Mémoire, identité et combat démocratique

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Autant ce qui est appelé le Printemps arabe de 2011 est plein de rêves imprécis, d’incertitudes, de suspicions, de manipulations et d’interférences, autant le Printemps berbère de 1980 consacre le réveil de la citoyenneté et la détermination pour le combat démocratique qui allait se prolonger sur plusieurs décennies.

Révélations du cours insondable de l’histoire, le Printemps arabe a, paradoxalement, permis la remontée en surface de groupes ou de régions berbérophones en Tunisie et en Lybie, qui revendiquent le respect de leur spécificité et de leurs droits culturels et politiques. En Algérie, la promotion de la langue amazigh par son enseignement à l’école et à l’Université la consécration irréversible de l’amazighité comme composante essentielle de l’histoire et de la culture algériennes et bien d’autres acquis engrangés au cours du dernier quart de siècle nous montrent incontestablement la distance qui nous séparent de cette date historique du 20 avril 1980 qui a vu toute une région, la Kabylie, s’enflammer pour remettre en cause un déni historique, s’affirmer en tant que continuité ethnique et culturelle d’une histoire tourmentée et imposer aux gouvernants et autres composantes de la société algérienne un regard lucide, dégagé des pesanteurs et des préjugés du passé de façon à assumer dans son intégralité la personnalité et la culture algérienne. Ce mouvement populaire, historique, qui aura marqué d’une façon indélébile l’histoire politique et sociale non seulement de l’Algérie, mais aussi du Maghreb et de l’Afrique du Nord, territoires sur lesquels est gravée la mémoire de la berbérité ne peut être réduit à une simple révolte à inscrire dans une chronique de journal.

Du fait qu’elle a profondément métamorphosé et révolutionné le regard que les historiens et les analystes ont l’habitude d’avoir sur la société et le territoire du pays, du fait aussi que cette donne s’est intimement imbriquée aux problématiques qui fondent les nouveaux enjeux de la société algérienne, ce réveil historique de la dimension berbère constitue une donnée fondamentale qui fait engager ses ramifications politiques, culturelles, sociales et économiques au cœur de l’Algérie d’aujourd’hui. La dimension berbère fait partie des questions pendantes et les plus déterminantes de l’histoire de l’espace maghrébin. Prise en tant que telle, elle constitue un paradigme qui se développe sur le double plan d’une donnée conflictuelle de l’histoire culturelle et civilisationnelle des pays concernés et d’un domaine d’étude qui acquiert de plus en plus des règles et des normes qu’exige toute approche scientifique. Ce domaine a, tour à tour, fait partie de l’ethnographie, de la philologie, de l’histoire, de l’anthropologie, de la linguistique, de la sociologie et même des sciences politiques. Comment peut-il en être autrement dans un espace méditerranéen qui, tout au long de l’histoire a été en quelque sorte, le centre de la terre ? Bien plus qu’un problème de l’histoire au de la science historique au sens stricto sensu où il serait question de rechercher l’origine d’un peuple, son évolution, sa langue, son économie et sa civilisation passée, la question berbère est aussi et surtout une question de l’actualité quotidienne puisque les habitants et les citoyens qui vivent la berbérité ou s’en réclament ouvertement sont toujours là avec des organisations particulières, des parlers diversifiés mais fortement apparentés et des revendications qui s’inscrivent dans le territoire de la politique et qui remettent continuellement au goût du jour les aspirations démocratiques des populations concernées. Sur ce plan, nous sommes à mille lieues des simples curiosités linguistiques ou philologiques qui ont abouti au décryptage de l’hiéroglyphe ou de certaines langues amérindiennes mortes. Les limites épistémologiques entre la recherche scientifique proprement dite et la réhabilitation d’une culture se heurtant à des pesanteurs politiques ou sociologiques seraient à peu près celles qui séparent la berbérologie de la berbérité.

