Trois questions à l’historien Jean Luc Einaudi : « Les hommages rendus au général Bigeard reflètent les rapports de la France à son histoire en ce qui concerne l’Algérie »

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Jean-Luc Einaudi est reconnu, autant par ses pairs que par des politiques, comme étant l’historien « pionnier » dans la quête de la vérité sur les massacres du 17 octobre 1961 à Paris. Ces massacres, de l’avis même de certains de ses confrères, ne sont vraiment devenus largement connus que lorsque Maurice Papon perdit un procès en diffamation contre l’historien Einaudi en 1999. Son dernier ouvrage « Scènes de la guerre d’Algérie en France » (Le Cherche Midi, 2009) est un recueil de témoignages émouvants que l’auteur a pu réaliser en ayant accès à des archives inédites de l’ex-Fédération de France du FLN.

49 ans après les massacres du 17 octobre 1961, la France officielle s’obstine à ne pas reconnaître des faits dûment rapportés tant par les politiques que par les historiens. Quelles sont, selon vous, les raisons d’un tel déni de la vérité ?

Jean-Luc Einaudi: La non reconnaissance des massacres d’octobre 1961 par le pouvoir politique français s’inscrit dans un phénomène plus large constitué par la tentative de défense de la domination coloniale française sur l’Algérie. Il ne faut pas oublier que les tenants actuels du pouvoir politique français sont ceux-là même qui étaient à l’origine de la loi de 2005 sur le « caractère positif » de la colonisation en Afrique du Nord. Cette loi fut abrogée grâce à l’importante mobilisation des historiens français et aux fortes protestations de l’Algérie. On a vu dernièrement, à l’occasion de la projection au festival de Cannes du film Hors-la-loi, que ces mêmes milieux vont jusqu’à vouloir empêcher l’évocation des massacres de mai 1945 dans le Constantinois. Dans le même ordre d’idées, ils continuent à vouloir justifier la guerre menée par l’Etat colonial français, de 1954 à 1962, et à nier les innombrables crimes commis alors par l’armée et la police françaises. Pour en venir au 17 octobre 1961, d’autres raisons s’ajoutent. Ces massacres ont eu lieu en plein coeur de Paris et mettent à nu la prétention officielle à se vouloir le « pays des droits de l’homme ». Ils se sont produits sous la Ve République qui continue à être le cadre constitutionnel français. Ils jettent une ombre sur l’action du général de Gaulle alors chef de l’exécutif. Ils mettent gravement en cause l’histoire de la Préfecture de police de Paris qui, jusqu’à ces dernières années, a voulu nier puis justifier ces crimes.

En analysant les écrits se rapportant à ces massacres, pensez-vous que tout a été dit les concernant. Comment jugez-vous l’apport des historiens dans l’éclairage de l’opinion dans ce domaine précis ?

Jean-Luc Einaudi: Même si l’on sait l’essentiel sur ces massacres grâce à la recherche de la vérité engagée par des citoyens français à partir de 1961 et poursuivie depuis par d’autres (dont je fais partie), quelques zones d’ombre demeurent en raison de l’entreprise de dissimulation mise en oeuvre par l’Etat français. J’insiste sur le fait que ce que l’on sait sur ces événements est dû essentiellement à l’action de citoyens. Le monde historien universitaire n’a pas été moteur dans la recherche.

A la veille de la commémoration de ces massacres, des nostalgiques de l’Algérie française continuent, comme pour provoquer, de rendre hommage à des tortionnaires et des sanguinaires de sinistre mémoire comme le général Bigeard à la mémoire duquel une stèle vient d’être érigée à Aix en Provence. De son côté le secrétaire d’Etat à la Défense et aux anciens combattants s’apprête (le 19 octobre) à installer officiellement la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie. Quelle lecture en faites vous ?

Jean-Luc Einaudi: Les hommages rendus au général Bigeard au moment de son décès reflètent l’état des rapports de la France à son histoire en ce qui concerne l’Algérie. Celui qui laissera son nom aux cadavres des suppliciés algériens retrouvés en 1957 dans la baie d’Alger, les « crevettes de Bigeard », était devenu, il faut le rappeler, un ministre de la République française, dans les années 1970, sous la présidence de Giscard d’Estaing. Il faut aussi rappeler que lorsque Bigeard agissait à Alger, il le faisait sous les ordres d’un gouvernement dont un certain François Mitterrand était ministre de la Justice. Un ministre de la Justice qui fit procéder aux premières exécutions capitales de combattants algériens, en juin 1956, et, parmi bien d’autres, à celle de Fernand Iveton. Autrement dit, ce qu’on appelle la gauche française a, également, un lourd passif dans son rapport à l’Algérie.

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