Souvenirs avec l’enfant de Tiferdoud

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« Et quand notre cœur faiblit, Réveillez-nous de l’oubli » Aragon

C’était au temps des premiers boutons de la fièvre berbère pour des lycéens qu’on a obligés à aller ovationner, en 1977, le président Boumediene lors de l’inauguration solennelle de l’université Oued Aïssi de Tizi Ouzou. Nous fîmes le déplacement avec les travailleurs de l’entreprise communale, Cotrah, et l’ensemble des collégiens de la daïra de Aïn El Hammam qui comprenait à l’époque Iferhounène, Tassaft (Yatafène) et Ouacifs. C’était au lycée Ben Boulaïd de l’ex-Michelet- inauguré par le même Boumediene- que nous effectuâmes la classe de 4e année moyenne faute de places au CEM Amar Ath Chikh où nous avions passé quand même les trois premières années de collège. Le déplacement sur Oued Aïssi que la kasma et la mandoubia du FLN, parti unique, voulaient transformer en fête et en plébiscite- avec, en prime, casse-croûte et journée chômée-, se mua en un réquisitoire en règle contre le pouvoir et la dictature. Chants, cris, huées, ‘’Imazihgen !’’…tous les mots d’ordre libérant le souffle et l’énergie de la jeunesse kabyle passèrent pour …accueillir un président qui a pris la poudre d’escampette dés sa descente de voiture pour se fondre parmi les officiels qui l’attendaient depuis la matinée dans la cour de l’université.

Amzal Kamal, que j’ai connu depuis 1974 lors de notre passage en sixième au CEM Amar Ath Chikh de Aïn El Hammam, était de ceux qui, très tôt, ont pris conscience de l’importance de la culture et de la répression qui s’abattait sur la langue et les symboles de la culture kabyle. Nous en discutions à longueur d’année ; nous narguions nos professeurs égyptiens qui ne comprenaient rien à nos revendications, comme ils ne comprenaient non plus rien à ce qui leur arrivait sur ces hauteurs situées à plus de 1000 m d’altitude lorsqu’ils titubaient et faisaient des chutes rocambolesques sur de la neige épaisse de 80 cm suscitant réactions hilarantes et moqueries de la part des collégiens.

Nous recevions les échos de nos aînés, lycéens et universitaires, qui étaient en contact avec l’Académie berbère de Paris et son président Bessaoud Mohand Arab. Nous baragouinions les quelques néologismes qui nous parvenaient comme Idles, Awezghi, Teyri…et nous nous moquions de ceux qui en ignoraient le sens.

Nous l’appelions Madjid, un surnom qu’il avait intériorisé et qu’il aimait bien. Né en 1962 à Tiferdoud, un village de la commune d’Abi Youcef juste au-dessus de Taourirt-Amrane, mon village. C’est sur cette butte haute de 1200 m d’altitude que Madjid fit son cycle primaire. J’ai fait sa connaissance en septembre 1974 lors de la rentrée scolaire au CEM Amar Ath Chikh.

Sur le chemin de Sidi Ali Uyahia

L’image qui me revient de ce temps lointain, temps de l’innocence, de l’insouciance et des découvertes, est celle de Madjid, garçon jovial, au sourire éternel et à la taille légèrement inférieure à la moyenne. Nous avions un tronçon de route à faire en commun quotidiennement pour nous rendre au collège. Les élèves de Tiferdoud et ceux de Taourirt –Amrane se rencontraient chaque matin, au col de Sidi Ali Uyahia, appelé aussi Tizi n’Bouchaïb, un lieu désertique à l’époque, faisant partie de la RN 15 ; craint pour ses rafales de vent et ses épaisseurs de neige qui pouvaient facilement étouffer les jeunes enfants que nous étions ou leur faire égarer le chemin. Les sommets d’Ighil n’Sebt n’avaient pas encore l’image ‘’urbaine’’ d’aujourd’hui : lycée, hôtel, bâtiments, villas,…C’était des maquis qui portaient encore les traces des incendies de la guerre de Libération nationale. Après l’indépendance, nos grands-mères allaient ramasser des fagots de bois calcinés sur ces hauteurs. Elles furent nettoyées en quelques années et les pouvoirs publics de l’époque y tracèrent des banquettes qui disparaîtront avec la fièvre de l’urbanisation anarchique de la fin des années 1970.

Au retour du collège, nous empruntions le même chemin avec nonchalance et distraction, fatigués par un cours d’un prof égyptien ou saturés par des cours de mathématiques et de sciences dispensés par les brillants Koucha et Hamel Abdelkrim. Ce dernier, enfant de Tizi Hibel, avait l’habitude de nous décrire Mouloud Feraoun, un écrivain de son village qu’il a connu physiquement, emmitouflé dans son burnous kabyle. C’étaient les dernières images que notre professeur, alors jeune adolescent, gardait du grand écrivain de son village avant son assassinat en 1962 par l’OAS.