Se revendiquer en tant que tel

Dans son livre intitulé De la question berbère au dilemme kabyle à l’aube du 21e siècle (L’Harmattan-2004), Maxime Aït Kaki écrit : « L’irruption de l’islamisme en Algérie à la fin des années 1980 a très largement capté l’attention des spécialistes du Maghreb. La stigmatisation de ce phénomène, au demeurant savamment instrumentalisé par les pouvoirs en place, a réduit à néant toutes les autres dynamiques sociohistoriques à l’œuvre dans cette région. Or, l’Algérie et le Maroc sont en butte à une puissante contestation des populations berbères qui demandent la reconnaissance de leurs droits culturels et linguistiques. Les troubles répétés que connaît la Kabylie depuis le soulèvement de 2001- le ‘’Printemps noir’’- ne sont qu’un des aspects particuliers d’un phénomène multiforme qui déborde désormais le cadre national ou sub-national pour revêtir une dimension transnationale et internationale. Dorénavant, le question berbère place les États maghrébins devant des choix cruciaux en matière d’identité de culture et de démocratisation ». Nourri par des injustices historiques et des dénis perpétuels de tout ce qui constitue la substantifique moelle et la sève de la culture originelle de l’ancienne Tamazgha, le mouvement berbère aura influé d’une manière décisive sur le cours des événements des pays concernés depuis le milieu du 20e siècle jusqu’au début du 21e siècle qui inaugure le nouveau millénaire. Des essais d’explication ont été faits par des idéologies de gauche ou de l’extrême gauche tendant à accréditer la thèse d’un mouvement purement social dû à la concentration démographique et aux difficultés liées au relief accidenté de la région qui porte haut et fort la revendication berbère, à savoir la Kabylie. La permanence du fait berbère et la constance d’une spécificité culturelle et sociologique de la région ‘’rebelle’’ ont beaucoup relativisé cette façon de voir qui- contrairement à ce que supposerait l’épistémologie politique- confond la cause avec les effets. Une autre option- basée sur une patente paresse intellectuelle et, souvent aussi, sur une claire volonté de soumission- place la revendication berbère parmi les ‘’survivances’’ coloniales. On feint d’oublier que la Kabylie, qui est située à moins de 100 Km de la capitale, ne fut colonisée que 27 ans après la prise d’Alger et 26 ans après la prise d’Oran.

La résistance farouche des ses populations fera encore parler d’elle pendant la formation du mouvement national et durant la guerre de Libération nationale. Les historiens ont apporté la preuve que la langue berbère n’a pas été favorisée par le système colonial si ce n’est dans le cadre de la recherche ethnographique qui consistait à mieux connaître les peuples ‘’indigénisés’’ en Afrique et en Asie ou à s’adonner à un exotisme de pacotille.

De tout temps, et en intégrant les données successives de l’histoire faites d’occupations, d’invasions et d’agressions, l’âme berbère a essayé tantôt de se distinguer, tantôt de se fondre- mais avec une relative autonomie- dans les nouveaux ensembles en présence, et souvent de se révolter contre un destin adverse, inaugurant par là ce que Ibn Khaldoun appellera ‘’Bled Essiba’’ (pays de la désobéissance et de la rébellion) en éternelle opposition au ‘’Bled El Makhzen’’ (pays du de l’opulence, de la courtisanerie et de la rente), représentant le pouvoir central). La révolte d’avril 1980 est considéré par Aït Kaki comme un tournant historique par rapport à ce qui est considéré à tort ou à raison, comme une ‘’léthargie berbère’’.

À ce sujet, adhérent aux vues du professeur Salem Chaker, il soutient que « c’est la première fois que dans l’histoire attestée, que les Berbères se revendiquent en tant que tels », et de se poser ensuite la question de savoir si le tournant d’avril 1980 permet de conclure à un début de bifurcation historique. « Est-t-il de façon à une ou des destinées nationales berbères sui generis, ou bien concourt-t-il simplement au parachèvement des ‘’États-nations’’ maghrébins où l’identité se verrait attribuer un statut à côté des deux sacro-saints attributs ‘’fondamentaux’’ que sont l’arabe, langue de la nation, et l’Islam, religion de l’État », s’interroge-t-il. Si les travaux ayant porté sur le sujet ont focalisé l’attention sur le paramètre de la langue, c’est parce qu’il se révèle l’aspect le plus visible de la berbérité.

Dans ‘’Imazighène ass-a’’, Salem Chaker note : « Non qu’il y ait d’autres traits culturels distinctifs (une tradition orale spécifique, un patrimoine culturel, des particularités d’organisation sociale,…), mais tous ces paramètres-qui ont abondamment été étudiés par l’ethnologie- ont un pouvoir discriminant moins net. La dynamique sociohistorique à l’origine du phénomène de la permanence du fait berbère et des revendications successives, latentes ou publiques, est animée par la volonté naturelles des berbérophones de préserver une culture, un mode de vie et une organisation sociale au sein d’un environnement qui leur contestait clairement ou sournoisement un avenir et un destin ». En remontant à certains faits de l’histoire, Maxime Aït Kaki s’est attelé à l’étude de ce qu’il appelle l’ ‘’ethnogénése’’ de la berbérité à partir de laquelle il infère que « le berbérisme représente un indicateur significatif de la genèse d’une conscience identitaire, voire de sa consolidation à travers les époques ».

