la question :’’Quel est le problème de notre époque qui vous préoccupe le plus ?’’ «Le plus important, dit-il, paraît être celui de la liberté et de la dignité de l’homme qui suppose, pour être réglé que soit réglé avant lui et en toute urgence le problème de la faim et de l’ignorance. Mais, singulièrement, la paix du monde est toujours troublée ou dangereusement menacée par ceux-là mêmes qui proclament chaque jour leur désir et leur intention de résoudre cet important problème de la liberté et de la dignité de l’homme »

A la question «La mort vous obsède-t-elle ?», Feraoun répond avec une déconcertante lucidité : «J’y pense quotidiennement ; elle ne m’obsède pas. L’obsession de la mort a inspiré de belles pages à Pascal sur le ‘’divertissement’’, mais un homme raisonnable n’a aucune inquiétude». ‘’J’ai 48 ans. J’ai vécu 20 ans de paix. Quelle paix ! 1920-1940. Et 28 ans de guerres mondiales, mécaniques, chimiques, racistes, génocides. Non, vraiment, on ne peut pas être optimiste sur l’avenir de l’humanité. On en arrive à penser constamment à la mort, à l’accepter dans sa nécessité objective. Encore un fois, il ne s’agit pas d’obsession».

Quel est le personnage historique que déteste le plus Feraoun ? Dans sa réponse, il ne désigne personne en particulier, mais il s’en prend à des catégories, à des vocations : « Les prophètes et leur fanatisme, les dictateurs et leur sectarisme, les politiciens et leurs mensonges».

Communiquer avec le prochain

En donnant son avis sur le roman, Feraoun estime que, pour lui, « le roman est l’instrument le plus complet mis à notre disposition pour communiquer avec le prochain. Son registre est sans limite et permet à l’homme de s’adresser aux autres hommes : de leur dire qu’il leur ressemble, qu’il les comprend et qu’il les aime. Rien n’est plus grand,, plus digne d’envie et d’estime que le romancier qui assume honnêtement, courageusement, douloureusement son rôle et parvient à entretenir entre le public et lui cette large communication que les autre genres littéraires ne peuvent établir (…) Le romancier, comme le poète et le peintre est digne d’envie. J’aime conter. J’ai peut-être du talent. Je voudrais bien me croire doué. Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, j’ai beaucoup de choses à dire et tout le reste de ma vie pour cela. La somme d’efforts que mes ouvrages exigeront de moi sera toujours compensée par la joie que j’éprouverai à les écrire. J’écris donc d’abord pour moi. Mais, mon secret espoir est que cela touchera un jour quelqu’un ou beaucoup d’autres. Dans ‘’L’Effort algérien’’ du 27 février 1953, Feraoun parle de sa première expérience littéraire, de lui-même et de ses moments d’écriture : « J’ai écrit ‘’Le Fils du pauvre’’ pendant les années sombres de la guerre, à la lumière d’une lampe à pétrole. J’y ai mis le meilleur de mon être. Je suis très attaché à ce livre, d’abord je ne mangeais pas tous les jours à ma fin, alors qu’il sortait de ma plume ; ensuite parce qu’il m’a permis de prendre conscience de mes moyens. Le succès qu’il emporté m’a encouragé à écrire d’autres livres (…) Il faut ajouter ceci : l’idée m’est venue que je pourrais essayer de traduire l’âme kabyle. J’ai toujours habité la Kabylie. Il est bon que l’on sache que les Kabyles sont des hommes comme les autres. Et je crois, voyez-vous, que je suis bien placé pour le dire. Le domaine qui touche l’âme kabyle est très vaste. La difficulté est de l’exprimer le plus fidèlement possible. » Quand et comment Feraoun écrit-il, sachant qu’il est d’abord un fonctionnaire de l’enseignement ? «Je consacre ma journée à ma tâche professionnelle. J’écris mes livres la nuit et les jours de congé. Je noircis presque tous les jours de trois à quatre pages, sauf quand l’inspiration me fuit. Dans ce cas, je n’insiste pas. Je commence par établir une grossière ébauche du livre. Et c’est en écrivant que j’ordonne mon récit. En gros, je sais où je vais. Mais, au fur et à mesure qu’avance le travail, survient des scènes et des situations que je n’avais pas prévues.» Feraoun parle des livres qu’il aime lire : ’’J’ai beaucoup lu, et de tout. Je goûte les livres vraiment humains, ceux où l’écrivain a essayé d’interpréter l’homme dans toute sa plénitude. Car, l’homme n’est ni franchement bon, ni franchement mauvais. L’écrivain, voyez-vous, n’a pas le droit de parler des hommes à la légère». D’une probité exemplaire et d’une honnêteté intellectuelle rarement égalée, Mouloud Feraoun a été l’un de ceux qui ont placé la kabylité- dans son acception la plus large : honneur, honnêteté vaillance, sagacité au cœur de leur création esthétique et qui ont porté un regard humain et lucide sur la société et les forces prométhéennes qui la travaillent. Enfin, en matière d’esthétique de l’écriture, il aura été une école que beaucoup d’autres écrivains du Maghreb ont essayé de faire leur.

Amar Naït Messaoud

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