En cours de route, outre les commentaires et observations que nous nous permettions sur nos enseignants- Chikhi Boubekeur, Mlle Lefgoum, Aït Larbi, Labcheri, Yahia Youcef, Aït Ouakli Rachid…-, on s’adonnait à nos ‘’jeux’’ favoris, le maraudage. C’est ainsi que nous cueillions des châtaignes, parfois complètement vertes, dans des propriétés privées attenantes au collège. Dans la précipitation et la crainte d’être surpris par le maître des champs, nous prenions les fruits avec leurs bogues piquantes dans nos cartables. Nous nous arrêtions aussi sur quelques vignes, situées dans un vallon, en bas de la route, pour les soulager de leurs fruits, muscat ou Hmar bou Ammar, lesquels, souvent n’ont pas encore atteint leur maturité.

Nous rincions les grappes de raisin à la belle et fraîche source de L’Aâïncer n’Saïd Ouameur, aujourd’hui anéantie par les villas qui se sont élevées sur son emplacement. Sous un bel ormeau ou à l’ombre d’un frêne aux denses ramures, nous dégustions tranquillement le fruit de nos efforts. Il arrivait qu’on nous dénonçât aux propriétaires des vergers ; alors, nous évitions cette route pendant quelques jours, histoire de nous faire oublier. On prenait plutôt le chemin de la crête d’Ighil n’Sebt qui passe par l’hôtel Djurdjura et redescend vers le CEM.

Kamal Amzal, dit Madjid, fait partie de ces élèves élite de la classe et du collège. Il lisait des livres en arabe et français pris à la bibliothèque de l’établissement. Celle-ci était bien garnie par des collections de Victor Hugo, Zola, Taha Hussein, Les Mille et une nuits,…Nous étions suspendus aux lèvres d’un professeur d’arabe qui nous lisait à haute voix chaque samedi matin- c’était le début de week-end à l’époque- des extraits de ‘’Paul et Virginie’’, un roman de Bernardin de Saint-Pierre dans la traduction d’El Manfalouti. Nous en attendions la suite avec une impatience et un enthousiasme démesurés. La fin tragique des héros de l’histoire nous fit plonger dans une tristesse et une mélancolie inouïe. Le désir de relire le livre et de l’avoir dans ma bibliothèque fut si intense que j’ai tout fait pour obtenir le titre et l’auteur de l’ouvrage auprès de notre professeur. Mon père me l’envoya alors de France, et j’en ai fait profiter Madjid qui voulait le lire à tout prix. A partir de la classe de 5e, nous partagions la lecture d’Algérie Actualité et particulièrement sa 24e page animée par Fazia Hacène et les dessins de Slim. Un peu plus tard, nous devîmes les inconditionnels du Monde et du Figaro, journaux qui se vendaient à 3 dinars. Madjid s’intéressa très tôt à Tifinagh. Il en maîtrisait la géométrie et les contours malgré la clandestinité dont était frappé tout symbole de l’amazighité. En effet, pour un signe Z en berbère ou des initiales de la JSK dans cette langue aperçus par les gendarmes, nous étions persécutés et pourchassés. Ironie du sort, l’ancien siège de la gendarmerie nationale de Aïn El Hammam s’est transformé presque trente ans après, en centre culturel portant le nom de Matoub Lounès !

La pépinière du lycée Ben Boulaïd

Madjid lisait presque avec la même passion Taha Hussein, El Manfalouti, Balzac et Stendal. Il était un bon vivant, aimant les parties de football, les blagues, les fêtes de village et particulièrement le t’bel qui égaye cette partie de la Haute Kabylie pendant la fête de l’Achoura. A l’occasion de cette fête religieuse, nous nous rendions aussi bien à Cheikh Arab, un mausolée de Taourirt-Amrane, qu’à Jeddi Menguellet, un autre mausolée de l’aârch n’Ath Menguellat qui attirait des milliers de pèlerins pendant trois à quatre jours. L’occasion de l’Achoura fait sortir les filles kabyles de chez elles. Dans des robes traditionnelles, elles emplissent les rues et venelles d’une ambiance et d’une joie flamboyantes. Eclats de rires, marche gracieuse, vêtements bariolés, elles ne peuvent laisser indifférents les jeunes garçons qui font le guet sur un talus, derrière un arbre ou derrière une foule compacte distraite par les rythmes effrénés du tambour et les pas saccadés des danseurs. Madjid me fit cette remarque un jour : « On dirait une parade nuptiale ! ». Loin d’être un dragueur trivial, il était plutôt un dandy, mieux, un artiste à sa façon. Parvenus au cycle du lycée, notre amitié se renforçait par ce côté ‘’intellectuel’’ qui fait que l’un résume à l’autre le livre qu’il a lu, l’article du journal qui l’a frappé…Il faut dire que le lycée Mostefa Ben Boulaïd de Aïn El Hammam, inauguré par Boumediene en 1976, était un fleuron de l’Education nationale, aussi bien par les enseignants qui y exerçaient (le Tunisien Nefzaoui, les Français Kouty et Godasse, les Algériens Kamoum Malek, Boukersi, Alilèche Md Chérif) que par les élèves qui ont acquis déjà une bonne base au collège.