‘’Ethnogenèse’’ de la revendication berbère

La position géographique de l’Algérie en particulier et du Maghreb en général ne pouvaient laisser indifférents les autres acteurs de l’histoire au voisinage desquels se trouve cet ensemble. ‘’Terre de civilisation, le Maghreb occidental doit à sa situation géographique d’avoir attiré au cours des siècles, l’attention, la convoitise, aussi bien que la défiance des peuples à vocation méditerranéenne. Sa position excentrique dans un ensemble méditerranéen anciennement organisé ne pouvait manquer de lui valoir cette accablante faveur. Sommet d’un continent clos, crête de l’Afrique, le Maghreb occidental se présentait au monde antique, isolé entre une mer fermée et un désert de sable. Pourtant, cette position ingrate devait lui valoir d’être une des bases de départ de la grande aventure humaine’’, écrivent les auteurs d’une ‘’Anthologie maghrébine’’ (Hachette- 1965). Cette aventure humaine, que l’anthropologue Malika Hachid fait remonter sur la terre d’Algérie à cinquante siècles avant les Pharaons, fera connaître aux enfants de Tamazgha moult péripéties à la suite desquelles ils subiront invasions, agressions, brassages, mais au cours desquelles il porteront aussi le message d’une culture authentique, d’un attachement viscéral à la terre et aux valeurs des ancêtres et d’un humanisme qui transcende les chapelles et les époques. ‘’Les tenants d’un chauvinisme souffreteux peuvent aller déplorant la trop grande ouverture de l’éventail : Hannibal a conçu sa stratégie en punique ; c’est en latin qu’Augustin a dit la cité de Dieu, en arabe qu’Ibn Khaldoun a exposé les lois de la révolution des hommes. Personnellement, il me plait de constater dès les débuts de l’histoire cette ample faculté d’accueil. Il se peut que les ghettos sécurisent, mais qu’ils stérilisent c’est sûr’’ (Mouloud Mammeri). Tout au long de l’histoire tumultueuse de l’Algérie, la culture berbère- souvent sans support écrit- a pu être conservée dans ses différentes formes dont la principale est la forme linguistique. Dans le processus de revendication inhérent à tamazight, l’identité et l’histoire à réhabiliter sont étroitement jumelées à la langue.

C’est évidemment au 20e siècle que la conscience berbère, concentrée en Kabylie pour des raisons historiques, commencera à prendre son élan. Au sein du mouvement national, la question connaîtra son apogée pendant la ‘’Crise berbériste’’ de 1949 où des militants de la Kabylie avaient essayé d’introduire la dimension berbère du peuple algérien dans les textes et la philosophie du parti nationaliste, le PPA. L’action fut rapidement présentée comme un ‘’travail fractionnaire’’ au sein du parti, et on qualifia les animateurs du mouvement de ‘’berbéro-matérialistes’’. Messali a pu renvoyer sine die la question berbère en procédant à des purges au sein du parti. Au lendemain de l’indépendance, la dictature ayant succédé à la ‘’guerre des wilayas’’ n’avait aucune vocation de prendre en charge les revendications populaires et à fortiori la revendication berbère. Et c’est ainsi que la Kabylie, saignée à blanc par une guerre qui aura emporté des milliers de jeunes martyrs, se trouvera face au pouvoir central dans une position de ‘’chiens de faïence’’, défiance et incompréhension qui se fonderont momentanément dans un mouvement politico-militaire, le FFS.Pendant environ quinze années de colère tue, de mépris subi, d’espoirs annihilés et d’attente déçue, les populations de Kabylie, et particulièrement la frange de la jeunesse qui a fréquenté l’école de l’indépendance, ont essayé de sortir de l’isolement et de l’ostracisme en s’investissant, dans la clandestinité dans la recherche et la production liées au domaine berbère. De même, écrivains, chanteurs, hommes de théâtre ont tout fait pour abolir la fatalité qui s’est abattue sur la langue et la culture berbères. Des associations clandestines de villages jusqu’à l’institution parisienne appelée ‘’Académie berbère’’, en passant par les collectifs culturels des lycées et universités, des efforts ont été consentis dans le sens d’une sensibilisation du peuple quant à la nécessité de défendre et de promouvoir la langue berbère par tous les moyens pédagogiques, associatifs et culturels. Des individualités, comme feu Mouloud Mammeri, se sont distinguées par les moyens qu’ils ont mis en œuvre pour réhabiliter non seulement une langue mais aussi une culture et une identité.

