Témoignages

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Hocine Aït Ahmed :

Appel à la répression, appel au meurtre

Âgé de 19 ans en 1945, Aït Ahmed était un militant actif du PPA. Dans son livre Mémoire d’un combattant (1983), il écrit à propos de ces graves événements :

« Il ne faut se demander comment ces événements de mai 1945 ont pu se produire, mais, au contraire, comment auraient-pu ne pas se produire. Ils avaient été précédés, dès le lendemain du congrès des AML d’une campagne d’hystérie totalitaire, d’appel à la répression prenant l’appel d’appel au meurtre. Mais, aussi bien cette guerre politique et psychologique n’était-elle pas neuve, elle n’a jamais cessé depuis les débuts de la domination coloniale, depuis 1830. répression et opérations militaires alternaient avec les campagnes de propagande, mais le but demeurait toujours le même : la soumission des indigènes.

En Avril 1945, la victoire des Alliés sur le nazisme et le fascisme n’était plus qu’une question de jours, mais nous avions le sentiment d’être piégés et encerclés par la guerre. Le parti préparait fiévreusement les manifestations du 1er mai. La fête du travail pouvait être l’occasion historique de réaffirmer, à côté des revendications économiques, l’aspiration nationaliste.

Nous autres lycéens, nous souhaitions participer au défilé pacifique dans les rues d’Alger. Nous en fîmes part à Ouali Bennaï qui nous en dissuada, préférant nous garder en ‘’réserve’’.

Il y eu des manifestations dans la plupart des grandes villes. À Alger, elles revêtirent un caractère massif : deux cortèges, l’un partant de Belcourt et l’autre de la Casbah, doivent converger vers la grande poste et le Palais du gouvernement, c’est-à-dire le cœur administratif de la capitale. Répondant à l’appel pacifique du parti, Alger des profondeurs se leva comme un seul homme la police intervient pour empêcher vigoureusement la jonction des deux cortèges. Débordées par les travailleurs, les forces de l’ordre tirèrent. On devait relever sept morts et des dizaines de blessés. Le soir même dans la cour de Ben Aknoun, Ouali, qui avait l’arcade sourcilière fendue d’un coup de crosse, vint nous faire le récit de cette journée. Il était à la tête de la manifestation rue d’Isly, déployant avec ses camarades une large banderole portant les mots ‘’Paix et liberté’’. Ouali avait ramassé les corps des militants abattus, notamment le jeune Ghozali Belhaffaf et Mohamed Ziar (…)

Une semaine plus tard, le 8 mai 1945, le jour même de la Victoire, l’Algérie allait connaître ce que j’appellerai l’insurrection de 1871 à rebours. Une vraie guerre s’abat sur la population des Babors. À Kherrata et près de Sétif, des villages entiers sont rasés par l’aviation et la marine. De nombreuses villes du Constantinois, notamment à Guelma et Héliopolis, les forces militaires et les milices conjuguent leurs efforts dans une vaste et impitoyable chasse au faciès. Armés par les Français pour leur prêter main forte, prisonniers de guerre italiens et allemands internés dans la région retrouvent leur emploi, tuent femmes et enfants à la baïonnette, prennent leur revanche sur les tirailleurs algériens qui les avaient délogés de Cassino. On opère des milliers d’arrestations à travers tout le pays, en commençant évidemment par les leaders : Ferhat Abbas et le cheikh Bachir El Ibrahimi sont jetés en prison. Messali, lui, avait déjà été déporté en Afrique équatoriale à la fin avril.

Mouloud Mammeri :

« Cela ne pouvait pas rater »

Mammeri était mobilisé sur le front de la Seconde guerre mondiale. Le 8 mai 1945, il voyait s’approcher la ‘’quille’’. Dans son long entretien avec Tahar Djaout (Laphomic, 1987), il raconte :

Je suis né à la fin d’une guerre mondiale…la première du genre…qui devait être la dernière. Quand la seconde est arrivé…20 ans après, comme dans les romans, j’étais juste en âge d’y prendre part. Pendant quatre ans, j’ai bourlingué dans quelques coins d’Afrique et d’Europe ou des hommes tuaient ou mouraient pour des causes apparemment aussi saintes…et évidentes d’un côté que de l’autre.

En ce qui me concerne, la cause pour laquelle j’étais censé me battre, même si le choix n’avait pas été mieux dès le départ, était dans l’abstrait très claire. D’un côté la liberté la démocratie…de l’autre, le totalitarisme, l’oppression. Quelques jours avant ma démobilisation, nous étions en Allemagne. Je voyais les officiers français conciliabuler et se taire dès que j’approchais. Quelques jours plus tard, j’apprenais que le 8 mai du côté de Kherrata, Sétif…Le 8 mai, c’était le jour même de la victoire, la victoire de ceux qui défendaient la liberté la démocratie, etc. Cela voulait dire que le Deuxième guerre mondiale risquait fort de n’être pas la dernière elle non plus. Cela ne pouvait pas rater. Il a fallu moins de 10 ans cette fois. En novembre 1954, j’avais trente-sept ans.

Kateb Yacine :

« Devant la mort, on se comprend, on se parle plus et mieux »

Interne au lycée de Sétif, Kateb Yacine verra son destin se transformer par cette journée du 8 mai 1945. Il écrit dans sa présentation du recueil de poèmes ‘’Soliloques’’ (Bouchène-1991) :

« Ce jour-là c’était la fête, la victoire contre le nazisme. On a entendu sonner les cloches, et les internes étaient autorisés à sortir. Il était à peu près dix heures du matin. Tout à coup, j’ai vu arriver au centre de la ville un immense cortège. C’était mardi, jour de marché il y avait beaucoup de monde, et même des paysans qui défilaient avec leurs vaches. A la tête du cortège, il y avait des scouts et des camarades du collège qui m’ont fait signe, et je les ai rejoints, sans savoir ce que je faisais. Immédiatement, ce fut la fusillade, suivie d’une cohue extraordinaire, la foule refluant et cherchant le salut dans la fuite. Une petite fille fut écrasée dans la panique. Ne sachant où aller, je suis entrée chez un libraire. Je l’ai trouvé gisant dans une mare de sang. Un ami de mon père qui passait par là me fit entrer dans un hôtel plein d’officiers qui déversaient des flots de propos racistes. Il y avait là mon professeur de dessin, une vieille demoiselle assez gentille, mais comme je chahutais dans sa classe, ayant parlé une fois de faire la révolution comme les Français en 1789, elle me cria :’’Eh bien, Kateb, la voilà votre révolution ; alors, vous êtes content ? ».

Kateb décida alors de quitter le lycée et d’aller rejoindre son père gravement malade à Bougâa. Il sera arrêté le 13 mai au matin par des inspecteurs et conduit vers la prison de la gendarmerie. C’est là qu’il fera une intime connaissance, dit-il, avec les gens du peuple. « Devant la mort, on se comprend, on se parle plus et mieux », ajoute-t-il.

Transféré à la prison de Sétif, puis dans un camp de concentration entouré de barbelés, il y restera plusieurs mois. Après sa libération, il tombera dans un état d’abattement. Exclu officiellement du lycée, le jeune Kateb aura à faire face à un autre destin : sa mère perd la raison et son père tombe gravement malade.

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