L’actualité de l’époque tournait autour du président américain, l’ultra-républicain Ronald Reagan, l’invasion des îles Malouines par l’armée britannique et la guerre anglo-argentine qui s’ensuivit, la grève de la faim des Indépendantistes irlandais et à leur tête Boby Sands qui succomba après 64 jours d’inanition dans l’indifférence la plus cynique de la Dame de fer, Margaret Tatcher, Premier ministre britannique. Après la crise du Sahara Occidental, l’Algérie s’approchait de la fin de règne de Boumediene avec la montée en puissance du courant panarabiste (Mohamed Salah Yahiaoui) qui a pu imposer le week-end religieux (jeudi-vendredi). Tous ces sujets étaient le pain quotidien de Kamal Amzal avec ses copains et amis. Il en discutait avec force détails en comparant ce qu’en disaient les différents journaux et les stations de radio de l’époque. Aucun thème ne lui était étranger. C’était aussi le sommet de la chanson kabyle. Nous fredonnions les nouveaux airs de Ferhat Imazighen Imula, Ayagu d’Aït Menguellet, les premières chansons de Malika Domrane et les explosives tirades de la nouvelle étoile montante de la chanson kabyle, Matoub Lounès. L’actualité nationale qui touchait de près Madjid était l’orientation scolaire dont il avait bénéficié en septembre 1978. en effet, il était orienté vers le filière ‘’Lettres bilingues’’ créée par le ministre de l’Éducation de l’époque, Mostefa Lacheraf. C’était une mini-révolution qui remplit de joie tous les élèves un tantinet enclins aux Belles Lettres. C’était aussi une première tentative d’endiguer l’arabisation tous azimuts instaurée par le courant baâthiste. Madjid se retrouvera ainsi dans son élément. Orienté vers la filière ‘’Sciences transitoires’’, j’eus un pincement au cœur et un infini regret de ne pas pouvoir être dans la même branche que Madjid, d’autant que j’avais des prédispositions avérées pour les lettres.

J’en fait part au proviseur du lycée, Ahcène Kacher, un homme pondéré et avisé qui me déconseilla fortement de suivre Lettres bilingues, parce qu’il subodorait déjà des coups fourrés politiques qui allaient faire capoter cette innovation. Une année après, les appréhensions de M. Kacher seront confirmées. Les Lettres bilingues furent supprimées et les élèves de cette spécialités ont été ‘’récupérés’’ dans les Lettres arabisées. Le ministre de l’Education, Lacheraf, se retrouvera ambassadeur à Mexico. Malgré ce revers imposé par le courant baâthiste, qui a vu émerger Kharroubi, Yahiaoui, Naït Belkacem, Madjid n’a pas perdu espoir. Pour lui, c’est l’occasion de redoubler d’effort et d’imagination pour s’armer de savoir et de science quitte à le faire en autodidacte, phénomène qui était très répandu à l’époque. On se procurait des livres interdits par la censure, on photocopiait des sujets de bac français, y compris ceux de philosophie que Le Monde de l’Éducation publiait chaque mois de juillet. De même les ABC du bac et les manuels Vuibert étaient notre pain quotidien. Puis vint le Printemps berbère. Nous étions trop jeunes pour faire les meneurs d’hommes pendant ces longues semaines de grèves et de manifestation. Mais nous avions participé à toutes les manifestations ; celle qui a réduit en bris le cinéma de la ville de Aïn el Hammam et en cendres le siège de la daïra, comme celle, pacifique, organisée en direction de la ville de Larbaâ Nath Irathen. Au bout de 16 km de marche, éreintés, mais oubliant la faim et la soif, nous fûmes accueillis par les forces anti-émeutes et nous rebroussâmes chemin dans la débandade. Il faisait déjà nuit quand, épuisés et recherchés par nos familles, nous rentrions à Michelet. J’ai perdu de vue Kamal Amzal depuis l’examen du bac (juin 1981) après sept années de solide amitié de bonne compagnie et de complicité intellectuelle. Un an et demi plus tard, le 3 novembre 1982, alors que j’étais à Mostaganem pour des études d’agronomie, j’appris par El Moudjahid la mort d’un étudiant à Ben Aknoun dont le nom était Amzal Kamal, et cela  » suite à des échauffourées » Ddounit tezzi yissi ! (Parole de Matoub).

A-N. M.

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