Hasard du destin, c’est suite à l’annulation d’une conférence que devait donner Mammeri à l’université de Tizi-Ouzou sur la poésie kabyle ancienne que la précipitation des événements aboutit à ce qui est appelé depuis ‘’Tafsut Imazighen’’ (le Printemps berbère).

Les chantiers culturels de la clandestinité

Ce réveil ne fut pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. A la fin des années 1960 et tout au long des années 1970, une véritable renaissance culturelle s’est développée dans un système underground, en dehors des circuits administratifs, de la bureaucratie et de la censure du parti unique. Les cours informels de berbère assurés à l’université d’Alger par Mouloud Mammeri étaient assidûment suivis par des étudiants engagés dans le combat culturel ; ces cours seront brutalement interrompus par l’administration et la fougue de l’élite kabyle prit d’autres relais. Un point de ralliement sera consigné par Bessaoud Mohand Arab en fondant, avec des amis, l’Académie berbère de Paris. Autour de cette institution bénévole graviteront des étudiants, des chanteurs émigrés et de simples travailleurs. Des relais seront implantés en Algérie, particulièrement à Alger et en Kabylie, par l’intermédiaire d’étudiants, de lycéens et de certaines personnes plus ou moins instruites acquises à la cause de la défense de la culture berbère. Mohamed Haroun, étudiant au lycée technique de Dellys, sera un fervent et efficace ambassadeur de cette institution au niveau de la Kabylie. L’arbitraire du pouvoir avait interdit toute expression publique de la culture berbère : des élèves de lycées de Kabylie ont plusieurs fois été contraints de jouer des pièces de théâtre en arabe classique ; la télévision d’Etat ignorait complètement la dimension berbère de la culture algérienne en faisant l’impasse sur cette langue et en faisant un matraquage propagandiste sur et dans la langue arabe ; tous les signes qui renvoient à cette culture sont pourchassés, y compris par les forces de répression. La provocation alla jusqu’à programmer des chanteurs arabophones au cours d’une édition de la Fête des Cerises de Larbaâ Nath Irathène, ce qui entraîna de graves troubles et une féroce répression des populations. Cette attitude ségrégationniste avait, comme de bien entendu, renforcé la conviction des femmes et des hommes de culture, des lycéens et des étudiants, quant à la justesse du combat amazigh. Cela se traduisit par un travail encore plus profond et plus élargi de tous ceux qui, souvent avec des moyens dérisoires, s’étaient investis dans la culture. Loin de nous l’idée de procéder à un inventaire des œuvres et des personnalités qui allaient constituer le ferment de la lutte pour la culture berbère pendant les années qui ont précédé l’explosion d’avril 1980 ; on ne peut cependant faire l’impasse sur certains hommes et certains symboles qui ont fini par faire corps avec la société : le chanteur et militant Ferhat Imazighen Imoula, Aït Menguellet, Ben Mohamed, Mohia, Slimane Azem, Mammeri, Matoub Lounès, la JSK…On ne pourra jamais dresser une liste exhaustive pour une période qui a fait intervenir également des anonymes, des militants sans ‘’statut’’ particulier. En tout cas, chanteurs, écrivains, animateurs d’associations et de revues interdites, animateurs villageois, tous ont contribué d’une manière ou d’une autre, à l’éveil de la conscience berbère en Kabylie. Même les organes officiels de l’Etat ont été investis, d’une manière subtile et intelligente, par les défenseurs de la démocratie et de la culture berbère ; nous faisons particulièrement allusion à la radio d’expression kabyle, la Chaîne II, où ont pu s’exprimer des hommes et des femmes de grande valeur à l’image de Benmohamed, Boukhalfa, Hadjira Oulbachir, …etc. et à l’hebdomadaire ‘’Algérie Actualités’’ où travaillaient des plumes prestigieuses comme Tahar Djaout, Abdelkrim Djaâd…qui ont pu éclairer l’opinion sur un certain nombre de sujets complexes liés à la culture. Il s’ensuivit alors un bouillonnement culturel sans précédent suite auquel la société kabyle a renoué avec les grands symboles de sa culture et de son histoire : Massinissa, Jugurtha, Juba, Jean et Taos Amrouche, Feraoun, Abane Ramdane, Krim Belkacem,…etc.

Colère d’avril contre une pensée et un ordre ‘’vrillés’’

Le pic des manifestations des populations kabyles avant l’explosion d’avril 1980 fut atteint pendant la finale de la coupe d’Algérie de l’année 1977 qui avait opposé l’équipe de la JSK au NAHD ; les spectateurs ont exprimé dans le stade toute leur colère contre le pouvoir dictatorial de Boumediene et ont dit tout haut tout le ‘’bien’’ qu’ils pensaient du président du Conseil de la Révolution. Ce dernier, ahuri et pris de court, n’a pas pu mettre en œuvre sur-le-champ sa machine répressive. Mais sa rancune et son esprit de vengeance n’ont pas tardé à s’abattre sur le symbole kabyle qu’était l’équipe de la JSK. A partir de la saison suivante, le club mythique de la Kabylie prendra le nom de JET (jeunesse électronique de Tizi Ouzou), mesure qui, par ‘’esprit d’équité’’, touchera les autres clubs qui deviendront : MPA, MPO, …etc.

L’université d’Alger est rentrée en effervescence depuis déjà des années. Le pouvoir de l’époque a toujours géré les manifestations politiques des étudiants par les divisions qu’il y a crées ; ainsi, aux berbéristes et communistes, il a su opposer les islamistes qui ne reculent devant aucun moyen, y compris la violence physique, pour mater les autres courants porteur de modernité et de démocratie. Le sommet de l’horreur sera atteint le 2 novembre 1982 par l’assassinat d’Amzal Kamal sur le campus de Ben Aknoun. Après la mort de Boumediène, en décembre 1978, la Kabylie servit de diversion pendant la période de succession ouverte. Sur Cap Sigli, ‘’on’’ procéda à un largage d’armes ‘’en provenance du Maroc’’ à partir d’un Hercule C130. L’opération fut présentée comme une tentative de rébellion armée fomentée en Kabylie. Dix ans plus tard, certains acteurs politiques de l’époque ont avoué que ce n’était là qu’un montage aux desseins obscurs, peut-être pas si obscurs qu’on le dit. En 1980, la conscience politique en Kabylie paraît atteindre sa pleine maturité pour exprimer publiquement les revendications historiques d’ordre identitaire et démocratique. A ce propos, Salem Chaker écrit dans ‘’Imazighen Assa-a’’: « Par delà les fluctuations conjoncturelles, la revendication berbère est profonde, durable et non réductible. L’interdiction, le 10 mars 1980, d’une conférence de Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle ancienne n’a été que l’étincelle qui a mis le feu aux poudres : la situation était explosive en Kabylie depuis plusieurs années déjà probablement depuis le début des années 1970. Certes, la forte concentration d’intellectuels à Tizi Ouzou, consécutive à la création en 1979 du Centre universitaire, a facilité le bouillonnement et la propagation du mouvement de protestation. Mais, même si l’université de Tizi Ouzou a joué pendant plusieurs semaines le rôle de fer de lance et de centre nerveux de la contestation, celle-ci n’avait et n’a rien de spécifiquement intellectuel. La grande majorité de la population kabyle s’est sentie concernée par la revendication et y a peu ou prou participé. Les manifestations, d’une ampleur jamais vue dans l’Algérie indépendante, se sont succédé pendant plusieurs semaines, à Tizi Ouzou, Bougie, dans les petits centres urbains (Michelet, Fort National, Draâ El Mizan, Boghni, Azazga, Amizour, Sidi Aïch, Akbou…) et dans les villages ». Les informations de ce qui deviendra par la suite ‘’les Evénements de Kabylie’’ ont fait le tour du monde malgré tous les efforts du pouvoir de l’époque tendant à minimiser la protestation et la répression sauvage des populations descendues dans la rue pour des manifestations pacifiques. Depuis l’indépendance, c’est la première fois que le pouvoir algérien a eu à faire face à un soulèvement populaire de cette ampleur. Aucun village kabyle n’était resté à l’écart d’une dynamique qui a pris de court le sérail politique et les analystes tout à la fois. Après l’interdiction de la conférence de Mammeri, une marche a été organisée à Tizi Ouzou pour dénoncer une mesure arbitraire qui va se révéler comme la goutte qui fera déborder le vase de la jeunesse Kabyle. Une motion de soutien à la marche de Tizi Ouzou sera adoptée par les étudiants de l’INH de Boumerdès le 17 mars. Une semaine plus tard sera opérée la première arrestation à Tizi Ouzou ; il s’agit de Abbout Arezki, un militant syndicaliste de l’université. Il sera présenté à la télévision d’État dans une scène cynique où ‘’il passe aux aveux’’, un principe moyenâgeux selon Boukharine, condamné à mort et exécuté sous le régime de Staline.

Alger va enregistrer une marche le 7 avril à la suite de laquelle la presse gouvernementale va mettre en branle sa machine propagandiste : des messages de soutien émanant des kasma du FLN, des organisations de masse et de l’administration sont destinés à la direction politique du pays et reproduits in extenso dans les journaux.

Des manifestations et des heurts sont enregistrés dans la vallée de la Soummam suite à l’interdiction d’un gala de Ferhat Mehenni. Tizi Ouzou est paralysée par une grève générale le 16 avril, tandis que Ferhat est arrêté le lendemain. La violation des franchises universitaires par les forces de l’ordre dans la nuit du 19 au 20 avril 1980 et la répression qui s’est abattue sur les étudiants et autres militants de la cause berbère ont abouti à des arrestations massives au sein de la communauté estudiantine et ont conduit à l’amplification des actions de protestation à travers toute la Kabylie. Face à une telle situation, le pouvoir n’avait aucune réponse viable à proposer si ce n’est un surcroît de répression et des manœuvres pour gagner du temps avec de vagues promesses. Les journées qui ont succédé au 20 avril sont faites de marches, de heurts avec les services de sécurité de barricades, de destruction des édifices publics (administrations, entreprises et parti unique). La télévision d’État et la presse écrite gouvernementale- les seuls organes d’information et de propagande de l’époque- ont jeté l’huile sur le feu en présentant le mouvement de protestation comme un mouvement, tantôt séparatiste et tantôt bourgeois/anti-révolutionnaire, mais en tout état de cause, des manœuvres orchestrées de l’étranger. Un ‘’florilège’’ d’extraits d’El Moudjahid de l’époque a été réalisé par Salem Chaker et Dahbia Abrous et inséré dans la revue Tafsut n°14 d’avril 1990. ‘’Depuis Cap Sigli, les maillons d’une même chaîne de provocations impérialistes’’ (14 avril 1980). L’UGTA fait appel à ‘’l’unité des rangs pour briser toutes les tentatives de l’impérialisme et de la réaction’’ (20/04/1980) « Les événements de Tizi Ouzou visent à saper l’unité nationale dans le cadre d’un plan préétabli. Ce plan a été tramé par les milieux impérialo-réactionnaires hostiles à la révolution algérienne et qui tentent de semer la division dans les rangs du peuple. En évoquant les facteurs qui ont contribué sur le plan extérieur à attiser ces événements, M. Brerhi (ministre de l’Enseignement supérieur) a rappelé à ce propos le long séjour de Hassan II à Paris et les nombreux entretiens qu’il a eus avec les responsables français » (23 avril 1980). C’est le 16 mai que 24 détenus seront mis sous mandat de dépôt et déférés devant la Cours de sûreté de l’Etat de triste réputation. Ils seront libérés le 26 juin après de puissantes manifestations de soutien et une journée de protestation organisée par Ferhat et Kateb Yacine à l’université de Tizi Ouzou le 12 juin. Un peu plus de trois mois plus tard, le 1e août 1980, des animateurs du Mouvement se sont donnés rendez-vous pour un conclave au cours duquel un bilan de la protesta fut dressé et de nouvelles perspectives pour les suites à donner à la lutte furent discutées. Cette réunion prit le nom de ‘’Séminaire de Yakourène’’ en référence à la petite ville des Ath Ghobri où s’étaient déroulés les travaux. Le document d’une centaine de pages qui a sanctionné ces travaux du Séminaire a bénéficié d’une large diffusion et a été même envoyé au Comité central du FLN, parti unique qui préparait alors une… ‘’Charte culturelle’’ pour l’Algérie. Le document du Séminaire reproduit les grandes revendications du Mouvement berbère, à savoir principalement la reconnaissance et la prise en charges des langues de la nation, le berbère et l’arabe algérien ; ensuite, la revendication des libertés démocratiques, ce qui donne au texte une connotation politique sans ambages. On sait ce que nous a réservé la Charte culturelle du FLN une année après le Printemps berbère : plus de baâthisme, plus de répression culturelle, dégradation du niveau scolaire dû principalement à l’arabisation, confection d’une liste de prénoms au niveau de l’état civil où l’on retrouve toutes les filiations orientales mais non celles du pays historique dont le premier substrat est l’amazighité. C’est à partir de 1981 que le mouvement se dote d’un organe d’expression et même de théorisation de la lutte pour la culture berbère ; il s’agit de la revue Tafsut dont le nom symbolise le Printemps berbère. Au cours de cette même année fut célébré le premier anniversaire du 20 avril 1980, événement auquel ont assisté des dizaines de milliers de personnes à Oued Aïssi. Un mois plus tard, au cours de la célébration de la Journée nationale de l’étudiant, le 19 mai, des étudiants sont arrêtés à Alger et Béjaïa, puis mis en prison, pour avoir manifesté dans la rue.

Marche rythmée vers le Printemps noir

En tout cas, après le grand réveil du 20 avril, la Kabylie ne connaîtra qu’agitation, manifestations et protesta. Tout au long des années 1980, un ‘’destin rebelle’’ marque la Kabylie. Au milieu de la décennie, le mouvement berbère a essayé de se donner de nouveaux moyens de légitimation plus consensuels et plus ‘’universels’’. C’est ainsi que fut créée la Ligue des Droits de l’homme avec les principaux animateurs : Saïd Sadi, Ali Yahia Abdennour, Mokrane Aït Larbi et Hachemi Naït Djoudi. Une autre organisation vit le jour à la même période ; c’est l’association des fils de chouhada. Les animateurs de ces deux organisations furent arrêtés pendant l’été 1985, au moment où les autorités officielles festoyaient à l’occasion de la fête de l’indépendance et de la jeunesse. Au cours du même été la première rébellion armée islamiste prit le maquis après avoir attaqué la caserne de police de Soumaâ. Les éléments de Bouyali ont pris position dans les monts de Larbaâ. Et, comme un ‘’malheur’’ ne vient jamais seul, des éléments du MDA, parti clandestin de Benbella, furent arrêtés au cours de la même période pour une obscure affaire de ‘’trafic d’armes’’. Le réveil politique de cette année 1985 a déjà réalisé une grande prouesse historique : le sommet de Londres entre deux compagnons et ennemis d’hier, Aït Ahmed et Benbella. La saison va se terminer par ce que les Kabyles ont toujours considéré comme un seuil à ne pas franchir, l’arrestation d’Aït Menguellet le 5 septembre 1985 pour une ténébreuse affaire de ‘’détention d’armes de guerre’’, alors qu’il s’agissait de vieilles pièces de musée. Avec le recul, l’année 1985 nous paraît comme une répétition générale d’une pièce qui va se jouer d’une manière tragique à partir de 1989. D’autres secousses de moindre intensité viendront s’ajouter à cette machine bien emballée : le Constantinois va se révolter en 1986 comme l’Oranais en 1982 : pour des raisons sociales facilement identifiables quand ce n’est pas …le pouvoir qui, par le truchement des services, joue au contre-feu, au saupoudrage de révoltes dans un but de diversion. Après la chute des cours du pétrole et la faillite du PAP (programme anti-pénurie), l’Algérie se lèvera avec une gueule de bois un certain 5 octobre 1988. Presque un millier de morts ; la Kabylie n’y prendra pas une grande part du fait qu’elle sentait des manipulations et des manœuvres au sein du sérail politique de l’époque. Cependant, elle sera touchée dans sa chair en la personne de Matoub qui fut gravement blessé par une rafale de balles tirées par un gendarme à l’entrée de Aïn El Hammam.

Le sacrifice des enfants d’octobre 88 a ramené avec lui une certaine libéralisation du champ politique et du milieu médiatique. L’adoption d’une nouvelle constitution en février 1989, la création ou la réhabilitation des partis politiques et le lancement de journaux privés avaient donné l’illusion d’une véritable ouverture démocratique. Cependant, il fallait être d’une sacrée ingénuité pour admettre que le pouvoir rentier acceptât de se remettre en cause et de signer son arrêt de mort par l’instauration d’une véritable démocratie. Il savait que le vers était dans le fruit en autorisant les partis islamistes à activer librement sur la scène politique. Alors, il conçut un jeu où il sortirait gagnant par l’agitation d’un épouvantail ou croque-mitaine qu’est la mouvance religieuse. Sans doute, une partie du jeu devint franchement incontrôlable. Quoi qu’il en soit, les germes de destruction et de nihilisme nourris par l’intégrisme islamiste ont fini par annihiler tout espoir de vie démocratique en Algérie.

Malgré le voile de silence et de meurtres qui tombe sur le pays à partir de 1992, la Kabylie a continué à résister par la mobilisation citoyenne et- ce n’est pas une coquetterie intellectuelle- par la revendication des droits linguistiques et identitaires. La grève du cartable de 1994, qui a vu presque un million d’élèves déserter l’école pendant une année, en est la preuve tangible. Les fruits qui en sont issus ne sont pas négligeables malgré les limites naturelles qui sont les leurs : introduction de tamazight à l’école et création d’une institution chargée de la promotion de la langue berbère, le Haut Commissariat à l’Amazighité.

Ce qui, cependant, fera le malheur de la Kabylie dans sa combativité et l’unité de sa lutte, est cette forme de ‘’tutelle’’ politique par laquelle certains partis ont essayé de canaliser à leur profit les vieilles revendications culturelles et démocratiques de la région. C’est sur ce fond trouble- fait de luttes intestines et de terreur intégriste- que la Kabylie vivra d’abord l’assassinat du chanteur-symbole Matoub Lounès en 1998, événement qui s’accompagnera d’une grave crise où des jeunes seront tués au cours des manifestations, ensuite l’assassinat de Guermah Massinissa par la gendarmerie de Beni Douala. Ce dernier drame a été suivi, quelques jours après, et par une intrigante coïncidence, par l’arrestation de lycéens à Amizour par des éléments de la gendarmerie nationale. La boite de Pandore fut ouverte et la Kabylie comptait chaque jour ses morts jusqu’à dépasser la centaine. Des jeunes furent fauchés par les balles assassines des gendarmes à la fleur de l’âge. Le nouveau cycle de la protesta kabyle atteignit son apogée lors de la marche du 14 juin 2001 par laquelle la fraîche organisation des aârchs comptait présenter au président de la République une série de revendications inscrites dans la Plate-forme d’El Kseur. Outre les réparations morales et matérielles liées aux assassinats et blessures par balles des jeunes Kabyles ayant participé aux manifestations et émeutes, le texte reprend les revendications historiques de la Kabylie relatives à l’institutionnalisation de Tamazight, la reconnaissance de l’identité berbère sur le plan historique et culturel et une démocratisation effective de la vie publique. Nous savons le sort réservé à une marche qui a drainé quelque deux millions de manifestants : matraquage et lynchage de la part des services de sécurité appel fait aux habitants d’Alger de ‘’défendre leur ville’’ face aux ‘’envahisseurs’’. L’entêtement et la maladresse du pouvoir ont radicalisé les positions des citoyens et de l’organisation des aârchs. La protestation s’est poursuivie sur plusieurs mois et même plusieurs années. Des élections locales, législatives et présidentielles ont été boycottées dans un climat de tension extrême. Après que les deux principaux partis implantés en Kabylie eurent été dépassés par les événements, une mouvance autonomiste a essayé de se structurer à la périphérie des aârchs : le MAK, Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie. À l’échelle de l’histoire des luttes pour la réhabilitation de la culture berbère, la phase vécue depuis avril 1980 sera très probablement considérée comme le maillon le plus important dans cette entreprise de remontée de l’histoire qui en appelle d’autres combats et d’autres formes de lutte qui ne peuvent faire l’économie d’un investissement plus réfléchi et plus assidu dans le domaine de la culture et de l’enseignement de façon à capitaliser les acquis déjà engrangés (enseignement de tamazight à l’école et à l’université création littéraire et audiovisuelle qui commence à s’imposer sur le terrain,…) et à explorer les nouvelles voies qu’imposent les nouvelles technologies et la mondialisation rampante de l’économie.

Amar Naït Messaoud

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